Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

La Revue Projet, c'est...

Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : Migrants : dépasser les catégories

Derrière les statistiques, des personnes

© Andrey Popov/iStock
© Andrey Popov/iStock

Si les débats sur les migrations s’appuient sur des données statistiques, ces chiffres conditionnent aussi la manière de penser les migrations.


Comment les statistiques influencent-elles la perception et la compréhension des populations migrantes ? La réponse est double, car deux facteurs entrent alors en jeu : la dimension mathématique des techniques statistiques et l’influence « humaine » des statisticiens qui vivent dans une société particulière, avec ses valeurs et ses perceptions.

À propos des influences d’ordre mathématique, les contraintes de calculabilité délimitent le type de catégories que les statistiques peuvent appréhender : des groupes mesurables et identifiables par une ou des caractéristiques telles que le genre, l’âge, le revenu ou le statut légal. Il est difficile voire impossible pour les statisticiens de mesurer des ensembles flous ou changeants, regroupant des personnes invisibles ou en intergroupes, telles que les nomades, les binationaux ou les sans-papiers. En effet, dans les enquêtes, les réponses de type « Je ne sais pas » ou « Impossible de cocher plusieurs cases à la fois » sont considérées comme des non-réponses et, à ce titre, éliminées de l’échantillon.

Les nouvelles méthodes statistiques sous-estiment l’impact symbolique des groupes numériquement restreints mais sociologiquement importants.

Par ailleurs, les nouvelles méthodes statistiques de regroupement (clustering) à partir de bases gigantesques de données (big data) sous-estiment l’impact symbolique des groupes numériquement restreints mais politiquement ou sociologiquement importants. Par exemple, même s’il y a très peu de plombiers polonais ou d’activistes islamistes, ces groupes sont fortement présents dans l’imaginaire social. Les méthodes statistiques de catégorisation vont habituellement soit les ignorer, soit les regrouper en une classe « varia » sans grand intérêt.

L’utilisation de plus en plus fréquente des analyses statistiques multivariées, représentées sous forme d’ensembles de points sur un plan à deux dimensions, a permis de complexifier les catégories. On est passé d’une classification linéaire où les données se situaient sur un axe unique, à une classification en nuages de points disséminés sur un plan. L’enquête du réseau Destin commun, en juillet 2017, sur « les Français et leurs perceptions de l’immigration, des réfugiés et de l’identité » est un bon exemple de cette approche statistique, dite de segmentation. En 2016, 2 002 personnes représentatives de la population française majeure ont répondu à des questions concernant leur familiarité avec les questions d’immigration, leur expérience personnelle par rapport à ces thématiques et leurs réactions face à différents messages politiques… À partir de toutes les réponses, deux axes (ouverture ou fermeture identitaires, optimisme ou pessimisme économiques) ont permis de générer un tableau croisé des résultats. Ce tableau fait ressortir cinq groupements au profil d’attitude semblable : aux extrémités, les « nationalistes identitaires » (17 %) et les « multiculturalistes » (30 %) ; et, au centre, ceux qui sont traversés par des sentiments ambivalents, à savoir les « laissés-pour-compte » (21 %), les « inquiets économiques » (17 %) et les « humanitaires » (15 %). On constate que chaque profil a une attitude différente vis-à-vis des migrants et de l’islam en France.

Le militant statisticien

À propos de l’influence humaine en statistique, nous pouvons déceler les choix faits par l’équipe en analysant les questions posées par Destin commun. Ces questions, par exemple, différencient uniquement les migrants des réfugiés, ou selon leur appartenance à l’islam ou à l’extrémisme religieux.

Tout comme l’astronome, le statisticien choisit ce qu’il veut observer. Les questions d’une enquête reflètent toujours le contexte de l’époque où elle a été écrite. Et ce biais contextuel des questions renforce évidemment un biais dans les réponses. Cela est inévitable, mais il faut en être conscient en tant que scientifique.

Des catégories utilisées couramment dans la société vont, par un effet naturel d’osmose, appartenir à l’horizon explicatif du statisticien : statut marital, filiation, diplôme, etc. Par exemple, dans la catégorie de la minorité, la législation française liée à ce critère est extrêmement riche pour les nationaux : l’âge est une référence juridique naturelle, facile à vérifier via l’état civil ; le statisticien va naturellement la reprendre pour les migrants. Cependant, cette catégorie repose sur l’accessibilité à un état civil fiable. Ce n’est pas le cas pour ces migrants qui n’ont que leur parole pour déclarer leur identité et leur âge. La réponse de l’administration sera de vérifier l’âge par datation osseuse, en cas de doute. L’environnement juridique a engendré, dans le contexte de migration sans papiers, une catégorie statistique dont l’utilisation est scientifiquement problématique1.

