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Les mobilités de main-d’œuvre au sein de l’Europe se sont intensifiées ces quinze dernières années. Elles représentent pour beaucoup une alternative au déclassement. Sans pour autant mettre réellement les citoyens européens sur un pied d’égalité.
De la formation des élites durant la Renaissance à la circulation des travailleurs dans les bassins houillers de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la mobilité intra-européenne a toujours été importante. Elle a constitué très tôt un enjeu politique. Malgré cela, les mobilités liées au travail en Europe demeurent mal connues et sujettes à de nombreux préjugés, masquant des réalités contrastées.
L’entrée dans l’Union européenne (UE) des pays d’Europe centrale et orientale, en 2004, a ouvert la voie à la libéralisation de la circulation entre l’est et l’ouest de l’Europe, symbolisant l’achèvement de la chute du Mur de Berlin. Mais déjà, les recensements nationaux de l’Europe des 15 relevaient que près de 30 millions de citoyens européens vivaient dans un autre pays que celui de leur naissance. Entre 2004 et 2014, environ sept millions d’Européens sont partis travailler dans un autre pays de l’Union, parmi lesquels près de quatre millions ont changé de résidence permanente1. Sur la même période, les mobilités de travail intra-européennes ont augmenté de 50 %, réactivant d’anciennes routes migratoires d’est en ouest et en créant de nouvelles (du sud de l’Europe vers la Scandinavie, en particulier). Les dernières estimations d’Eurostat suggèrent que 3,8 % des Européens en âge de travailler résideraient aujourd’hui dans un autre pays que celui de leur naissance.
Entre 2004 et 2014, les mobilités de travail intra-européennes ont augmenté de 50 %.
Ces mobilités sont cependant difficiles à mesurer avec les outils administratifs classiques, comme le visa ou le permis de travail. De fait, il existe une grande porosité entre les statuts : on peut passer de « travailleur communautaire » à « travailleur détaché »2 selon les contrats et les employeurs, de touriste à salarié ou étudiant au cours d’une même année. En outre, les temporalités de ces mobilités sont multiples : certains partent pour une saison, d’autres pour plusieurs années. D’autres, encore, travaillent plusieurs mois par an dans un pays, mais n’y vivent pas. Tout cela participe à l’invisibilité d’un phénomène pourtant marquant de ces quinze dernières années.
Les pays européens n’ont pas été impliqués au même degré dans l’intensification des mobilités intra-européennes. L’essentiel de la croissance de l’immigration n’en concerne que quelques-uns (Royaume-Uni, Irlande, Espagne et Italie, principalement). De même, l’émigration, très importante en Bulgarie, en Roumanie ou en Croatie, concerne bien moins les Tchèques ou les Slovènes. Au-delà de l’intensité, les types de mobilité divergent. Certains pays, comme l’Autriche, ont connu peu de migrations résidentielles, mais des mouvements transfrontaliers pendulaires importants. Jusqu’en 2011, en France et en Allemagne, on observe un recours particulièrement intensif au travail détaché. Enfin, les pays du sud de l’Europe ont suscité de nombreuses migrations saisonnières et circulaires en raison de l’importance du secteur agricole.
La forme sociale des communautés immigrées s’est trouvée affectée par cette variété des projets de mobilité et par la fluidité temporelle et spatiale au sein de l’Union européenne. Ces communautés paraissent moins nécessaires en tant que formes de reconstruction symbolique et culturelle lorsque le pays d’origine est à portée de main. Si Internet et la facilité de voyage ne changent pas fondamentalement le processus d’intégration sociale ou de formation des liens sociaux, ils remplissent le rôle de communauté imaginée que tenaient précédemment les organisations diasporiques. On note ainsi que les communautés européennes importantes, telles que les Polonais au Royaume-Uni ou les Roumains en Espagne, sont assez peu structurées aujourd’hui.
