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Si les catégories actuelles sont désajustées par rapport à ce que vivent les personnes migrantes, comment les faire évoluer ? Selon quels critères et quelles nécessités ? Deux chercheuses et deux acteurs de la société civile invitent à adoucir les catégories actuelles, pour traiter avec plus d’humanité les personnes.
Raoul, interviewé pour ce dossier de la Revue Projet, nous confiait : « Nous ressentons un sentiment de classification par cases ; ce qui est étrange, car nous avons la même demande, nous ne sommes pas en infraction. » Et François disait : « Cette histoire de catégories a une dimension inhumaine. Oui, c’est inhumain pour moi de mettre les gens dans ces cases. » Que vous inspirent leurs propos ?
Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky – La remarque de Raoul est intéressante. Il souligne le fait que les catégories distinguent les migrants qui sont légitimes de ceux qui ne le sont pas, ceux qui sont en « infraction » (terme directement emprunté au droit, celui qui est « en infraction » est celui qui ne respecte pas la loi) de ceux qui sont « en règle ».
Ces catégories exercent une violence inouïe sur les sujets : au nom d’une politique du droit d’asile, l’administration les traite comme des dossiers. Ces catégories, au service de politiques migratoires, essentialisent et homogénéisent ; elles enferment des populations dans des cadres identitaires. Elles réduisent des hommes et des femmes à être des « suspects », des victimes. Et leur discours est tordu par le cadre même de son recueil. Les catégories risquent ainsi de réduire au silence la voix du sujet. D’ailleurs, les catégories renseignent plus sur celui qui catégorise que sur les personnes sur lesquelles elles portent.
Comme les cases ne correspondent plus aux profils des personnes, les gens cherchent à entrer dans celle qui leur permettra d’entrer légalement sur le territoire et de s’y maintenir.
Catherine Wihtol de Wenden – La classification sert à donner des droits, ou à les refuser. Les gens à la recherche de droits parlent de « faire sa carrière administrative ». Pour eux, entrer dans une case est très important. Comme, aujourd’hui, les cases ne correspondent plus aux profils des personnes, les gens cherchent à tout prix à entrer dans celle qui leur permettra d’entrer légalement sur le territoire et de s’y maintenir. Par exemple, les gens demandent le statut d’asile en politisant leur profil parce qu’ils savent qu’autrement ils seront considérés comme des migrants économiques.
Antoine Paumard – Ce qui est inhumain, c’est que, finalement, on va confondre la partie – soumise à une catégorisation administrative, juridique et éventuellement politique – avec le tout et oublier la personne.
Les catégories caractériseraient-elles davantage ceux qui les fabriquent ?
C. Wihtol de Wenden – Les catégories correspondent à la façon dont les sociétés se voient. En Australie et au Canada, il est bien vu d’être un migrant économique, car ils en ont besoin. En France, il est « bien vu », si j’ose dire, d’être réfugié alors que le migrant économique est considéré comme un tricheur, quelqu’un qui entre en concurrence avec des nationaux. En France, on est plus ouverts aux réfugiés, parce qu’on considère qu’on défend les droits de l’homme. Mais on entretient une attitude ambiguë vis-à-vis des travailleurs étrangers, car on ne veut pas les voir alors que l’on a besoin d’eux… Ouvrir le marché du travail à des travailleurs non européens, cela rendrait plus légitime leur présence aux yeux de l’opinion publique. Et il y a des besoins réels de main-d’œuvre, dans le soin à la personne, dans l’agriculture, etc.
Adil, lui, disait : « Le regard à mon égard a commencé à changer quand j’ai commencé à travailler. J’ai alors arrêté de dire que je suis un réfugié. Et les autres ont commencé à me voir comme une personne indépendante, pas comme un Français, mais comme une personne normale. »
A. Paumard – En France, on se présente en disant : « Qu’est-ce que tu fais ? » Sans travail, les personnes disent : « Je suis demandeur d’asile », et cela renvoie à quelque chose qui n’est pas du tout réciproque. Dans les conversations, cela donne l’impression d’être toujours traité à part. Cela instaure de la gêne. Quand on n’a pas grand-chose à dire ou à faire comprendre de sa réalité, il est normal de commencer ainsi.
La politique actuelle assigne le demandeur à une position d’attente coûteuse, avec des effets pervers graves : des situations matérielles dégradées, humiliantes et un coût psychique terrible.
