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Dossier : Mobilités en Europe : où allons-nous ?

Pour un protectionnisme européen coopératif

 © Pixabay/Hessel Visser
© Pixabay/Hessel Visser

À l’heure où la politique commerciale de l’Union européenne ne convainc plus, il est urgent, face à l’ampleur des défis climatiques, de proposer de nouvelles règles pour mettre le commerce au service de la transition écologique et sociale.


La politique commerciale extérieure de l’Union européenne (UE) fait l’objet de nombreuses réserves. En témoignent les mobilisations contre l’accord en négociation avec les États-Unis (Tafta, Transatlantic free trade agreement) et celles contre l’accord conclu avec le Canada (Ceta, Comprehensive economic and trade agreement). Le rejet est manifeste face à l’ampleur inédite de ces accords et l’extension des domaines de négociations : au-delà des droits de douane (déjà très faibles) et de l’ouverture des marchés, les discussions commerciales se concentrent désormais sur les barrières non tarifaires, à savoir les normes techniques et de protection – sanitaire, alimentaire, environnementale, sociale, etc. – appliquées de part et d’autre. Emmanuel Macron lui-même, pourtant favorable au Ceta, a appelé de ses vœux une inflexion de la politique commerciale afin de prendre en compte, notamment, ses impacts sur le climat.

Mais dans le même temps, les coups de boutoir du président des États-Unis contre toute forme de règles internationales, y compris commerciales, et sa stratégie de blocage de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) alimentent la confusion. Ce qui conforte la Commission européenne dans une stratégie de surenchère pour négocier de nouveaux accords tous azimuts afin d’approfondir les règles existantes et tend à discréditer toute réforme de la politique commerciale. Comment faire entendre, dans ce contexte, des propositions pour une refonte nécessaire des règles commerciales afin de rendre le système économique mondial compatible avec le respect des droits humains et les limites physiques de la planète ?

Une politique commerciale de l’UE obsolète

Les accords de commerce préparés par l’Union européenne sont présentés comme autant d’outils pour soutenir la croissance et l’emploi, tout en augmentant le pouvoir d’achat des consommateurs. Arguments qui ne semblent plus convaincre aussi efficacement qu’avant.

Comme le relève le rapport de la commission d’évaluation du Ceta nommée par le gouvernement français, « les bénéfices à attendre des accords de libre-échange ont, par le passé, été surestimés par leurs promoteurs, tandis que les conséquences distributives en ont été minimisées et les externalités négatives tout simplement ignorées1 ». Faute de mécanismes de redistribution, la politique commerciale promue par l’UE n’a en effet pas produit les bénéfices annoncés pour l’ensemble des citoyens. Elle a contribué à creuser les écarts entre les pays et entre les populations mobiles et sédentaires.

« Les bénéfices à attendre des accords de libre-échange ont été surestimés et les externalités négatives tout simplement ignorées »

En outre, le contenu des accords de commerce en négociation s’éloigne de plus en plus de la conception libre échangiste et multilatérale dont ils se revendiquent. La multiplication d’accords bilatéraux exacerbe les rapports de force et impose certaines règles pourtant rejetées par de nombreux États dans le cadre de l’OMC. Avec un impact marginal de plus en plus faible sur la croissance, ces accords aboutissent surtout à reconfigurer les flux commerciaux en fonction des avantages consentis, plongeant ainsi les États dans une course sans fin à la signature de nouveaux traités. Et certaines dispositions (telles que l’allongement des durées de protection des brevets ou la protection des investissements) relèvent davantage de privilèges accordés aux entreprises multinationales qui tendent à capter la politique commerciale à leurs fins pour consolider des positions dominantes que de véritables règles de libre-échange.

Enfin, malgré l’objectif affiché de promotion du développement durable, l’UE peine à prendre la mesure des ajustements nécessaires pour rendre ces accords compatibles avec la préservation des grands équilibres écosystémiques (climat, biodiversité, épuisement de ressources, etc.). Selon la Commission d’experts mandatée par le gouvernement, le Ceta apparaît par exemple incompatible avec l’Accord de Paris sur le climat. Ces accords affaiblissent les marges de manœuvre politiques des États et des collectivités locales. Les mécanismes de coopération réglementaires visent ainsi à poursuivre l’harmonisation des règles existantes et futures, en limitant au maximum leur impact sur le commerce. Et ils généralisent le recours possible à des tribunaux d’arbitrage d’investissement qui ont souvent été utilisés par les investisseurs pour contester des politiques publiques d’intérêt général démocratiquement élaborées.

L’ensemble de ces dispositions pourrait faire durablement obstacle à la mise en place de règles écologiques et sociales plus ambitieuses afin notamment de relocaliser les productions et de les inscrire dans les dynamiques propres aux écosystèmes dont il s’agit d’encourager la résilience.

