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Emboîtant le pas aux opinons publiques, les grandes entreprises se sont saisies de l’enjeu du dérèglement climatique. Pas une, aujourd’hui, ne fait l’économie d’une direction du développement durable. Chacune peut, de mieux en mieux, témoigner de ses engagements. Mais l’entreprise est encore loin de prendre à bras le corps toute sa part de responsabilité.
Les dérèglements structurels auxquels elle contribue sont pourtant multiples : réchauffement climatique (mais les notions de préjudice écologique ou de fiscalité écologique sont combattues par une part du monde économique) ; accroissement continu des écarts de rémunérations ; stratégie d’évitement de la juste contribution aux finances publiques des États... Ces inégalités structurelles ne peuvent trouver de solution sans un engagement massif, réel et sérieux des grandes entreprises.
C’est ainsi qu’en 2017, le Forum de Davos mentionnait la « réforme du capitalisme de marché » et la « reconstruction du sentiment communautaire » comme deux des cinq attentes marquantes de son étude mondiale sur les « Global Risks »1. Des attentes qui concernent, d’abord, les grandes entreprises.
Outre la rentabilité, il faut désormais prendre en compte, avec la même force, toutes les dimensions par lesquelles la grande entreprise est acteur du milieu dans lequel elle opère. L’enjeu n’est pas de substituer le rôle de l’entreprise à celui de l’État, mais de trouver un nouvel équilibre de gouvernance, une gouvernance plurielle, afin de prendre à bras le corps la correction des déséquilibres sociétaux et climatiques, sans que cet impératif soit subordonné à la maximisation du profit.
Pour que les grandes entreprises intègrent une responsabilité élargie aux inégalités structurelles et aux enjeux climatiques, une première étape serait la transformation en profondeur des cultures managériales vers davantage de collégialité. Et dans cette évolution des cultures d’entreprise, les ressources humaines ont un rôle à jouer, une autorité à exercer, bien au-delà de leur rôle traditionnel d’accompagnement du PDG, afin de permettre une certaine décentralisation de la prise de décision.
C’est au cours du XXe siècle que s’imposent, progressivement, les idées d’organisation du travail et de salariat. Se met alors en place une architecture de règles aboutissant au principe d’une subordination librement consentie, par contrat, en échange d’un travail et d’une rémunération, dans le but de faciliter la construction d’organisations efficaces et dirigées par une gouvernance centrale. L’idée implicite est bien que c’est la qualité de l’organisation industrielle qui conditionne la création de valeur.
À l’évidence, l’entreprise a bien changé. L’innovation technologique, l’individualisation du marketing, la réputation éthique sont devenues les véritables leviers de la performance moderne. Dans le même temps, l’efficacité de la production et de l’organisation est devenue un enjeu secondaire, facilement disponible dans les ateliers du monde entier. Les modèles économiques deviennent plus complexes. Ils ont besoin d’organisations matricielles.
On constate, au quotidien, une incohérence entre la nature du travail demandé aux plus jeunes générations dans l’entreprise et l’encadrement dont elles font l’objet. On leur demande d’être pleinement de leur génération : des « digital natives » à l’aise avec l’informatique, le traitement des données, la culture décentralisée des réseaux sociaux. On leur demande d’être agiles, capables d’adapter l’organisation de leur travail dans des environnements instables où les décisions changent souvent, où les lois varient d’une année sur l’autre, où l’innovation des concurrents fuse de toute part, etc.
Mais on les dépossède des moyens réels d’adapter leur travail : on leur impose un reporting permanent et envahissant, de multiples signataires sur les ordres d’achats, des seuils de délégation très bas, des vérifications préalables de contrats par le service juridique, un service achat seul habilité à négocier les tarifs et conditions de paiement. Parfois, on leur impose même tel fournisseur…
Ces contraintes, bien sûr, ne sont pas toujours dénuées de sens. Elles font souvent suite à de grands scandales, comme l’affaire Enron en 2001 ou la faillite de Lehman Brothers en 2008. Mais elles n’ont pas été pensées dans les effets qu’elles ont sur l’organisation du travail. Et la contradiction est profonde entre l’agilité demandée en permanence aux équipes et la rigidité vécue des contraintes du travail moderne.
Le démembrement de la valeur est un sujet peu abordé, mais aux effets pervers. Cette démarche de contrôle de gestion des très grandes entreprises vise à doter d’indicateurs de performance toute activité significative. Ce qui crée des centres de services partagés très spécialisés (achats centraux, département fiscal, regroupement des services juridiques, des comptabilités ou des informatiques centralisées), fournissant leurs services au reste de la société (parfois en prélude à leur externalisation), devenant le passage obligé des procédures de validation. C’est ainsi aussi qu’un directeur d’usine perd, petit à petit, tout ce qui faisait qu’il était chef d’entreprise. Il devient un simple responsable de production, où les méthodes, la qualité, les achats et l’essentiel des relations sociales ont été délégués à d’autres services centraux.
Cette tendance, qui peut être rationnelle au plan économique (ce qui mériterait une discussion), n’est pas sans conséquences sur l’organisation du travail. Il y a là une cause essentielle de la perte de vision globale par les collaborateurs, focalisés en permanence sur leur spectre ultra spécialisé et obligés d’avoir recours à ces départements centraux pour de multiples validations. Quand une activité est qualifiée « d’expertise », c’est-à-dire « non stratégique », elle est regroupée au sein de ces pôles spécialisés, voire externalisée. Le démembrement de la valeur est suivi d’une perte de capacité critique et d’une adhésion fragilisée au projet global de l’entreprise. Une partie de la souffrance au travail est liée à la perte de sens qui en résulte.