M.-C. Saglio-Yatzimirsky – Adil dit beaucoup dans cette remarque : avoir une place dans la société passe par le travail. La politique actuelle assigne le demandeur à une position d’attente coûteuse, avec des effets pervers graves : des situations matérielles dégradées, humiliantes (il est en « demande ») et un coût psychique terrible, car les personnes se sentent « anormales » et « dépendantes ». Le déclassement et la violence sociale du système sont insupportables.
Le député Aurélien Taché a proposé, dans une loi de septembre 2018, de s’appuyer sur le travail pour contribuer à l’insertion dans la société d’accueil. Cette approche est primordiale et évite l’énorme coût matériel et psychique de la demande d’asile.
C. Wihtol de Wenden – La politique de guichet repose sur l’espoir que, face aux difficultés administratives auxquelles les demandeurs sont confrontés, parfois pendant des années, ils finissent par abandonner. La plupart des autorités administratives ne sont pas convaincues que ce sont des gens qui doivent faire partie de notre société.
Quels sont les effets psychiques de cette attente ?
A. Paumard – Un nombre non négligeable de personnes viennent avec une grande motivation, mais qui s’érode au fil du temps parce qu’elles perçoivent qu’elles ne sont pas désirées. Ceux qui attendent font face à de multiples aléas (la grève des avocats, par exemple) et peuvent recevoir une première convocation douze mois après leur demande d’asile. C’est psychologiquement très déstabilisant : les personnes sont fragilisées et perdent toute force pour apprendre la langue d’accueil, pour trouver un moyen de s’inscrire dans ce pays.
Certaines catégories sont à entièrement reconsidérer (celles qui séparent le « bon réfugié » politique du « mauvais migrant » économique), d’autres sont à créer.
À l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et à la CNDA (Cour nationale du droit d’asile), on perçoit, tant chez les juges que chez les fonctionnaires, une forme de malaise. Cela signifie-t-il que les catégories juridiques ne sont pas complètement adaptées ? Faudrait-il les faire évoluer ?
M.-C. Saglio-Yatzimirsky – Certaines catégories sont à entièrement reconsidérer, en particulier celles qui séparent arbitrairement le « bon réfugié » politique du « mauvais migrant » économique, alors qu’on est en pleine zone grise. D’autres sont à créer, telle la catégorie « humanitaire », en France. La nomenclature de l’Ofpra et de la CNDA relève d’une rhétorique néocoloniale autour de ce que doit être une famille, une migration, une installation. Mais ces catégories obsolètes sont les piliers des politiques migratoires actuelles. Il faudrait donc sortir d’une vision suspicieuse et restrictive, pour considérer les apports sociaux, culturels et économiques des arrivants.
C. Wihtol de Wenden – L’Europe n’accepte pas d’être perçue comme un continent d’immigration. De ce fait, les catégories actuelles sont trop étroites par rapport à la réalité sociologique. Les politiques migratoires ont très souvent évolué depuis la période où il n’y avait que le droit d’asile et la Convention de Genève. Après la crise algérienne de 1995, on a parlé des séjours humanitaires, temporaires, etc. Selon le bon gré de la préfecture qui donnait ou non le droit au travail. Une certaine souplesse s’était introduite. On est revenu ensuite au souci de l’asile et sur la Convention de Genève, mais on s’est aperçu que ce n’était peut-être pas complètement satisfaisant.
On sent une hésitation permanente entre appliquer la Convention de Genève à la lettre ou avoir un système plus souple, mais moins protecteur, avec des séjours dont la durée varie selon les préfectures et l’accès légal au travail. C’est une option.
Il est nécessaire que le droit soit plus souple. La société française est portée par ce qu’apportent les migrants.
En quoi consisterait cette catégorie « humanitaire » ?
A. Paumard – Ce serait une nouvelle manière de protéger ceux qui, aujourd’hui, ne relèvent pas de l’asile. On pense aux femmes victimes de violences conjugales, aux victimes de la traite des êtres humains, aux mineurs isolés. Il est nécessaire que le droit soit plus souple. L’organisation de l’immigration de travail a aussi besoin qu’on la reconsidère. La société française est portée par ce qu’apportent les migrants. Il serait juste d’avoir un système migratoire plus ouvert à l’accueil de travailleurs venant d’ailleurs.
