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Dossier : Mobilités en Europe : où allons-nous ?

Les Balkans, une zone tampon pour l’Union

Réfugiés escortés par la police slovène à la frontière entre la Slovénie et la Hongrie, novembre 2015. @ iStockphoto.com/vichinterlang
Réfugiés escortés par la police slovène à la frontière entre la Slovénie et la Hongrie, novembre 2015. @ iStockphoto.com/vichinterlang

Les pays des Balkans fournissent au libéralisme économique européen une main-d’œuvre bon marché et servent de zone tampon, contrôlant les flux migratoires. Un double rôle dont les politiques locaux ont su tirer parti.


Que vous évoque la notion de mobilité des biens et des services quand il s’agit des Balkans ?

Les Balkans sont une région dont tout le monde part ! Théoriquement engagés dans le processus d’intégration européenne (avec des degrés différents d’avancement)1, ces pays se sont convertis à une économie ultra-libérale et sont désormais totalement ouverts à la concurrence européenne. Les secteurs agricoles et agro-alimentaires, autrefois importants, y ont été sacrifiés au nom du libre-échange. Aujourd’hui, en Bosnie-Herzégovine, on mange du beurre allemand et des légumes espagnols. Il n’y a aucune espèce de protectionnisme ni aucune aide publique en faveur du secteur agricole.

Cette libéralisation systématique a été le seul résultat concret du « tournant démocratique » de 2000. Depuis, dans tous les pays de la région, les politiques économiques reposent sur des privatisations systématiques et l’attente d’investissements étrangers. Or les privatisations se sont soldées par un pillage des richesses publiques par les nouveaux maîtres du pouvoir et leurs affidés tandis que, s’il y a bien eu des investissements dans un premier temps, ils se sont concentrés sur les secteurs produisant du « cash » : les banques et la téléphonie mobile. Dans cette région, la plupart des opérateurs de téléphonie appartiennent désormais à des groupes suédois, grecs, hongrois, tchèques ou français. Ils ne fabriquent aucun téléphone, n’ont délocalisé aucun service, mais vendent des abonnements à destination du marché local. On peut présenter cela comme un investissement, mais en réalité, l’argent profite à des groupes extérieurs à la région.

L’argent des investissements étrangers profite à des groupes extérieurs à la région.

Même constat pour le secteur bancaire. Toutes les banques locales, ou presque, ont été rachetées par des groupes français (Crédit agricole, Société générale), autrichiens, allemands, italiens… Mais, les pays des Balkans étant considérés comme moins sûrs, les taux d’intérêt pratiqués (sur des prêts à la consommation en particulier) sont à la limite de l’usure, ce qui conduit à un surendettement massif dans tous les pays de la région, notamment en Croatie.

Depuis la crise de 2008, un autre modèle s’est mis en place. Attirées par des aides à l’installation (défiscalisation, aide à la création d’emploi…), de plus en plus d’entreprises manufacturières allemandes, hongroises ou sud-coréennes ont implanté des ateliers en Serbie, en Macédoine ou en Bosnie-Herzégovine. Ainsi, l’entreprise sud-coréenne de câbles électriques Yura s’était installée à Leskovac, en Serbie. Pendant cinq ans, elle a reçu du gouvernement 7 000 euros par emploi créé. Mais lorsque les aides se sont arrêtées, l’entreprise est partie en Albanie pour y bénéficier d’autres aides.

Carte de l’Europe centrée sur les Balkans © Googlemaps
Carte de l’Europe centrée sur les Balkans © Googlemaps

Comment les gens réagissent-ils ?

Certains, au début, se sont fait embaucher localement dans des ateliers de sous-traitance automobile ou dans le textile, pour 150 euros par mois et dans des conditions de travail invraisemblables. Mais, très vite, ils ont compris qu’ils pouvaient faire le même travail en Hongrie, pour les mêmes entreprises, en touchant 600 à 700 euros par mois. De même en Autriche ou en Allemagne, pour 1 500 euros par mois. Ces pays ne sont qu’à quelques heures de voiture : pourquoi rester chez soi ?