Un protectionnisme coopératif est nécessaire

La préservation de la planète et la promotion de la dignité humaine imposent de revoir nos modes de production et de consommation mais aussi d’échange. Les règles commerciales internationales doivent ainsi permettre de protéger ce qui compte pour les sociétés et autoriser l’intervention des États et des collectivités locales pour piloter la transition écologique et sociale. Afin de réduire l’empreinte des activités économiques, il s’avère nécessaire de les réorganiser selon un principe de subsidiarité qui consisterait à relocaliser les activités qui peuvent l’être et à adopter des modes de production les plus sobres possible. Si ce changement de paradigme apparaît aujourd’hui de plus en plus souhaitable, notamment dans le secteur agricole (en raison des risques sanitaires associés aux techniques d’intensification agricole conventionnelles), il reste assez largement impensé dans les autres secteurs d’activité. Et il n’est de toute façon pas à l’œuvre dans la politique européenne. Un tel changement contribuerait pourtant à promouvoir l’emploi local, renforçant l’acceptabilité sociale de la transition écologique. Mais il suppose d’autoriser certaines mesures de protection fondées sur des objectifs internationalement reconnus.

Les règles commerciales internationales doivent autoriser l’intervention des États et des collectivités locales pour piloter la transition écologique et sociale.

Keynes déjà, en 1933, admettait des limites à la liberté de commercer : « Je sympathise […] avec ceux qui souhaiteraient réduire au minimum l’interdépendance entre les pays, plutôt qu’avec ceux qui souhaiteraient la porter à son maximum. Les idées, la connaissance, l’art, l’hospitalité, les voyages : ce sont là des choses qui, par nature, doivent être internationales. Mais produisons les marchandises chez nous chaque fois que c’est raisonnablement et pratiquement possible : et, surtout, faisons en sorte que la finance soit en priorité nationale2. » Un nouvel ordre économique mondial reposant sur le principe de subsidiarité a également été proposé voici plus de quinze ans par l’économiste philippin Walden Bello3, qui suggérait un modèle protectionniste coopératif, autrement dit de régulations librement consenties et coordonnées entre toutes les parties à l’échange.

Pour des partenariats de transition partagée

Une telle réforme de la politique commerciale passerait notamment par la révision du mandat de l’OMC (à qui reviendrait d’assurer cette coordination) et la suppression de la clause de la « nation la plus favorisée », qui oblige à étendre à tout partenaire les conditions commerciales les plus avantageuses concédées à un seul d’entre eux. Un groupe d’experts envisageait ainsi la possibilité de « revoir à la baisse la liberté du commerce » en insistant sur l’importance d’emprunter la voie multilatérale pour favoriser des « échanges ordonnés de restrictions aux échanges » comme « alternatives à la guerre commerciale4 » et à la loi du chacun pour soi qui a dominé depuis quelques années, notamment aux États-Unis. Pour ce faire, cette réforme doit prendre appui sur les grands instruments du droit international social, environnemental et fiscal5. Et, dans une logique coopérative, les recettes collectées à travers les droits de douane ou les mécanismes d’ajustement aux frontières pourraient être utilisées pour financer des initiatives visant à renforcer le respect de ces règles internationales dans les pays tiers, ceux en développement en particulier.

En attendant qu’une transformation de cette envergure puisse voir le jour, on pourrait d’ores et déjà réformer les accords commerciaux bilatéraux. Plutôt que de viser la libéralisation du commerce et l’abaissement des barrières tarifaires et non-tarifaires, ces accords viseraient à garantir les approvisionnements essentiels mutuels et les transferts de technologie nécessaires pour atteindre un degré plus élevé d’autonomie, encourageant ainsi la relocalisation des activités dans chacun des pays partenaires. Nombreux sont les accords en préparation. À chaque fois, l’occasion nous est donnée de poser les bases d’un commerce davantage relié aux objectifs de viabilité écologique et sociale, plus économe en ressources, et dont les volumes seraient sans doute moindres mais plus stratégiques. De tels accords pourraient devenir une composante d’un programme de « transition partagée » : les principaux partenaires commerciaux auraient avantage à négocier avec l’UE car ils obtiendraient, outre l’accès au marché européen, des transferts financiers leur permettant d’accroître leur niveau d’autonomie et de résilience.