Il n’y a pas de moyen technique de lutter contre ce démembrement. Cela devrait être une des missions des RH de le penser, non seulement en termes d’efficacité économique, mais aussi quant à son impact sur l’engagement des collaborateurs. Et a minima, d’accompagner de tels choix. Or cette perspective est souvent absente de la décision.
Alors que c’est un sujet essentiel de la qualité de vie au travail, la fonction RH est peu présente sur les questions d’organisation.
Qu’il s’agisse de décentraliser la décision, de penser l’équilibre entre reporting et agilité, ou d’intervenir sérieusement dans le démembrement de la valeur, les RH sont-elles au rendez-vous ? Alors que c’est un sujet essentiel de la qualité de vie au travail, de la motivation, de la performance, la fonction RH est finalement peu présente sur les questions d’organisation. Les responsables informatiques et de finances ont préempté ce rôle. Ce sont les fonctions de contrôle de gestion ou d’audit qui réalisent les études et orientent les choix de la direction générale, selon leurs propres critères.
Les RH souffrent, parfois, d’un déficit de légitimité sur les sujets techniques et financiers. Souvent de culture littéraire, leur propension à manipuler des données en informatique est parfois insuffisante. Mais la « com RH », la gestion des carrières, le repérage des talents ne sauraient suffire à réinsuffler sens et confiance, s’il n’y a pas, par ailleurs, une véritable prise en main sérieuse des contradictions de l’organisation.
Faire évoluer la culture de nos grandes entreprises suppose de s’interroger sur la force du lien de subordination du DRH au PDG. Comment le DRH pourrait-il engager les collaborateurs dans une décentralisation de la décision sans cadre juridique clair ? Comment définir ce qui relève d’une responsabilité citoyenne du DRH et, en ce sens, échappe à l’arbitrage du PDG ? La réponse existe peut-être déjà à travers les représentants du personnel : soumis au lien de subordination dans le cadre de leur contrat de travail, ils sont protégés, en partie, par le droit du travail dans l’exercice de leurs mandats syndicaux.
Pourquoi ne pas imaginer, sur le même modèle, que la loi assigne au DRH des missions d’intérêt général d’appréciation large, complexes, peu quantitatives et nécessitant une réelle expertise ? Par exemple, que l’entreprise réduise ses émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre. Qu’elle soit représentative de la diversité sociale de son bassin d’emploi. Ou qu’elle participe à la charge collective que constitue le sous-emploi, quand il est malmené par des investissements de productivité menés sans considération pour l’emploi. La poursuite de ces missions d’intérêt général n’étant exigible que si l’entreprise a, par ailleurs, une rentabilité comprise entre des seuils donnés.
La loi pourrait certes viser l’entreprise elle-même et non donner une mission spécifique au DRH. Mais dans bien des domaines, la loi est malhabile à préserver l’intérêt général. En témoignent les questions fiscales, où il est aisé pour une grande entreprise de mettre en place des schémas permettant via les prix de transfert, de moins fiscaliser une partie de son bénéfice. Ce n’est pas tant la loi que les pratiques qu’il faut encadrer. Et une façon de le faire pourrait-être d’assigner, par la loi, une mission d’intérêt général au directeur fiscal2 (la contribution équilibrée aux finances publiques) et au DRH. Une protection adaptée de leur statut de salariés, leur permettrait de remplir cette mission en les préservant de la pression de rentabilité habituelle.
Pour innovante qu’elle soit, cette proposition rejoint, paradoxalement, des préoccupations d’une partie des actionnaires, qui s’alarment du faible engagement des entreprises sur leur création de valeur dans le long terme. Ainsi, début 2016, Larry Fink, PDG de BlackRock, premier fonds d’investissement mondial gérant 4600 milliards de dollars investis dans les plus grandes sociétés mondiales, a écrit aux dirigeants de ces compagnies en dénonçant une « hystérie » de la culture des résultats trimestriels, en « contradiction avec l’approche de long terme dont nous avons besoin »3. Et de souligner combien la distribution des profits aux actionnaires est excessive dans la mesure où elle se fait au détriment de la création de valeur dans le long terme.
Le souci de Larry Fink n’est pas de desserrer une quelconque pression actionnariale sur les entreprises, bien au contraire ! Mais de les inciter à se préoccuper davantage du long terme, de la façon dont elles vont faire face aux ruptures technologiques ou au changement climatique : « les questions environnementales, sociales ou de gouvernance – du réchauffement climatique à la diversité des conseils d’administration – ont un impact financier réel et quantifiable ».
Les grandes entreprises ont, aujourd’hui, pleinement intégré la gestion de leur réputation en matière de responsabilité sociale et environnementale, vis-à-vis de leurs clients, collaborateurs et parfois actionnaires. C’est un pas qu’il faut saluer, par rapport à une attitude fréquente de déni, et qui marque la reconnaissance que les enjeux climatiques et sociétaux sont l’affaire de tous. Mais la gestion de la réputation ne saurait suffire. Les grandes entreprises doivent, désormais, jouer un rôle au-delà du seul intérêt actionnarial. Cela suppose une profonde évolution dans leur gouvernance. Car la maximisation de la rentabilité entre vite en contradiction avec la crédibilité des efforts sociétaux. Il faudra donc choisir. Articuler intelligemment les rôles des uns et des autres, accepter que les buts poursuivis doivent être mieux distingués. Et faire évoluer le centralisme de la décision.
1 The Global Risks Report 2017, World Economic Forum.
2 À ce sujet, lire l’entretien que nous a accordé Hervé Singer dans le n° 341 de la Revue Projet, en 2014, sur l’optimisation fiscale [NDLR].
3 Stéphane Lauer, « Le patron du plus gros gestionnaire d’actifs au monde dénonce le diktat du court terme », lemonde.fr>, 3 février 2016.