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Partout, le multilatéralisme est remis en question. Mais, seul, aucun État n’est en mesure de faire face aux crises actuelles. Le Parlement européen mérite d’être protégé pour donner au projet de l’Europe une chance de se réinventer.
L’Union européenne (UE) fait face à une épreuve de vérité décisive. Fin janvier 2019, dans un manifeste paru dans plusieurs quotidiens européens1, Bernard-Henri Lévy et une trentaine d’intellectuels internationaux mettaient en garde contre la xénophobie et l’antisémitisme et appelaient à se mobiliser avant les élections européennes que l’on ne saurait « abandonner aux fossoyeurs ». Ils invitaient à reprendre « le flambeau d’une Europe qui, malgré ses manquements, ses errements et, parfois, ses lâchetés reste une deuxième patrie pour tous les hommes libres du monde ».
Que l’on partage ou non la tonalité dramatique de ce texte, il est incontestable que l’Union européenne traverse une crise qui menace son existence. Même des Européens convaincus jugent que l’avenir de l’UE est en jeu et que le danger de nouvelles guerres y est bien réel2. En Europe, l’ambiance est effectivement marquée par la peur : peur du chômage, d’une future diminution des retraites, du changement climatique, du terrorisme, des conflits aux frontières, des migrants et des réfugiés, de la perte de son identité et de sa culture. Tout ceci explique une bonne part de l’attrait exercé par les partis populistes.
Un rapide panorama social de l’Europe fait apparaître un tableau ambivalent3. En effet, 239 millions de personnes – un chiffre inégalé jusqu’ici – bénéficient d’un emploi dans l’Union. Le chômage tourne autour de 6,7 % et cinq millions de personnes sont désormais moins pauvres qu’en 2008. Cependant, 6 % de la population européenne se nourrit aux soupes populaires et la pauvreté augmente chez les chômeurs. Le constat est celui d’un sous-emploi structurel chez les personnes peu formées et d’une menace de pauvreté relative affectant 116 millions de citoyennes et citoyens de l’UE (pour la plupart, des parents isolés avec deux enfants à charge). Les conditions de l’emploi se précarisent, le nombre de travailleurs pauvres augmente et le chômage des jeunes dans les pays du sud de l’Europe demeure un scandale. Le fossé entre riches et pauvres ne cesse de se creuser.
Bien trop peu d’attention a été accordée jusqu’ici à la crise démographique. Alors qu’en 2016, 19 % de la population de l’UE était âgée de plus de 65 ans, cette classe d’âge représentera 30 % de la population en 2050: un rythme qui nous mène droit à l’effondrement des systèmes de sécurité sociale. L’immigration est devenue indispensable pour maintenir une pyramide des âges équilibrée, durable et capable d’affronter l’avenir. Mais on ne peut occulter non plus le défi que constituent les migrations de populations des pays de l’est de l’Union vers l’ouest. La Roumanie a ainsi perdu 3,2 millions d’habitants depuis 1989, la Pologne 2,5 millions.
L’immigration est devenue indispensable pour maintenir une pyramide des âges équilibrée, durable et capable d’affronter l’avenir.
Pourtant, la crise de la solidarité, conséquence de la crise migratoire, représente la plus grave menace planant sur l’Union. Elle a induit une renationalisation des politiques ainsi que la résurgence de la confrontation Est/Ouest. Or, il ne s’agit pas tant ici de quotas que de personnes et ce sont les valeurs fondamentales européennes de dignité et d’humanité qui sont en jeu. Il est important de prendre conscience des chiffres réels des migrations et de leur proportion au niveau mondial4. Si 65 millions de personnes dans le monde ont dû fuir leur patrie, 85 % d’entre eux ont migré dans les pays du Sud. Ainsi, l’Ouganda (42 millions d’habitants) a accueilli un million de réfugiés venant du Soudan du Sud. L’UE (516 millions d’habitants) s’enlise dans les disputes sur l’accueil et la répartition de 1,5 million de réfugiés.
Malgré toutes ces crises, l’Union européenne constitue une réussite unique dans l’histoire mondiale. Jamais on n’avait vu des peuples qui s’étaient combattus pendant des siècles se réconcilier et trouver la paix et l’unité. Nombreuses sont les conquêtes de l’UE considérées aujourd’hui comme allant de soi : liberté de circulation, monnaie commune, politique agricole commune – certes toujours perfectible –, programme Erasmus d’échanges internationaux d’étudiants, solidarité des États les plus forts avec les plus faibles… À titre d’exemple, le produit intérieur brut de la Pologne a été multiplié par cinq depuis trente ans.
Sans céder à un optimisme facile, on peut voir les difficultés que traverse l’Europe comme une chance. L’occasion de se rappeler l’identité dynamique de l’UE et son caractère multiculturel. L’occasion aussi de répondre à la crise migratoire par une politique d’immigration plus humaine, à la crise sociale par une solidarité nouvelle, à la crise climatique par une écologie intégrale, à la crise de sens par un nouveau récit. L’Europe saura-t-elle servir d’exemple pour une civilisation mondiale plus juste et plus durable ? C’était le souhait de Jean Monnet aux débuts de l’unification européenne : « L’Europe doit être une contribution pour un monde meilleur. »
À la veille des élections du Parlement européen, l’Union fait face à une situation paradoxale. Si 62 % des citoyens de l’UE approuvent l’appartenance de leur pays à l‘Union5 et si les 27 ont fait preuve d’une grande unité dans les négociations sur le Brexit en défendant l’Irlande, les divisions internes sont profondes. Un nouveau nationalisme grandit et l’Union est de plus en plus attaquée par des populistes.
Mais aucun pays n’est plus en mesure d’affronter seul les défis à relever : il est urgent de repenser le lien entre la question écologique et la question sociale et d’imaginer des politiques audacieuses en matière de changement climatique, d’immigration, d’énergie, de fiscalité et de réglementation bancaire.
Alors que les débats sur le destin de l’Europe sont beaucoup plus vifs qu’il y a quelques années, plus de 300 millions de citoyennes et de citoyens seront appelés, du 23 au 26 mai, à élire les députés du Parlement européen : rien de comparable n’existe au niveau mondial. Nulle part ailleurs on ne connaît d’institution supra-étatique fonctionnant en tant que parlement élu au suffrage direct. Les modifications successives des traités ont élargi les compétences de ce parlement : la part de la législation européenne dans les législations nationales, approuvée en concertation avec lui, avoisine désormais les 50 %.
Nulle part ailleurs on ne connaît d’institution supra-étatique fonctionnant en tant que parlement élu au suffrage direct.
Pourtant, le Parlement européen fait lui-même partie du déficit démocratique de l’Union car, quarante années après sa première élection au suffrage direct, l’élection européenne demeure une juxtaposition d’élections nationales – ce qui limite sa force et sa légitimité. Les citoyens ne votent que pour des partis nationaux. Certes, les élus se rassemblent en groupes parlementaires à l’échelle de l’Europe, mais sans lien direct avec la population. Cette lacune explique peut-être le recul continu de la participation aux élections européennes, tombée de 62 % en 1979 à 42 % en 20146.
Seul organe directement légitimé par les électeurs, le Parlement européen reste le levier le plus important pour renforcer la démocratisation de l’Union. Il vaut la peine de se battre pour lui et d’élaborer des plans pour l’améliorer.
Dans le pire des cas, les anti-européens gravitant aux marges droites et gauches du spectre politique seront suffisamment forts pour bloquer la constitution d’une majorité de pro-européens. Les sondages permettent d’espérer que, malgré une augmentation de leurs scores, le pire sera évité. La « grande coalition » qui existe actuellement entre le Parti populaire européen (PPE) et l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates pourrait laisser place à une coalition à quatre, en incorporant l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe et les Verts/Alliance libre européenne, ce qui ne serait pas nécessairement négatif.
Alors même que le multilatéralisme est remis en question, l’Europe saura-t-elle témoigner du fait que les grands problèmes du XXIe siècle ne pourront être résolus sans concertation supra-étatique ? Espérons que la participation aux élections sera élevée et que le projet européen en sortira renforcé. L’Union a besoin d’Européennes et d’Européens convaincus, qui la défendent contre ses contempteurs.
Cet article a été traduit de l’allemand par Christian Boutin.
1 « “Il y a le feu à la Maison Europe”, le manifeste des patriotes européens », liberation.fr, 25/01/2019.
2 Début 2018, l’hebdomadaire britannique The Economist publiait un dossier intitulé « The next war. The growing threat of great-power conflict ».
3 Nous nous appuyons ici sur les interventions de Marianne Thyssen, commissaire européenne chargée de l’emploi et des affaires sociales, et de Bea Cantillon, scientifique belge, lors des 7e Semaines sociales européennes organisées en février dernier à Milan sur le thème « Solidarité, subsidiarité et bien commun ».
4 Les chiffres suivants proviennent de l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR).
5 Source : Eurostat.
6 Ibid.