Pour une politique commerciale renouvelée

Cependant, les obstacles à une réforme de la politique commerciale européenne ne manquent pas. Le premier d’entre eux provient des désaccords persistants entre les États membres relativement aux protections souhaitables. Les économies nationales au sein de la zone euro sont divergentes et leur taux d’ouverture peut varier du simple au triple : l’Allemagne est de ce point de vue la nation la plus extravertie, puisque le commerce extérieur représente 73 % de son PIB (contre 60 % pour la France). Friedrich Hayek avait autrefois utilisé l’argument de ces différences pour préconiser l’instauration d’un régime de libre-échange pur, qui empêcherait les États d’avoir recours à des leviers protectionnistes, étant entendu que ces politiques ne pouvaient conduire qu’au nationalisme belliqueux. L’instauration du marché unique et de la complète circulation des biens, des capitaux et des personnes ne semble pas pour autant nous prémunir contre le retour de ce même nationalisme. La mise sous tutelle, par leurs créanciers, des appareils d’État alimente un rejet de plus en plus fort de tout système contestant au politique le droit d’intervenir dans le cours de la vie économique. Les politiques de libre-échange, loin d’avoir raison du « politique », pourraient, au contraire, entraîner son retour violent, sous une forme plus ou moins totalitaire6.

L’instauration du marché unique et de la complète circulation des biens, des capitaux et des personnes ne semble pas nous prémunir contre le retour d’un nationalisme belliqueux.

Par ailleurs, on ne peut pas à la fois défendre le libre-échange, la mobilité complète des capitaux et réserver la lutte contre les inégalités (qu’ils suscitent immanquablement) aux politiques nationales de redistribution. De fait, ces politiques sont rendues impossibles à cause du défaut d’harmonisation fiscale et du corset budgétaire imposé par les traités européens. Sans « standards » uniformes dans la politique économique, seule subsiste la voie d’une coordination des systèmes de protection, garantissant le respect des préférences nationales. On peut parler des barrières commerciales comme d’autant d’« écluses » qui s’imposeraient naturellement dès lors qu’existent entre les marchés nationaux des écarts différentiels, comme s’imposent les écluses entre des plans d’eau de hauteurs diverses7.

Or la réforme de la politique commerciale exige bien entendu un accord à 27 extrêmement difficile compte tenu de ces mêmes écarts. Aux gouvernements d’Europe centrale qui veulent refonder l’Europe sur le rejet des immigrés et des minorités de toute sorte, les autres devraient répliquer en faisant de la transition écologique et sociale la grande idée européenne : porteuse à la fois d’une sorte de revalorisation du particulier (les territoires, leurs traditions qui résultent du patient maillage d’une société avec son environnement immédiat) et de l’universel, en tant que cette transition s’impose désormais, sur le plan international, comme la voie de salut d’une humanité malade de la prolifération de ses artefacts et de ses déchets.

Du rôle de la France

La France pourrait, pour ce qui la concerne, commencer par s’employer à refuser de confier à la Commission les mandats de négociation qu’elle réclame ou de ratifier le Ceta8 afin d’exiger une réforme sur les bases que nous avons indiquées. Mais la construction d’une politique commerciale au service d’une transition écologique et sociale ne mérite-t-elle pas que soient revisités traités européens et constitutions nationales, afin d’inscrire cet objectif au cœur même du fonctionnement des institutions et de leurs missions ?

Afin qu’une politique commerciale unifiée n’accroisse pas les écarts entre États mais serve de levier pour encourager les convergences, l’harmonisation des politiques fiscales et des règles du marché du travail est un prérequis. Un mécanisme visant à corriger les déséquilibres des balances commerciales (reposant par exemple sur les dévaluations compétitives au sein de la zone euro « monnaie commune »9) pourrait également figurer au rang des priorités portées par la France. À cette condition seulement, la politique commerciale européenne méritera son nom, en participant au renforcement de la cohésion de l’UE.

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1 « L’impact de l’accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé », Rapport au Premier ministre, 07/09/2017, p. 4.

2 John Maynard Keynes, « National self-sufficiency », The Yale review, vol. 22, n° 4, 1933, pp. 755-769.

3 Walden Bello, La démondialisation. Idées pour une nouvelle économie mondiale, Le serpent à plumes, 2011.

4 John Solal-Arouet et Denis Tersen, « Trump et l’avenir de la politique commerciale européenne », Politique étrangère, vol. 1, printemps 2017, pp. 85-97.

5 Les conventions de l’Organisation internationale du travail, les accords multilatéraux sur l’environnement, les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, les règles sur la transparence fiscale et la lutte contre l’érosion des assiettes fiscales, etc.

6 Cf. Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983 [1944].

7 Voir par exemple l’intervention de Hakim el Karoui, « Les avantages d’un protectionnisme européen », au colloque de la Fondation Res publica : « Crise du libre-échange mondial : comment en sortir », 27/04/2009.

8 Le Ceta est entré en vigueur de manière provisoire en septembre 2017, mais le projet de loi de ratification de l’accord sera présenté au Parlement dans le courant de l’année 2019.

9. Cf. James K. Galbraith, Stuart Holland et Yanis Varoufakis, Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro, Les petits matins, 2014.


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