Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Quand l’organisme qui instruit les dossiers des demandeurs d’asile, l’Ofpra, demande de l’aide à une anthropologue
au sujet des migrants sahraouis, leurs logiques entrent
en confrontation. Retour d’expérience.
Alors que j’avais réalisé une thèse en anthropologie sur la situation des camps sahraouis, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) me contacta pour répondre aux questions des officiers de protection qui devaient statuer sur les demandes d’asile de personnes se disant « Sahraouis des camps ». Ces demandes étaient en recrudescence, car beaucoup de jeunes Sahraouis, souhaitant s’offrir un avenir, présumaient que les atermoiements des Nations unies pour la résolution du conflit ne leur permettraient pas de s’épanouir dans leur région d’origine, l’Ouest saharien, ou des camps.
Mes interlocuteurs de l’Ofpra étaient jeunes, souvent issus de grandes écoles telles que Sciences Po. Très motivés et attentifs, ils manifestaient une bonne connaissance de la situation géopolitique sahraouie (voir encadré). Après un exposé précis permettant d’appréhender les conditions de vie locales, j’ai partagé mes analyses liées au contexte général : stratifications sociales (parfois très hermétiques), émigration des réfugiés (souvent temporaires, vers la Mauritanie, l’Algérie ou l’Espagne), émigration estudiantine (à Cuba, notamment), impact du retour de ces jeunes éduqués, mais aussi interactions avec la présence d’organisations humanitaires, entre nécessité, incohérences et instrumentalisation
S’il est vrai que l’aide humanitaire demeure indispensable dans les camps, les projets ne correspondent pas nécessairement aux attentes des réfugiés.
S’il est vrai que l’aide humanitaire demeure indispensable dans les camps, les projets ne correspondent pas nécessairement aux attentes des réfugiés, ou bien sont concentrés aux mêmes endroits, dans les camps proches du lieu de vie des personnels de la solidarité internationale. Les familles qui bénéficient de cette aide peuvent ainsi se servir de ces apports pour renforcer leur pouvoir. Les jeunes y trouvent une opportunité pour travailler, apprendre une langue étrangère. L’accent est porté par beaucoup d’ONG sur les femmes, bien que celles-ci soient déjà valorisées dans les camps, ce qu’entretient leur surexposition par l’organisation du Front Polisario, comme par les réfugiés. Mises en avant, elles répondent le mieux possible à l’image que l’on attend d’elles lors de leurs rencontres avec les milieux de la solidarité, quitte à surjouer leur rôle ou à se victimiser pour obtenir de l’aide. Par ailleurs, il est clair que les relations humanitaires traduisaient des rapports de force typiques des situations de camps de longue durée : mise en suspens permanente de la vie quotidienne, camps-villes à l’avenir indéterminé, fatigue des réfugiés, sensation de « bio pouvoir » (pouvoir de vie ou de mort de la solidarité internationale envers des réfugiés coincés dans une situation trouble).
À l’origine des camps sahraouis
Situés à l’extrémité sud-ouest de l’Algérie, au milieu du désert saharien, les camps sahraouis sont nés du conflit lié au territoire du Sahara occidental. En 1975, quand l’Espagne, le pays colonisateur, s’est retiré du « Sahara espagnol », le roi du Maroc Hassan II organisa une « Marche verte » afin de prendre possession du territoire. Or beaucoup d’habitants de la région réclamaient l’indépendance du « Sahara occidental ». Regroupés sous la bannière du Front Polisario, parti politique et combattant, ils s’opposaient aux Forces armées royales marocaines (FAR). Ces partisans de l’indépendance se définissaient comme « Sahraouis » et se réfugièrent sur le territoire algérien, où cinq camps principaux furent créés. En 1991, le Maroc construisit un mur séparant les territoires sous sa domination (où il exploite des ressources halieutiques, agricoles et minières et, depuis peu, la manne touristique) des régions « indéterminées », traversées par le Front Polisario et divers réseaux illégaux. Depuis 1991, ce mur et le cessez-le-feu, alors conclu, sont surveillés par une mission des Nations unies.
Les officiers de l’Ofpra étaient en demande de réponses claires afin de statuer sur les situations concrètes qu’ils rencontraient. Comment savoir précisément que quelqu’un vient vraiment des camps ? Y a-t-il des papiers d’identité internes aux camps ou au peuple sahraoui ? Est-il possible de contester le Front Polisario ? Les femmes seules sont-elles exclues de la société ? L’excision est-elle pratiquée ? Qui est « vulnérable » et donc plus en droit de demander l’asile ?
Répondre à ces questions soulevait différents débats éthiques. D’une part, les chercheurs ne sont pas habitués à donner des recommandations. Or il fallait répondre de manière tranchée. Je n’avais guère appris à produire des « recommandations » : j’ai acquis cela par la suite quand, dans des rapports remis aux ONG sur diverses thématiques, je devais systématiquement les accompagner de « recommandations » sous la forme de listes opérationnelles simples.