Les militants statisticiens entendent questionner le rôle prédominant de certains benchmarks, ou évaluations quantitatives.

Comme le proposent plusieurs chercheurs, il y a ici de la place pour une statistique militante. Cette dernière n’a pas comme seul objectif de décrire la réalité mais, en même temps, de la remettre en question. Les militants statisticiens entendent questionner le rôle prédominant de certains benchmarks, ou évaluations quantitatives. Et ils le font, sur le même terrain, à partir de données statistiques alternatives. Alors que les médias répercutent les chiffres des migrants, le département statistique du Secours Catholique – Caritas France diffuse les chiffres des gestes de solidarité. Ce qui permet à chacun une compréhension plus juste de la réalité des migrations en France.

Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Aux origines du patriarcat

On entend parfois que le patriarcat serait né au Néolithique, près de 5 000 ans avant notre ère. Avant cela, les femmes auraient été libres et puissantes. Les données archéologiques mettent en doute cette théorie. De très nombreux auteurs, de ce siècle comme des précédents, attribuent la domination des hommes sur les femmes à l’essor de l’agriculture, lors du Néolithique. Cette idée est largement reprise dans les médias, qui p...

Du même dossier

Prendre le temps d’un autre regard

Accompagner un demandeur d’asile à travers les méandres de l’administration française, participer à un atelier de conversation avec des personnes migrantes. Deux expériences que propose le service jésuite des réfugiés (JRS). Pour un changement de regard riche de surprises. Témoignage. Un désir de vivreB. a été accueilli neuf mois dans le programme JRS Welcome au sein de sept familles successives. En tant qu’accompagnateur...

Réfugié, migrant, dubliné. Les mots des migrations

La manière dont les politiques nomment les personnes en situation de migration traduit leur vision de la place qui devrait leur être accordée et ce que devraient être les politiques migratoires. Relayées par les médias, ces manières de voir et de dire participent à une certaine vision des migrations. Il est impossible de parler sans catégories. Nommer, en effet, c’est déjà catégoriser, découper le monde avec les moules des mots et des concept...

À l’école, personne n’est un étranger

Dans plusieurs villes d’Italie, le centre Astalli permet la rencontre entre des réfugiés et des élèves de collège et de lycée, pour faire tomber les préjugés liés à la méconnaissance de l’autre et encourager une société plus accueillante. La société italienne est confrontée chaque jour à de nouveaux défis pour être un lieu de coexistence et d’intégration. Du fait de la présence de nombreux migr...

Du même auteur

Imposture du Nimby

L’adoption de la loi « immigration » par le Sénat et le Parlement français, le 19 décembre 2023, a été vécue comme un séisme par l’équipe du Ceras et de la Revue Projet. Avec soixante associations regroupées dans le Pacte du pouvoir de vivre, elle a dénoncé ce vote qui « a fait sauter des digues républicaines majeures et tourne le dos aux valeurs de la République en s’appuyant sur les idées portées par l’extrême droite ».Cette loi est « synonyme d’exclusion et d’atteinte aux droits notamment po...

On n’enferme pas l’eau

Pourquoi le projet des méga-bassines de Sainte-Soline a-t-il généré tant de violences ? Cette question, je l’ai entendue maintes fois. Pour tenter d’y voir clair, je me suis plongé dans le livre de Franck Galland, Guerre et eau. L’eau, enjeu stratégique des conflits modernes (Laffont, 2021). Cet ouvrage, écrit par un expert en stratégie militaire, m’a évoqué le mouvement des « enclosures », ou appropriation des communaux, à la fin du XVIe siècle, en Angleterre.Avant les enclosures, les terres a...

« Des compétences pour accueillir le monde »

Par son extrême diversité, la population de Seine-Saint-Denis constitue l’une des clés de la réussite des Jeux de 2024, assure Emmanuel Constant, vice-président départemental en charge du dossier olympique.  Était-il prévu à l’origine que la Seine-Saint-Denis occupe une place aussi centrale dans le dispositif des Jeux de 2024 ? Le département a-t-il dû s’imposer face à Paris ?On dit « Paris 2024 » puisque, par nature, les Jeux sont liés à une v...

1 La maturité osseuse peut en effet varier selon le sexe ou encore l’état nutritionnel : « Les tests comportent une marge d’erreur qui peut aller de deux à trois ans », a rappelé l’avocate Isabelle Zribi devant le Conseil constitutionnel, d’après Julia Pascual dans Le Monde du 12 mars 2019.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules