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En 1995, l’arrêt Bosman a mis fin aux quotas de joueurs étrangers dans les clubs de football européens. Mais cette totale liberté dans la composition des vestiaires a transformé les projets sportifs en « business model », loin des terrains de quartier et des supporters locaux.
Dans les années 1960, on était à mille années-lumière d’imaginer une équipe de football composée du « roi Pelé » (Brésil), du mancunien Bobby Charlton (Royaume-Uni) et du lisboète Eusebio (Portugal). Mais en 1995, l’arrêt Bosman rend enfin possibles les rêves de gosses (ou de coachs) : la Cour de justice des communautés européennes met fin au système de quota, qui limitait à trois par club le nombre de joueurs étrangers. Au nom de la libre circulation des travailleurs dans l’Union européenne (UE), le vestiaire européen peut devenir ce melting-pot de personnalités, de langues et de cultures de jeu !
Prendre les meilleurs, y ajouter un entraîneur respectable et trouver le bon assaisonnement tactique : une recette qui fonctionne pour le Real Madrid. Entre 2000 et 2003, la première fournée des galácticos (le surnom donné aux joueurs du Real Madrid, aussi réputés que coûteux) compte quatre « Ballons d’or » : le Français Zidane, le Brésilien Ronaldo, le Portugais Figo et l’Anglais Owen, pour un montant total avoisinant les 200 millions d’euros. Le Real remporte deux titres de champions d’Espagne et une Ligue des champions et assoit une domination incontestable… sur le plan financier.
Aujourd’hui, le nom de Beckham évoque pour beaucoup ce moment où les clubs, en s’ouvrant à l’international, ont cédé à une logique de multinationale.
Et ce, grâce notamment à un certain David Beckham, milieu de terrain transféré en 2003 pour 35 millions d’euros de Manchester United, connu autant pour son pied droit d’une précision de drone que pour son potentiel commercial. À défaut d’avoir été Ballon d’or, David Beckham aura été le champion toute catégorie des agents libres1, un joueur qui pèse presque autant financièrement que les clubs auxquels il se lie. En 2013, après avoir vendu pour plus d’un milliard d’euros de maillots et de chaussures, il arrive au Paris-Saint-Germain, à l’âge de 37 ans. Bien que l’entièreté de son salaire soit reversée à des associations caritatives, toutes ses primes à l’image sont gérées par sa société, Footwork Productions. Beckham en lui-même est un business model, servant un autre business model… que l’on préfère nommer « projet sportif ». Aujourd’hui, le nom de Beckham évoque pour beaucoup ce moment où les clubs, en s’ouvrant à l’international, ont cédé à une logique de multinationale.
Mais sifflons la pause ! À la mi-temps, il est d’usage de parler de « physionomie du match » : pour analyser l’alimentation d’une attaque, la résilience d’une défense… Bref, de se demander : alors, comment il vit, ce ballon ? Et ce supporter de toujours, comment vit-il son football ? Comment vit-il le fait que son match du dimanche n’est plus retransmis sur les chaînes publiques ? Son équipe n’est-elle pas devenue une superstructure opaque, très éloignée des terrains de quartier ? Pour garder les pieds sur terre, peut-être l’Europe du foot devrait-elle renoncer aux étoiles.
Un club de foot, c’est d’abord un story-teller : il raconte une histoire. En 2006, les socios du Real Madrid (ces quelque 80 000 petits actionnaires), en poussant leur président Florentino Pérez vers la sortie, expriment leur aspiration à une politique de recrutement cohérente, équilibrant gros transferts (pour consolider le leadership technique) et joueurs du cru (pour donner une âme au club). De fait, si on parle plus de onze langues dans le vestiaire du Barça, le catalan reste tout de même roi en Catalogne. Et il y a ces tauliers, les fils du sol, à l’image de la sentinelle Sergio Busquets ou du défenseur Gerard Piqué, gardiens de la tradition. Au Real Madrid, l’équipe junior, la Fábrica, incarne ce compromis entre l’enracinement local et les enjeux matériels : une situation a priori gagnant-gagnant, durable, de quoi faire vivre une légende… Et être plus qu’un club, « més que un club », selon la devise du rival historique du Real, le FC Barcelone.
De fait, si on parle plus de onze langues dans le vestiaire du Barça, le catalan reste tout de même roi en Catalogne.
Au-delà de leurs différences, ces deux clubs, qui détiennent le plus imposant palmarès du football européen contemporain, ont en commun un paradoxe : ils sont les plus riches de la planète, alors même que leur gestion peut paraître d’un autre temps. Ils n’appartiennent à personne ou, plutôt, ils appartiennent à tout le monde : ils sont la propriété des socios, ces supporters qui, moyennant 700 à 1 000 euros par an, ont une place attitrée dans le stade et un pouvoir d’élection. Un socio, une voix : c’est à la démocratie de défendre les valeurs, la philosophie et les symboles de ces clubs. Et tant pis pour le « grand capital »2.
Quand l’équipe du Barça fait vivre le ballon, elle promeut une philosophie basée sur les notions de contact, de vitesse, d’initiative, de disponibilité. Lorsqu’un gamin de Douala ou de Manille en porte le maillot bleu et grenat, il s’identifie à un idéal. Il vient dire au monde qu’il veut tout tenter. Et lorsqu’il porte le maillot de Lionel Messi, il s’associe à un rêve : David – mais pas Beckham ! – peut terrasser Goliath, à l’image du petit Argentin de Rosario, atteint de déficit hormonal, devenu le meilleur footballeur du monde3.
À coups de millions, on peut toujours attirer « la » star, à l’instar de Neymar, qui arrive au PSG pour 222 millions d’euros, en provenance du Barça. Mais il est bien plus délicat de créer un esprit d’appartenance. Cela implique une vraie vitalité des centres de formation, une politique de recrutement de mineurs. Et quand Médiapart dénonce la spéculation sauvage pratiquée sur le dos d’adolescents et les pratiques discriminatoires comme le « fichage ethnique » dans la détection des jeunes à haut potentiel4, on peut se demander si l’arrêt Bosman a totalement mis fin à la pratique des quotas…
1 Un agent libre est un joueur qui, n’étant plus lié par contrat à une équipe, peut librement contracter un nouvel engagement dans un autre club, sans que ce dernier n’ait à payer d’indemnités de transfert [NDLR].
2 Voir l’article de Thibaut Leplat, « Qui sont les socios ? », Sofoot, 20/04/2011.
3 En 2000, à 13 ans, Messi traverse l’Atlantique pour arriver au centre de formation du Barça, qui lui donne les moyens de réaliser son potentiel. À 31 ans, il est cinq fois Ballon d’or.
4 Michel Henry et l’EIC, « Le marché mondial des footballeurs mineurs : horreur et hypocrisie », Médiapart, 13/11/2018 et Michaël Hajdenberg, « Au PSG, le fichage ethnique était généralisé pour recruter », Médiapart, 15/11/2018.