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Le dérèglement climatique est un phénomène malheureusement bien établi. Ses conséquences, bien documentées, sont potentiellement dévastatrices. Nous en connaissons la cause principale : les émissions humaines de gaz à effet de serre (GES). Au rythme actuel, la hausse de la température moyenne planétaire pourrait atteindre de 3 à 6°C par rapport à la température préindustrielle. Lors de la dernière glaciation, la température moyenne de l’atmosphère terrestre était inférieure à la température actuelle de 5°C environ. Or « un monde à 4°C n’est plus assurable », selon la formule d’Henri de Castries, alors président d’Axa. Les risques, en effet, deviendraient tellement nombreux, amples et certains que les assurances ne pourront plus les assumer ; les États, eux-mêmes, seront dépassés. Dès lors, des milliards de personnes se trouveront dans une misère accrue et ingérable.
Pour éviter de faire subir en cent ans à notre planète l’équivalent d’un changement d’ère climatique et limiter la hausse à 2°C, conformément à l’accord de Paris, il faut faire descendre, rapidement, les émissions mondiales de GES pour atteindre la neutralité carbone1 avant la fin du siècle. C’est ce qu’on peut appeler une « trajectoire 2°C ». Le défi est colossal, tant par l’ampleur des actions à entreprendre que par leur vitesse d’exécution.
On connaît, dans ses grandes lignes2, le chemin pour y parvenir. Il suppose un effort drastique d’économie d’énergie, qui représente la moitié des émissions évitées à terme, ainsi qu’une décarbonation de la production d’électricité, une électrification croissante des usages et une restauration des puits de carbone naturels que sont les forêts et la biomasse. Cette trajectoire 2°C présente de nombreux avantages sur d’autres fronts, notamment sanitaires, en réduisant les pollutions atmosphériques. Elle conduit à inventer une nouvelle forme de développement économique, nécessaire pour les plus pauvres sur cette planète, alors que l’inaction, au contraire, provoquera de graves difficultés.
Que peuvent et doivent faire les entreprises ? Tout d’abord, ne pas céder à une double tentation. Celle du mensonge et de la désinformation. Car il est bien établi maintenant que des coalitions de grandes entreprises ont financé des thinktanks visant à propager le doute et la confusion sur cette question3. Sans oublier le greenwashing et plus généralement le déni : « Le problème va se régler grâce à la science et la technique ». C’est à juste titre que le pape François dénonce les discours lénifiants et les faux-semblants : « Beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes » (Laudato si’, §26).
Ensuite, s’attaquer au défi posé. Si l’on a pris conscience de manière sincère de l’enjeu, quelle est la première chose à faire ? Apprécier son impact sur le changement climatique, en évaluant son bilan carbone, c’est-à-dire les émissions de GES induites par son activité, directement ou indirectement. On peut alors entreprendre des actions visant à réduire cet impact. À l’évidence néanmoins, ces actions sont, à ce jour, souvent limitées, en l’absence d’un « prix au carbone » suffisant ou de contraintes juridiques. Dans le cadre économique actuel, les entreprises n’ont, en effet, pas vocation à « sauver le monde » ; elles ne peuvent distraire des ressources sans rapport avec leur objet social et doivent rentabiliser leurs investissements. Pour qu’elles passent à la vitesse supérieure, il est indispensable que, parallèlement, les gouvernements adoptent des politiques et des mesures adaptées, normes et interdictions, taxes et quotas de CO24. Aujourd’hui, une quarantaine de pays ont installé une taxe carbone et/ou un marché de quotas. Les prix atteints varient5 entre quelques euros la tonne de CO2 et plus de 100 (pour la Suède). En France, la contribution climat-énergie, qui s’applique sur les carburants et les combustibles (mais pas sur l’électricité soumise au marché de quotas, et avec des exemptions), est de 30,5€ en 2017 et doit croître à 56€ en 2020 et au-delà6 de 100€ en 2030. Le marché européen de quotas de CO2 est, en revanche, très inefficace avec un prix de l’ordre de 5€, bien insuffisant pour « faire bouger les lignes7 ».
Dans le cadre économique actuel, les entreprises n’ont pas vocation à « sauver le monde ».