L’Autriche et l’Allemagne ont des besoins massifs de travailleurs. Or, les gens des Balkans, comme les Ukrainiens, constituent une main-d’œuvre idéale. Ils sont bien formés et, parce qu’ils ont souvent des attaches familiales dans ces pays, sont facilement intégrables. D’autant plus, raison moins avouable, s’ils sont blancs et non musulmans…

Aujourd’hui, les entreprises organisent même des job dating dans les grandes villes de Serbie, de Bosnie-Herzégovine, de Macédoine, du Kosovo, mais aussi dans des pays membres de l’UE, comme la Croatie ou la Bulgarie. Elles publient des annonces dans les journaux ou sur les réseaux sociaux : « Nous serons la semaine prochaine dans votre ville ; nous avons besoin de 50 électriciens, de 200 aides-soignants… »

Les premiers à se présenter passent des entretiens. S’ils les réussissent, ils obtiennent un permis de travail. Soulignons qu’en France, contrairement à beaucoup de pays de l’Union, il n’existe pas de filière d’immigration légale. Ces travailleurs seraient obligés de déposer une demande d’asile, détournant ce droit et engorgeant le système.

Quelles sont les répercussions sociales de ces migrations ? Comment réagissent les gouvernements ?

À cause de cette saignée démographique, des régions entières deviennent des déserts médicaux, les écoles se vident… À chaque rentrée, il y a 10, 20, 30 % d’élèves en moins, et aujourd’hui ce sont les enseignants qui partent.

À cause de cette saignée démographique, des régions entières deviennent des déserts médicaux, les écoles se vident…

Bientôt, il ne restera que les retraités et ceux qui n’auront pas trouvé de travail en Allemagne. Un tel reflux interroge à terme la viabilité des services publics et des États. Pourtant, les gouvernements de la région s’accommodent très bien de ces départs. Cela permet d’abord de baisser artificiellement les chiffres du chômage. Et ceux qui s’en vont n’auraient-ils pas été les premiers à voter contre les responsables actuels ? Cette politique, d’ailleurs soutenue par l’Autriche et l’Allemagne, est finalement une manière d’acheter la paix sociale.

On en arrive ainsi à des phénomènes de déplacements en ricochets entre plusieurs États. Prenons l’exemple des médecins : les Serbes et les Macédoniens vont travailler en Croatie, les Croates vont travailler en Slovénie ou en Allemagne et les Slovènes vont travailler en Allemagne. Même phénomène dans l’hôtellerie-restauration. La Croatie, qui mise énormément sur le tourisme, manque de main-d’œuvre dans ses restaurants et ses hôtels. Car le nord de la côte croate n’est qu’à deux heures de Venise, où un job de serveur est deux ou trois fois mieux payé qu’en Croatie ! Et ce sont des Bosniaques ou des Serbes qui viennent travailler en Croatie. Certaines entreprises font même venir des Philippins. Ainsi, la Slovaquie, la République tchèque et la Hongrie manquent de main-d’œuvre. Les travailleurs ukrainiens représentent une denrée prisée, mais pourquoi ces derniers iraient-ils au purgatoire, quand ils peuvent se rendre directement au paradis : en Allemagne !

Le plein emploi ne fonctionne pas dans une économie libérale, qui nécessite une ultra-flexibilité des ouvriers. Aussi les grandes entreprises comme Kia Motors, Samsung ou le Groupe PSA ont-elles recours à une main-d’œuvre balkanique clandestine pour leurs usines d’Europe centrale. Depuis trois ans, des norias d’autobus viennent toutes les semaines chercher des travailleurs au noir en Hongrie ou en Slovaquie, pour des périodes d’un mois. Ces ouvriers ont le droit de résider trois mois dans l’espace Schengen sans visa, mais n’ont en théorie pas le droit d’y travailler ; Mais les policiers hongrois les laissent passer.

Les entreprises ont recours à une main-d’œuvre balkanique clandestine pour leurs usines d’Europe centrale.

Ils servent de variable d’ajustement sur les chaînes de montage : ils travaillent tantôt seize heures par jour, tantôt pas du tout. Payés à peu près trois euros de l’heure, ils vivent en dortoirs, à l’écart des villes. En Hongrie, ils sont à peu près 10 000 en permanence. Sur un bon mois, ces travailleurs sans contrat peuvent gagner 800, voire 1 000 euros, contre 200 dans leur pays d’origine. Le calcul est vite fait.

L’intégration européenne de la Croatie et de la Bulgarie a facilité l’installation des habitants dans l’espace Schengen, mais est-ce une bonne nouvelle pour les sociétés en question, qui sont complètement déstructurées ?

Quels sont les effets de cette situation sur les pays candidats à l’intégration dans l’UE ?

Dans les années 1990-2000, la question de l’intégration européenne opposait les courants nationalistes autoritaires et les courants démocratiques, antinationalistes, pour qui la promesse européenne reposait fondamentalement sur celle d’un État de droit relativement fonctionnel, efficace et impartial. Et, pour les citoyens les moins politisés, cette perspective représentait au moins l’espoir d’accéder enfin au « club des riches ».

