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Pourquoi le projet des méga-bassines de Sainte-Soline a-t-il généré tant de violences ? Cette question, je l’ai entendue maintes fois. Pour tenter d’y voir clair, je me suis plongé dans le livre de Franck Galland, Guerre et eau. L’eau, enjeu stratégique des conflits modernes (Laffont, 2021). Cet ouvrage, écrit par un expert en stratégie militaire, m’a évoqué le mouvement des « enclosures », ou appropriation des communaux, à la fin du XVIe siècle, en Angleterre.
Avant les enclosures, les terres agricoles, les pâtures et les forêts étaient considérées comme des biens d’usage et non des propriétés privées. On pouvait les traverser, y glaner les bois morts ou les épis non récoltés. L’appropriation privée, non plus uniquement des fruits de la terre, mais du foncier lui-même, a été à l’origine de la primauté de la propriété privée sur le principe de destination universelle des biens, prôné et toujours défendu par l’Église.
La clôture (enclosure) de parcelles agraires ou forestières a causé des révoltes sanglantes, des famines et l’exode des ruraux vers les villes. Là, ce nouveau prolétariat a permis la naissance de l’industrie moderne. Enclosures et capitalisme libéral vont de pair, écrira Karl Marx.
Au XVIe siècle, la clôture de parcelles agraires ou forestières a causé des révoltes sanglantes, des famines et l’exode des ruraux vers les villes.
« La spoliation des biens d’Église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre pour l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu » (Le Capital, livre I, chapitre XXVII).
Le partage des terres est à l’origine de la majorité des conflits inter-étatiques ou intra et inter-familiaux. Les enjeux des ressources hydriques sont plus conséquents que ceux du foncier, car, sans eau, la terre perd son intérêt (on ne clôture pas un désert, sauf quelques « oasis pétrolifères »). Ils sont aussi plus complexes, car la ressource est liquide. En effet, il est aisé de clôturer un espace : la parcelle ne s’enfuira pas et son usage (agriculture, pâture, forêt, habitation, peuplement, etc.) dépendra de celui qui en a la propriété pleine et entière.
Franck Galland montre combien l’eau est stratégique, car c’est un commun, partagé par la communauté du bassin irrigué. L’eau fait communauté, bon gré, mal gré. La situation au Proche-Orient, la gestion de la nappe phréatique sous la Libye, la Tunisie et l’Algérie ou la protection des peuples d’Amazonie en sont quelques exemples.
Face au changement climatique et à la pression hydrique qui l’accompagne, va-t-on revivre le mouvement des enclosures ? L’appropriation privée de cette ressource liquide inaugurera-t-elle une nouvelle révolution structurelle, avec son flot de malheurs, de déplacements de population, de flux migratoires, de violences ? Ou va-t-on réaffirmer la préséance du droit d’usage sur celui de propriété ? Il s’agira alors d’une autre révolution, moins individuelle, mais plus relationnelle et communautaire, prémices de celle à venir lorsqu’il s’agira d’affronter le partage d’un air respirable.