Chaque entreprise, ayant réalisé son bilan carbone, sait quels sont les postes les plus importants à attaquer. Les actions visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre sont très variées et dépendent des secteurs. Dans le domaine agricole, par exemple, il s’agit de réduire les émissions de protoxyde d’azote (liées à l’épandage de nitrates), celles de méthane (liées à la digestion des ruminants) et les intrants. Les viticulteurs doivent chercher à réduire le poids des bouteilles, le verre étant un matériau énergivore et lourd à transporter. Les entreprises peuvent mener des actions pour limiter les déplacements, aider leurs collaborateurs à le faire ou à utiliser des moyens « doux » (la marche et les deux-roues), optimiser leur fret (par exemple, en densifiant et en massifiant le transport des colis). Elles peuvent lancer des programmes de pilotage et d’économie d’énergie pour les bâtiments qu’elles utilisent. Un producteur d’électricité doit se passer d’énergies fossiles. La grande distribution doit, maintenant, viser à se passer des HFC, fluides frigorigènes (l’accord de Kigali8, signé fin 2016, en restreint très fortement l’usage à terme).
C’est surtout du côté des PME que se situe aujourd’hui l’enjeu majeur.
Ce mouvement est lancé dans le monde des grandes entreprises, lesquelles s’engagent sur des objectifs chiffrés et datés. Il s’amplifie et se précise grâce au déploiement de méthodologies leur permettant d’évaluer dans quelle mesure elles sont « alignées » sur une trajectoire 2°C et de définir des orientations cohérentes. Si cette dynamique reste encore insuffisante et doit être accélérée, c’est surtout du côté des PME que se situe aujourd’hui l’enjeu majeur. Leur horizon de décision est, en général, plus court et leurs contraintes de trésorerie beaucoup plus prégnantes. Nombre de chefs d’entreprise voient les questions d’environnement comme des sources de contraintes administratives ou de dépenses inutiles. Il appartient alors aux grandes entreprises et aux gouvernements de les « emmener dans la danse ».
Un deuxième volet consiste, pour les entreprises, à concevoir et à développer des solutions au problème climatique. Elles y ont été encouragées – et à s’engager pour limiter les émissions – par la mise en scène médiatique d’un « agenda des solutions » à la Cop21 et à la plate-forme Nazca9. Aujourd’hui, plus de 2 000 entreprises, de 145 pays et représentant un chiffre d’affaires de 37 000 milliards de dollars, ont pris des engagements pour le climat. Certaines participent à la Carbon Pricing Leadership Coalition, emmenée par la Banque mondiale10, qui vise à généraliser la tarification du carbone – ce qui faciliterait la vente de leurs solutions. Elles intègrent, progressivement, dans leur raisonnement d’investissement ou de recherche et développement, un prix du carbone interne. De plus en plus d’entre elles perçoivent que de nouveaux marchés s’ouvrent et qu’il faut proposer des produits et des services visant à réduire la consommation d’énergie ou les émissions de GES. L’efficacité énergétique, en particulier, concerne tous les secteurs d’activité. L’argumentaire commercial est facilité par le fait que l’énergie a un coût, qu’un investissement permet d’économiser. En outre, ce prix de l’énergie, qui suit globalement celui du pétrole, est de plus en plus volatil. Le remplacement d’un flux d’énergie, au coût erratique, par un coût en capital, dont l’amortissement est déterminé, est un argument de gestion qui peut porter.
Les nouveaux produits et services concernent aussi la réduction des GES, la « décarbonation » des activités des clients. Il peut s’agir, par exemple, de l’offre de voitures électriques pour les pays où l’électricité est bas-carbone. De la valorisation des déchets pour éviter que le méthane des déchets animaux ou végétaux s’échappe dans l’atmosphère. Dans le domaine alimentaire, on voit l’accroissement de l’offre d’une alimentation végétarienne. Dans celui de la production d’énergie, les renouvelables séduisent les investisseurs.
