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Dossier : Mobilités en Europe : où allons-nous ?

Du contrôle des frontières

Hélicoptère dédié à la surveillance de la frontière estonienne, 2010. @ Wikimedia Commons/Carol E. Davis
Hélicoptère dédié à la surveillance de la frontière estonienne, 2010. @ Wikimedia Commons/Carol E. Davis

Au vu des conditions de contrôle des frontières de l’Union européenne, il convient de s’interroger, tant au niveau éthique que politique, sur la notion même de frontière. En tant qu’espace d’interaction et de reconnaissance de l’autre, elle joue un rôle indispensable dans la construction de notre identité.


Les entrées d’exilés1 en Europe en 2015-2016 ont provoqué des réactions diverses au sein de l’UE, révélant clairement les effets pervers d’une absence de gouvernance régionale des migrations. Il est surtout apparu à quel point les politiques migratoires européennes se focalisaient essentiellement sur le contrôle des frontières comme moyen de réguler les flux migratoires. La logique est d’abord sécuritaire, en réponse à la pression d’une seule partie de l’opinion publique, surreprésentée dans les médias. Le contrôle des frontières externes, et maintenant internes également, mobilise des moyens techniques et financiers considérables2, dont l’efficacité est plus que relative. Il engendre une attitude de suspicion qui s’étend à l’ensemble des relations des pouvoirs publics avec les exilés, se traduit dans des textes législatifs comme celui sur le « délit de solidarité », remis récemment en cause par le Conseil Constitutionnel3.

La frontière est manifestement un lieu où un pouvoir multiforme s’exerce, pouvoir de contrôle particulièrement discriminatoire. Un tel pouvoir n’est-il pas en contradiction avec la liberté de circulation, l’un des fondements du projet européen ? On doit s’interroger sur la légitimité de ce pouvoir, qui ne peut rester implicite et sans justification rationnelle.

La question relève d’abord d’un point de vue éthique. Car aujourd’hui les frontières sont avant tout un lieu de souffrances et de morts : plus de 2 300 en Méditerranée en 2018, selon les chiffres du Haut-commissariat aux réfugiés. Un scandale qu’aggravent les décisions politiques concernant les bateaux de sauvetage. Qu’un État empêche l’entrée sur son territoire ne peut en aucun cas se payer d’un tel prix. Qu’il se réserve d’accorder ou non un droit au séjour sur son territoire n’a pas à être remis en cause, s’il respecte les limites qu’impose le droit international. Par exemple, la capacité de déposer une demande de protection ne saurait être soumise à un droit au séjour. Ici apparaît le second aspect de la question, le niveau des droits : les exilés qui espèrent entrer dans un pays, sur un territoire, ne sont pas sans droits, à commencer par les droits fondamentaux garantis par la loi et les conventions internationales auxquelles sont soumis les États4.

Du point de vue politique enfin, comment fonder la légitimité du pouvoir qui s’exerce aux frontières sous la forme d’un contrôle discriminatoire ? Seule une définition, une représentation pertinente de la communauté politique pourrait le justifier. Or les logiques qui gouvernent nos représentations (logique de l’appartenance, logique du consentement, logique de l’intériorité)5, comme les concepts de souveraineté nationale ou du territoire conçu comme propriété s’avèrent aujourd’hui problématiques pour une telle justification.

Pour autant, remettre en cause les procédures actuelles de contrôle des frontières et leurs effets pervers inacceptables signifie-t-il supprimer les frontières – ce qui est une manière un peu idéaliste de penser la liberté de circulation ? Non, car la frontière est indispensable comme espace (plus ou moins épais) où se joue un entre-deux, une interaction. La frontière est la condition de notre « être-au-monde » et de la reconnaissance réciproque, par où se construit notre identité. Elle met de la distance dans la proximité. Mais le mur est la négation de la frontière : le mur est à la frontière ce que l’obsession identitaire est à la relation. La frontière alors ne sera pas strictement assignée à une fonction sécuritaire de contrôle, elle devra être instituée comme un lieu de négociation entre qui souhaite entrer et qui aura à répondre à cette demande, dans le respect des droits et des obligations. Pas un « hotspot »6, donc.

La liberté de circulation en Europe n’a supprimé ni les frontières (du moins, en principe) ni les différences (culturelles, juridiques, linguistiques…) : un temps d’études Erasmus, par exemple, est un temps de découverte et de construction personnelle. Le principe européen ouvre ainsi à l’appréciation des différences et à la qualité des échanges. Le contrôle des frontières, crispé sur la soi-disant sécurité et sur une auto-définition identitaire, constitue une contradiction à ce principe.

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1 Nous parlerons d’exilés pour ne pas céder aux catégorisations indues, ne tenant pas compte des aspects réels de l’expérience migratoire.

2 La Commission européenne a proposé en juin 2018 de quasiment tripler la part du budget consacrée à la crise migratoire et à une meilleure sécurisation des frontières extérieures de l’Union, à hauteur de 35 milliards d’euros pour 2021-2027. Voir Anne-Laure Amilhat-Szary, « L’économie de la surveillance de la frontière, un marché en expansion », Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, Puf, 2015, pp. 85-102.

3 Cf. l’article de Patrice Spinosi dans ce numéro.

4 Cf. l’article de Catherine Woollard dans ce numéro.

5 Cf. Benjamin Boudou, Le dilemme des frontières. Éthique et politique de l’immigration, éditions de l’EHESS, 2018, pp. 228-229.

6 Un « hotspot » (en Grèce, par exemple) est un lieu où sont mis en œuvre les procédés servant à identifier, enregistrer et prendre les empreintes digitales des migrants arrivant en Europe. Opération de contrôle strictement discriminatoire.


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