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Si les débats sur les migrations s’appuient sur des données statistiques, ces chiffres conditionnent aussi la manière de penser les migrations.
Comment les statistiques influencent-elles la perception et la compréhension des populations migrantes ? La réponse est double, car deux facteurs entrent alors en jeu : la dimension mathématique des techniques statistiques et l’influence « humaine » des statisticiens qui vivent dans une société particulière, avec ses valeurs et ses perceptions.
À propos des influences d’ordre mathématique, les contraintes de calculabilité délimitent le type de catégories que les statistiques peuvent appréhender : des groupes mesurables et identifiables par une ou des caractéristiques telles que le genre, l’âge, le revenu ou le statut légal. Il est difficile voire impossible pour les statisticiens de mesurer des ensembles flous ou changeants, regroupant des personnes invisibles ou en intergroupes, telles que les nomades, les binationaux ou les sans-papiers. En effet, dans les enquêtes, les réponses de type « Je ne sais pas » ou « Impossible de cocher plusieurs cases à la fois » sont considérées comme des non-réponses et, à ce titre, éliminées de l’échantillon.
Les nouvelles méthodes statistiques sous-estiment l’impact symbolique des groupes numériquement restreints mais sociologiquement importants.
Par ailleurs, les nouvelles méthodes statistiques de regroupement (clustering) à partir de bases gigantesques de données (big data) sous-estiment l’impact symbolique des groupes numériquement restreints mais politiquement ou sociologiquement importants. Par exemple, même s’il y a très peu de plombiers polonais ou d’activistes islamistes, ces groupes sont fortement présents dans l’imaginaire social. Les méthodes statistiques de catégorisation vont habituellement soit les ignorer, soit les regrouper en une classe « varia » sans grand intérêt.
L’utilisation de plus en plus fréquente des analyses statistiques multivariées, représentées sous forme d’ensembles de points sur un plan à deux dimensions, a permis de complexifier les catégories. On est passé d’une classification linéaire où les données se situaient sur un axe unique, à une classification en nuages de points disséminés sur un plan. L’enquête du réseau Destin commun, en juillet 2017, sur « les Français et leurs perceptions de l’immigration, des réfugiés et de l’identité » est un bon exemple de cette approche statistique, dite de segmentation. En 2016, 2 002 personnes représentatives de la population française majeure ont répondu à des questions concernant leur familiarité avec les questions d’immigration, leur expérience personnelle par rapport à ces thématiques et leurs réactions face à différents messages politiques… À partir de toutes les réponses, deux axes (ouverture ou fermeture identitaires, optimisme ou pessimisme économiques) ont permis de générer un tableau croisé des résultats. Ce tableau fait ressortir cinq groupements au profil d’attitude semblable : aux extrémités, les « nationalistes identitaires » (17 %) et les « multiculturalistes » (30 %) ; et, au centre, ceux qui sont traversés par des sentiments ambivalents, à savoir les « laissés-pour-compte » (21 %), les « inquiets économiques » (17 %) et les « humanitaires » (15 %). On constate que chaque profil a une attitude différente vis-à-vis des migrants et de l’islam en France.
À propos de l’influence humaine en statistique, nous pouvons déceler les choix faits par l’équipe en analysant les questions posées par Destin commun. Ces questions, par exemple, différencient uniquement les migrants des réfugiés, ou selon leur appartenance à l’islam ou à l’extrémisme religieux.
Tout comme l’astronome, le statisticien choisit ce qu’il veut observer. Les questions d’une enquête reflètent toujours le contexte de l’époque où elle a été écrite. Et ce biais contextuel des questions renforce évidemment un biais dans les réponses. Cela est inévitable, mais il faut en être conscient en tant que scientifique.
Des catégories utilisées couramment dans la société vont, par un effet naturel d’osmose, appartenir à l’horizon explicatif du statisticien : statut marital, filiation, diplôme, etc. Par exemple, dans la catégorie de la minorité, la législation française liée à ce critère est extrêmement riche pour les nationaux : l’âge est une référence juridique naturelle, facile à vérifier via l’état civil ; le statisticien va naturellement la reprendre pour les migrants. Cependant, cette catégorie repose sur l’accessibilité à un état civil fiable. Ce n’est pas le cas pour ces migrants qui n’ont que leur parole pour déclarer leur identité et leur âge. La réponse de l’administration sera de vérifier l’âge par datation osseuse, en cas de doute. L’environnement juridique a engendré, dans le contexte de migration sans papiers, une catégorie statistique dont l’utilisation est scientifiquement problématique1.
Les militants statisticiens entendent questionner le rôle prédominant de certains benchmarks, ou évaluations quantitatives.
Comme le proposent plusieurs chercheurs, il y a ici de la place pour une statistique militante. Cette dernière n’a pas comme seul objectif de décrire la réalité mais, en même temps, de la remettre en question. Les militants statisticiens entendent questionner le rôle prédominant de certains benchmarks, ou évaluations quantitatives. Et ils le font, sur le même terrain, à partir de données statistiques alternatives. Alors que les médias répercutent les chiffres des migrants, le département statistique du Secours Catholique – Caritas France diffuse les chiffres des gestes de solidarité. Ce qui permet à chacun une compréhension plus juste de la réalité des migrations en France.
1 La maturité osseuse peut en effet varier selon le sexe ou encore l’état nutritionnel : « Les tests comportent une marge d’erreur qui peut aller de deux à trois ans », a rappelé l’avocate Isabelle Zribi devant le Conseil constitutionnel, d’après Julia Pascual dans Le Monde du 12 mars 2019.