D’autre part, la réalité vécue dans les camps m’avait démontré la grande diversité des situations, qui pouvaient fluctuer pour cause de choix individuels ou collectifs, voire de chance. Ainsi certains Sahraouis des camps passaient leurs étés en Mauritanie, et tous ne bénéficiaient pas de papiers d’identité fournis par le Front Polisario… tout en étant bel et bien des réfugiés. Des systèmes d’exclusion pouvaient avoir lieu : certains groupes étant mis à l’écart (comme les anciens esclaves), même si cela n’était pas forcément synonyme de pauvreté. Par ailleurs, une famille pouvait changer de dynamique, au gré du retour d’un étudiant de Cuba, d’apports liés à la collaboration avec des ONG, d’une aide individualisée (des familles européennes parrainant des familles sahraouies) ou d’un mariage.
Beaucoup adoptent diverses stratégies pour entrer dans des catégories de vulnérabilité : cela peut fonctionner, mais cela risque aussi de les coincer, par la suite, dans leurs mensonges de survie.
Enfin, décider de la « vulnérabilité » des personnes (qui aurait le plus besoin d’aide) me paraissait bien complexe. Si certains, malades ou enfants seuls, sont « vulnérables » de manière évidente, comment la définir pour d’autres ? Un homme jeune n’est souvent pas considéré a priori comme vulnérable. Or il peut être isolé, intégré à un réseau de trafic humain, voire être « esclave », un statut encore bien réel dans ces sociétés. Prendre le temps de discuter (dans leur langue) et permettre de révéler des éléments intimes des demandeurs d’asile n’est hélas pas souvent possible pour les agents de l’Ofpra, par manque de temps, de moyens (notamment en traduction), de relation de confiance avec les personnes… Sans compter que, grâce à leur connaissance des milieux humanitaires, beaucoup d’entre eux adoptent diverses stratégies pour entrer dans ces catégories de vulnérabilité : cela peut fonctionner, mais cela risque aussi de les coincer, par la suite, dans leurs mensonges de survie.
En fin de compte, je mesurais combien mes réponses pouvaient avoir des répercussions directes sur la vie de personnes, entre carte d’asile d’un côté, expulsion de l’autre. Le débat de conscience était également permanent chez mes interlocuteurs, qui cherchaient peut-être dans mon propos de quoi atténuer leur charge d’arbitrage sur des destinées humaines, par le biais de réponses qui les aidaient à appliquer des procédures. Je devais les aider à fournir des « preuves », objectives et neutres, leur permettant d’établir le statut d’une personne, et finalement d’organiser son avenir !
Deux logiques tentaient ainsi de dialoguer lors de cette rencontre à l’Ofpra. D’une part, les officiers de protection cherchaient des clés pour faire entrer les personnes qui se déclaraient comme « Sahraouis des camps en situation de vulnérabilité » dans des formulaires menant à l’acceptation ou au rejet de leur demande, et d’argumenter leurs choix sur des données objectivées.
De l’autre, je tentais d’expliquer que ces catégories étaient souvent invisibles, complexes, mouvantes au gré du temps et des cas particuliers. D’ailleurs, j’emploie généralement la notion de « personnes en situation de déplacement » pour éviter de classer a priori mes interlocuteurs. Qu’est-ce qu’un migrant « forcé » par rapport à un migrant « économique » (difficile de dire qu’on n’est pas forcé de partir quand il n’y a aucun travail !) ou « environnemental » (dégradation écologique qui est parfois causée directement par des choix politiques) ? Une personne qui fuit son pays peut devenir officiellement un « réfugié » si elle rencontre des services juridiques pertinents lors de son parcours (Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, ONG, État d’accueil), mais aussi un « illégal » si, au moment ou au lieu où elle passe la frontière, il n’y a personne pour statuer sur son cas ! C’est donc en me méfiant de ces catégories flexibles que ma démarche s’intéresse aux « personnes rencontrées sur le terrain », en s’intéressant à leurs définitions identitaires, leurs parcours de vie, leurs adaptations circonstancielles, opportunistes ou subies, toujours issues de choix complexes et propres à la diversité et à la fluctuation des comportements humains.
Les membres de l’Ofpra devaient eux-mêmes répondre à des injonctions contradictoires, entre nécessité de trancher sur des situations de vie et conscience de la complexité de ce choix.
Nos deux points de vue n’étaient cependant pas en confrontation directe. Les membres de l’Ofpra devaient eux-mêmes répondre à des injonctions contradictoires, entre nécessité de trancher sur des situations de vie et conscience de la complexité de ce choix. Ils essayaient de comprendre au mieux ce que je pouvais leur apporter et de se documenter par ailleurs (bien que le temps leur manquât). Mais ils devaient entrer dans le cadre de procédures administratives ou, plutôt, y faire entrer des vies. En somme, j’avais l’impression d’être la voix de ces vies, quand eux étaient la voix du document administratif. Nous essayions de concilier nos regards, dans la rencontre de deux logiques : celle où l’homme est une addition de catégories mouvantes et enchevêtrées au cours de sa vie et celle où la catégorie peut statuer sur le devenir de l’homme.