Les dynamiques migratoires témoignent tant de l’austérité que de la flexibilisation des marchés du travail locaux ; elles racontent également l’incapacité des systèmes de protection sociale à compenser ces difficultés. Partir pour l’étranger est devenu, depuis le début des années 2000, une alternative de plus en plus fréquente au déclassement, que ce soit dans le but d’attendre des jours meilleurs, de construire sa vie dans un environnement jugé plus favorable ou d’accumuler un capital pour accéder à la propriété. Ce désir de quitter le pays touche en priorité les jeunes et les chômeurs, deux catégories qui ont du mal à s’intégrer sur le marché du travail. En l’absence de revenus, il est difficile d’accéder au logement ou de fonder une famille ; les emplois à l’étranger peuvent constituer une source indispensable de capitaux pour occuper les mois sans travail entre deux contrats, faire vivre un petit commerce ou arrondir une retraite.
Ce désir de quitter le pays touche en priorité les jeunes et les chômeurs, deux catégories qui ont du mal à s’intégrer sur le marché du travail.
Pour les jeunes diplômés qui peinent à trouver un emploi correspondant à leurs compétences, un séjour à l’étranger peut représenter une étape transitoire permettant d’améliorer ses perspectives à long terme, en donnant par exemple accès à la langue anglaise dans le cas de l’Irlande et du Royaume-Uni. Outre la possibilité de gagner un salaire qui paraît souvent mirobolant, la migration est aussi un rite de passage de plus en plus valorisé, à l’image des mobilités Erasmus. « Les voyages forment la jeunesse. »
Les migrants intra-européens sont embauchés dans les secteurs qui, du fait de leur expansion, ont massivement créé des emplois, en particulier dans la période précédant la crise de 2008. Notons cependant que cela s’est parfois accompagné d’une forte déqualification du travail dans des secteurs très sensibles à la concurrence. C’est le cas de la logistique, dont le développement a suivi celui du commerce en ligne, menant à une réorganisation productive autour d’une sous-traitance en cascade. La mobilité de la main-d’œuvre est parfois partie prenante de la stratégie industrielle. L’embauche de travailleurs intra-européens se fait dans la continuité de politiques migratoires sectorielles facilitant aux travailleurs étrangers l’accès à des métiers qui peinent à recruter. C’est donc plutôt à une européanisation3 des migrations de travail que l’on a assisté.
Les autres secteurs dans lesquels les travailleurs d’Europe centrale et orientale sont insérés diffèrent peu de ceux traditionnellement occupés par les immigrants, malgré un accès théoriquement libre au marché du travail. Beaucoup sont embauchés dans la construction, l’hôtellerie, la restauration ou les services à domicile, et ce en dépit d’un niveau de diplôme parfois élevé. Cette ségrégation s’explique par l’héritage des politiques migratoires sectorielles que nous avons évoquées, mais aussi parce que ces emplois, de faible qualité, ne sont attractifs que dans une perspective de court terme. Or, bien souvent, les migrants arrivent avec un projet de quelques mois ou années, ou avec l’idée qu’il faut bien « commencer quelque part ».
Beaucoup sont embauchés dans la construction, l’hôtellerie, la restauration ou les services à domicile, malgré un niveau de diplôme parfois élevé.
Les migrants intra-européens (en particulier ceux en provenance d’Europe de l’est et du sud) constituent un groupe fortement désavantagé sur le marché du travail, souvent enfermé dans des emplois peu qualifiés. Or, il est d’autant plus difficile de trouver un emploi qualifié que l’on a enchaîné les emplois non qualifiés. De plus, le lien entre éducation et emploi s’étiole dans le contexte international : les employeurs ne connaissent pas les qualifications étrangères et le système de reconnaissance des diplômes européens reste insuffisant dans un grand nombre de cas. Les ressources et la qualité des réseaux personnels des migrants sont donc capitales pour leur insertion sur le marché du travail et révèlent de grandes inégalités. Les embauches dépendent beaucoup des réseaux de parrainage, du niveau de maîtrise des langues étrangères et de l’aisance dans les contextes internationaux, autant d’atouts acquis au cours de l’enfance dans les milieux privilégiés. Et de fortes inégalités de destin touchent les moins bien dotés, entre ceux pour qui la mobilité vient redoubler la situation de précarité qui est déjà la leur dans le pays d’origine et ceux pour qui la mobilité internationale va représenter une véritable plus-value.