À Angers, deux demandeurs d’asile, anciennement accueillis dans des familles via le programme JRS Welcome se sont vu proposer un hébergement et un emploi par un maraîcher. Ce dernier a fait des démarches auprès de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) pour obtenir les autorisations de travail nécessaires. La réponse a été négative. Nous avons donc écrit au député de la circonscription qui a contacté le préfet et la Direccte et l’affaire s’est réglée au bénéfice commun de l’ensemble des parties.
Parfois, il ne s’agit pas tant d’obtenir davantage que d’assouplir ce qui existe déjà, notamment dans l’interprétation et la mise en œuvre, surtout quand, à la marge, il existe des initiatives prometteuses ou innovantes qu’il faut savoir laisser se déployer localement.
Christian Mellon – La deuxième voie d’accès en France, ce sont les études. La France souhaite augmenter le nombre d’étudiants étrangers, pour se placer dans la compétition mondiale. Mais, en même temps, elle voudrait trier ces étudiants. La tentative d’augmenter les droits d’inscription à l’université pour en dissuader certains n’a pour l’instant pas abouti. Mais elle traduit une volonté récurrente de n’accepter des migrants que selon un « critère d’utilité » pour notre société.
Certains suggèrent de créer une nouvelle catégorie, celle de « réfugié environnemental ». Cela aurait-il du sens ?
A. Paumard – Il faudrait créer une protection humanitaire complémentaire, c’est évident pour ce qui concerne les réfugiés environnementaux. Mais, si l’on ouvre un processus de révision de la Convention de Genève de 1951, celle-ci risque d’en sortir encore plus étroite qu’élargie.
C. Wihtol de Wenden – Selon les experts du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), on peut avoir 150 à 200 millions de déplacements environnementaux à la fin du siècle. C’est un sujet brûlant. Mais c’est vrai que la plupart des migrations se font entre pays du Sud. La plupart des déplacés environnementaux des pays du Sud sont menacés par la montée des eaux, la désertification, par toute une série de catastrophes dues à la surexploitation des sols. Et ils vont essayer de se réfugier dans un milieu naturel proche de celui qu’ils avaient avant ; ils se déplacent, pour les trois quarts, dans leur propre pays. Ce sont les plus pauvres parmi les migrants du monde, qui sont vraiment chassés par les catastrophes.
C. Mellon – On trouve rarement un réfugié environnemental au sens strict. C’est toujours mêlé d’autres considérations politiques, économiques, etc. À supposer qu’on veuille définir juridiquement un « réfugié environnemental », il serait très difficile de le faire de manière aussi précise que, pour la persécution, la Convention de 1951.
A. Paumard – En Somalie, dans les années 1990, la désertification était une des causes de la déstabilisation du pays. Ce problème climatique est vu sous le prisme politique en Europe. Bon nombre de Somaliens qui ont demandé la protection alors sont autant réfugiés politiques que climatiques.
Face aux usages politiques des catégories, que peut la société civile ?
M.-C. Saglio-Yatzimirsky – Dès que s’installe une relation de personne à personne entre nos concitoyens et l’« autre », qui permet aux premiers de mieux comprendre ce qu’ils ne comprennent pas, de mieux connaître ce qu’ils ne connaissent pas, de dépasser la « peur » manipulée par les médias et les politiques, alors tout devient possible. Il faudrait valoriser les réalisations positives dans les médias. Par exemple, des secteurs en tension qui reprennent grâce à l’embauche de migrants, la réussite d’étudiants exilés dans les réseaux Mens (Migrants dans l’enseignement supérieur), la capacité d’initiative et d’entreprenariat de certains, l’incroyable apport culturel que représentent les exilés et qui vont à l’encontre de la grande peur du « communautarisme »…
A. Paumard – À JRS France, pour lutter contre les catégories, on essaie de voir les personnes d’abord. Pour JRS Jeunes, par exemple, mais on s’appuie sur les catégories pour les intégrer à certains programmes, comme JRS Welcome ou JRS Ruralité. Dépasser les catégories pour s’adresser à la personne, c’est possible à une petite échelle. Mais comment le faire à grande échelle ?
C. Wihtol de Wenden – Les catégories sont nécessaires, mais non suffisantes. Il faut plus de souplesse. L’esprit de la mise en place de ces catégories est encore plus important que l’existence même de ces catégories. Il convient de les élargir dans un traitement qui soit le plus humain possible.