Mais, après que la crise de 2008 a stoppé toutes les dynamiques d’intégration, on a assisté à un revirement paradoxal chez les dirigeants anti-européens d’hier, devenus brusquement pro-européens. L’exemple type est celui du serbe Alexander Vučić, président de la République depuis 2017. Jusqu’à la mi-novembre 2008, il considérait l’Union européenne comme une sorte d’invention satanique visant à détruire le peuple serbe. Depuis, il explique que c’est l’avenir du pays et la plus belle chose au monde. Comme lui, d’autres dirigeants sont devenus pro-européens le jour où ils ont compris qu’ils avaient besoin du soutien des Européens pour accéder au pouvoir et que l’on n’exigerait rien d’eux en retour, leur intégration n’étant de toute façon pas à l’ordre du jour. Un tel virage interroge sur ce qu’est aujourd’hui le projet européen. Car, depuis quinze ans, l’unique leitmotiv de l’Union européenne est la stabilité : qu’il n’y ait pas de guerre. Au nom de celle-ci, on a finalement escamoté la démocratie et l’État de droit.

Aujourd’hui, la perspective réelle de l’intégration n’a cessé de s’éloigner. La feuille de route de la Commission de février 2018 pour l’intégration de la Serbie et du Monténégro évoque une intégration en 2025. Mais ce calendrier est purement théorique. Il n’a d’autre fonction que de redonner un peu de crédibilité à un projet européen embourbé.

Que dire des routes migratoires traversant les Balkans ?

Depuis toujours, les Balkans, entre l’Europe occidentale et le Proche-Orient, sont une région de transit. Mais, en 2015, ils se sont retrouvés au cœur de la problématique migratoire. Un million de personnes ont traversé ces pays ; entre septembre et octobre 2015, le flux représentait jusqu’à 15 000 personnes par jour. Grâce à un cordon humanitaire, il était possible de voyager dans des conditions raisonnables et sans avoir à payer de passeurs.

Mais, depuis l’accord de mars 2016 entre la Turquie et l’Union européenne, toutes les frontières sont fermées. La Hongrie a bouclé les siennes la première, et les migrations ont emprunté une autre route : Macédoine, Serbie, Croatie, Slovénie, Autriche. Le 15 mars, cette dernière a décidé unilatéralement de fermer ses frontières, ce qui a entraîné, par effet domino, la fermeture de toutes les autres. Aujourd’hui, 10 000 personnes sont bloquées en Bosnie, 5 000 personnes en Serbie et au moins 50 000 en Grèce ; la situation humanitaire est souvent catastrophique.

Mais il y a toujours de nouvelles personnes qui s’engagent sur la route : Afghans, Irakiens, Pakistanais, Indiens, Bangladeshis, Yéménites… S’ils se retrouvent bloqués, ils essayent dix fois, quinze fois, vingt fois de passer. À la frontière croate, la situation est particulièrement violente. Les gens sont systématiquement arrêtés, battus, renvoyés en Bosnie de manière extra-légale par la police. C’est une zone montagneuse, il y a de la neige. On voit des cas d’amputation de pied, des gens qui meurent gelés… Au printemps, les flux devraient s’intensifier. Vu la situation en Italie, la route de la Méditerranée sera fermée ; restent alors les passages via l’Espagne et Gibraltar, mais surtout via les Balkans.

Si l’Union européenne souhaite garder de bonnes relations avec ces pays, c’est qu’elle a besoin d’eux, notamment pour gérer les flux migratoires… Aussi met-elle énormément d’argent dans ces pays auxquels elle assigne le rôle de zone tampon. Ces trois dernières années, la Serbie aurait touché près de 100 millions d’euros d’aides de l’Union européenne pour les camps2 de migrants.

C’est de l’argent pour l’État, des emplois directs et indirects… Ce rôle de zone tampon qu’on leur attribue fait maintenant partie de l’économie de ces pays.

Propos recueillis par Aurore Chaillou et Agathe Mellon.

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1 La Serbie et le Monténégro sont, parmi les pays candidats, les plus avancés : ils ont ouvert des négociations d’adhésion. La Macédoine, bloquée à cause de ses rapports avec la Grèce, va sûrement ouvrir ses négociations très vite (ce qui ne présage en rien son adhésion). Derrière, il y a la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo qui, lui, n’a qu’un statut de candidat virtuel, n’étant toujours pas reconnu comme un État indépendant par certains membres de l’UE.

2 Selon le calcul des organisations non gouvernementales qui travaillent sur l’immigration dans la région.


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