Étant donné la variabilité des situations, il est difficile de savoir si la mobilité est une source d’égalité ou d’inégalité dans l’Union européenne. À regarder les chiffres, on est tenté de percevoir la mobilité intra-européenne comme un gâchis pour de nombreuses personnes, en particulier issues d’Europe de l’Est, eu égard à la déqualification constatée. De plus, la migration se fait parfois au prix d’un rejet de la part des populations locales, souvent de conditions de travail difficiles, toujours d’un éloignement de la famille. De fait, la mobilité intra-européenne représente une prise de risque pour des migrants qui ne sont pas assurés de trouver du travail et un mode de vie viable une fois de retour dans le pays d’origine. Et l’Union européenne leur offre peu de garanties formelles. Les accords entre systèmes d’assurance chômage sont complexes et limités. Si, dans le système universitaire, des crédits valident les années d’études à l’étranger, il n’existe pas de transfert automatique et homogène des années de travail effectuées dans un autre pays. Il n’existe pas non plus de marché du travail européen unifié à proprement parler où l’offre rencontrerait la demande selon des paramètres connus des acteurs en présence (tels que le prix, les qualifications, etc.).
En revanche, les mobilités intra-européennes contribuent à la redistribution des ressources sur le continent, que ce soit indirectement, via le soutien aux membres de la famille ou directement, via des investissements. Elles nourrissent aussi une économie liée aux besoins des personnes mobiles : transports bien sûr, mais aussi petits commerces ethniques, etc.
Devenus symboles d’une Union européenne de la compétition de tous contre tous, les migrants ont été désignés comme les boucs émissaires des partis anti-européens, en particulier au Royaume-Uni. Pourtant, nombre de personnes se sont installées durablement dans le pays d’accueil et souhaitent y demeurer. La migration a permis à certains de reprendre des études, à d’autres de connaître une véritable mobilité sociale ascendante, à d’autres, enfin, de faire des rencontres : les mariages transnationaux ont augmenté parallèlement à l’intensification de la mobilité intra-européenne, contribuant à la constitution d’une identité commune.
Pour que l’Europe soit réellement un espace d’opportunités et non de risques, de nombreuses sources d’inégalités doivent être taries. Il s’agirait de renforcer le statut de citoyen européen, qui apporte bien peu de droits au regard du statut de citoyen national. Les conditions d’appartenance à la communauté nationale dépendent des États membres et, bien souvent, les Européens y sont intégrés de manière très marginale. Les migrants, instrumentalisés par les populismes, paient l’ensemble de la politique économique européenne, dont le bilan de dix ans d’austérité. C’est bien la paupérisation des travailleurs et le manque de perspectives qui sont le ferment du mouvement de repli sur l’espace national. Une menace directe pour l’Union européenne.
1 Selon les rapports d’Eurostat et de l’OCDE.
2 Le statut de travailleur détaché autorise un employeur situé dans un État membre à « envoyer » un salarié dans un autre État membre, de manière temporaire, dans le but d’y fournir un service. Le salarié est soumis à certaines dispositions du droit du travail en vigueur dans le pays d’accueil (salaire minimum, durée maximale du travail, etc.) mais les cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine. Le statut de travailleur communautaire, en revanche, donne accès au marché du travail national dans le cadre du droit commun du pays d’accueil.
3 Le concept d’européanisation des migrations de travail recouvre autant leur institutionnalisation et leur mise sous un régime commun (au lieu d’une multiplicité d’accords bilatéraux) que la hausse du nombre d’Européens dans les secteurs employant beaucoup de main-d’œuvre étrangère.