L’atténuation opérationnelle des émissions et la promotion de solutions suscitent un intérêt réel des dirigeants (du moins dans les grandes entreprises), même s’il est encore trop peu généralisé. Mais il reste un troisième domaine d’action bien plus déterminant. L’immense majorité des dirigeants d’entreprises n’imaginent pas encore qu’ils puissent et doivent remettre en cause en profondeur le « business model » de leur entreprise, pour limiter son impact climatique. Les producteurs de pétrole et, plus généralement, d’énergies fossiles doivent accélérer leur reconversion vers des énergies décarbonées et des « services énergétiques » (visant à réduire la consommation d’énergie de leurs clients). Le charbon doit être pratiquement abandonné pour la production électrique, alors qu’il en représente encore 40 %. Cela suppose de désinvestir, d’accompagner les personnes concernées et de réinvestir massivement dans d’autres technologies. Mais c’est aussi une question majeure pour une entreprise de distribution : ne doit-elle pas réduire, puis arrêter, la vente de produits à forte empreinte carbone ? Remettre même en cause les grands centres commerciaux, si dépendants des voitures pour leurs clients et qui, en outre, artificialisent souvent des terres agricoles ? L’industrie agro-alimentaire doit s’organiser pour pouvoir réduire la vente de produits laitiers qui contribuent fortement à l’émission de méthane.
Passer d’une logique d’optimisation des processus et des coûts à une remise en cause fondamentale du sens de l’entreprise, si nécessaire.
C’est le cœur du problème : nous allons devoir transformer radicalement et rapidement nos modèles d’entreprise. L’enjeu climatique est un enjeu stratégique au sens strict, une question qui peut remettre en cause l’identité de l’entreprise et ses sources de revenus. Il va falloir passer d’une logique d’optimisation des procédés, des processus et des coûts à une logique de remise en cause fondamentale du sens de l’entreprise, si nécessaire. D’ores et déjà, certaines commencent à se préoccuper du risque d’« actifs échoués » (stranded assets), des actifs qui n’ont plus de valeur car ils reposent et supposent une consommation excessive d’énergie fossile. Engie, par exemple, a dû passer d’importantes provisions, tournant ainsi la page du charbon, dont le secteur, dans son ensemble, va mal11.
Cette mutation ne peut plus attendre. Il faut insuffler une nouvelle vision, inventer de nouveaux modèles et les faire vivre. Nous avons besoin d’équipes dirigeantes visionnaires qui comprennent que la question climatique et, plus généralement, la question environnementale ne sont pas des variables d’ajustement, des sources de supplément d’âme, mais des questions vitales. C’est à raison que le pape appelle à un « changement radical à la hauteur des circonstances » (Laudato si’, §171).
Cette prise de conscience et l’émergence de ces nouveaux dirigeants peuvent être encouragées et accélérées. Les pouvoirs publics ont la responsabilité majeure de donner le cap et de créer les incitations économiques pour faciliter cette mutation. Mais aussi, dès l’école primaire, d’informer et d’éduquer les citoyens. La Cop21 a conduit tous les États à définir une « feuille de route ». De nombreux pays intègrent la question dans leurs politiques publiques. Le mouvement est, cependant, encore bien lent. Les ONG et la société civile doivent exercer leur vigilance et faire pression tant sur les États que sur les entreprises, y compris au sein des assemblées générales12. Les financeurs peuvent (et certains sont en train de le faire13) pousser les entreprises à rendre publique leur stratégie en la matière14. Ces mêmes investisseurs ou prêteurs peuvent, eux–mêmes, y être incités voire obligés par les pouvoirs publics. On peut se féliciter que le débat soit enfin situé à ce niveau. Dans un discours à la Lloyd’s en septembre 201515, Mark Carney, le président du Conseil de stabilité financière et gouverneur de la Banque centrale d’Angleterre, a durablement marqué les esprits en montrant que les risques climatiques devaient être intégrés par le monde de la finance. Dans la foulée, un groupe de travail, présidé par Michael Bloomberg, a produit un rapport très attendu16 précisant la nature des informations dont doivent disposer les acteurs financiers face à ces risques. La France a pris le leadership en créant des obligations de reporting aux investisseurs et gestionnaires d’actifs (l’article 173-VI de la loi de transition énergétique). La Commission européenne a créé une commission d’experts17 devant lui faire des recommandations en la matière, qui s’inspireront de l’expérience française en cours.
C’est à une « conversion écologique » des cœurs et des pratiques que nous sommes appelés.
La lutte contre le changement climatique et, plus généralement, la « sauvegarde de notre maison commune » ne s’accommoderont pas de « justes-milieux » qui ne font que retarder « seulement un peu l’effondrement » (§194). C’est à une « conversion écologique » des cœurs et des pratiques que nous sommes appelés. Sur ce plan, tous les leviers, tous les moyens d’action, toute la créativité humaine doivent être mobilisés en synergie. Et la part des entreprises est centrale : en mettant, dès maintenant, ces questions au centre de leur stratégie ; en exigeant, au nom même de leur responsabilité sociale et environnementale, des régulations publiques qui les aident à le faire au lieu de défendre des positions acquises et des modèles d’actions qui constituent in fine des crimes contre l’humanité. Si le pape prend soin de dire que « l’humanité possède encore la capacité de collaborer pour construire notre maison commune »(§13), c’est bien qu’il ressent l’urgence de la situation. Accélérons !
1 Situation dans laquelle les puits de carbone sont suffisants pour absorber les émissions de CO2. Aujourd’hui, les émissions sont au moins deux fois trop élevées.
2 Voir, par exemple, le rapport de la Banque mondiale, publié en mai 2015, Vers un avenir sans carbone : éliminer en trois étapes les émissions liées au développement.
3 Cf. Erik M. Conway et Naomi Oreskes, Les marchands de doute, Le Pommier, 2012. Et Stéphane Foucart, La fabrique du mensonge, Denoël, 2013.
4 Voir par exemple Patrick Criqui, Benoît Faraco et Alain Grandjean, Les États et le carbone, Puf, 2009. Cf. aussi dans ce numéro, Mireille Martini, « Prix du carbone : une opportunité pour les entreprises » [NDLR].
5 Cf. Alain Grandjean et Mireille Martini, « Signal prix carbone où en est-on ? », Futuribles n° 418, 25 avril 2017.
6 Cf. le plan climat de la France, impulsé par Nicolas Hulot et rendu public le 6 juillet 2017.
7 Cf. le rapport remis par Pascal Canfin, Alain Grandjean et Gérard Mestrallet, Propositions pour des prix du carbone alignés avec l’accord de Paris, juillet 2016.
8 Cf. Cyril Ndegeya, « Accord international à Kigali sur l’élimination de gaz HFC, très polluants pour la planète », France 24, 15 octobre 2016.
9 Voir http://climateaction.unfccc.int
10 Voir https://www.carbonpricingleadership.org/
11 Les quatre leaders américains du charbon, qui pesaient 34 milliards il y a cinq ans, ne valent plus que 150 millions de dollars aujourd’hui. Le leader Peabody a fait faillite en 2016. Voir Fannie Rascle, « La chute de Peabody, symbole de la faillite du charbon américain », Novethic, 13 avril 2016.
12 Les actionnaires d’ExxonMobil ont voté, en mai 2017, en faveur d’une proposition visant à contraindre le géant pétrolier à évaluer l’impact financier des politiques publiques sur le climat sur son activité. À ce sujet, voir « Climat : ExxonMobil contraint à la transparence par ses actionnaire s», <lemonde.fr>, 31 mai 2017.
13 Le plus connu étant Black Rock qui gère 5,1 trillions de dollars et dont le président, Larry Fink, a fait de cette question une priorité.
Ross Kerber, « Exclusive : BlackRock vows new pressure on climate, board diversity », Reuters, 13 mars 2017.
14 Sur les évolutions en cours dans le monde de la finance, voir l’article de Dominique Blanc dans ce numéro [NDLR].
15 Mark Carney, Breaking the tragedy of the horizon – climate change and financial stability, discours donné à la Lloyds à Londres, le 29 septembre 2015 et en français https://alaingrandjean.fr/2015/11/11/mettre-fin-a-la-tragedie-des-biens-lointains-changement-climatique-et-stabilite-financiere/.
16 Cf. Final Report : Recommendations of the Task Force on Climate-related Financial Disclosures, 29 juin 2017.
17 Cf. communiqué de presse de la Commission européenne, La Commission européenne nomme les membres d’un groupe d’experts à haut niveau sur la finance durable, 22 décembre 2016.