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À quels besoins répondent les catégories juridiques qui servent à classer les migrants ? Compter, protéger, octroyer ou refuser des droits… Si elles sont en effet nécessaires pour pouvoir offrir à tous les mêmes droits et la protection dont chacun a besoin, elles sont aussi largement insuffisantes.
Comment caractériser et définir les nouvelles mobilités ? Alors que les formes de migrations se sont beaucoup diversifiées, la politisation du phénomène migratoire a donné lieu à des définitions sommaires, comme celle opposant, depuis la crise de 2015, les « migrants » aux « réfugiés ». Et les catégories sont sources de comptage, de classement, de reconnaissance ou de refus de droits. Les catégories juridiques sont souvent en retard par rapport à la réalité des profils de migrants. Combien appartiennent à plusieurs catégories, à la fois ou successivement ? Cette évolution concerne aussi les catégories de pays – hier considérés comme pays d’émigration (de départ), d’immigration (d’accueil) ou de transit – mais beaucoup de pays sont l’un et l’autre à la fois.
Les catégories sont devenues de plus en plus nombreuses sous l’effet de la mondialisation des flux et des modes d’installation (légaux ou non), avec des types de plus en plus variés et un nombre de nationalités qui ne cesse de croître. Pourtant, la plupart des pays d’immigration sont confrontés à des mouvements de population de même nature : regroupement familial (la première source de flux en Europe et aux États-Unis), étudiants, travailleurs qualifiés et non qualifiés, exode des cerveaux, travailleurs temporaires, frontaliers, réfugiés, demandeurs d’asile, sans-papiers parfois issus de ces catégories, apatrides. Selon les cas, c’est le droit (légalité ou non du séjour), la qualification (diplômes, formations), la durée du séjour (permanent ou temporaire), le motif de la venue (famille, études), son caractère volontaire ou forcé (réfugiés, travailleurs), ses causes (travail, études, famille), la proximité géographique (frontaliers, travailleurs installés dans la mobilité), l’absence de statut (sans-papiers, apatrides) qui sont interpellés. Au cours de leur vie, beaucoup appartiennent à plusieurs catégories successives. Aujourd’hui, un sans-papiers, s’il a la chance d’être régularisé, peut passer par différents échelons de qualification professionnelle, devenir un immigré résident de longue durée et se faire naturaliser dans les grands pays d’immigration. À quelle catégorie appartient-il ?
À lire les travaux traitant des migrations voici un siècle, on constate que les termes de « migrant », voire d’« immigré », y étaient peu présents. Les émigrés désignaient plutôt ceux que l’on ne regardait qu’à travers leur fuite du pays de départ, comme les émigrés russes que l’on distinguait clairement des « travailleurs étrangers », expression utilisée pour désigner la main-d’œuvre venue d’ailleurs. La distinction entre migrants volontaires (les travailleurs) et forcés (les réfugiés) ne s’affine véritablement qu’avec les deux guerres mondiales et lors de la définition progressive d’un statut du réfugié à la Société des nations (SDN), puis par la Convention de Genève de 1951. Mais ces catégories, destinées à définir un statut, étaient déjà floues : quand le Bureau international du travail (BIT) a été chargé, entre 1925 et 1929, de gérer les réfugiés après le premier conflit mondial, il s’agissait déjà d’en faire des travailleurs, du moins pour ceux qui étaient sans emploi, car le statut de réfugié conditionnait le placement professionnel.
On est passé d’une approche collective des réfugiés (les Arméniens, les républicains espagnols…) à une approche individuelle de la persécution, variable selon les contextes politiques.
Dans le même temps, on est passé d’une approche collective des réfugiés (les Arméniens, les Russes, les républicains espagnols, les Vietnamiens…) à une approche individuelle de la persécution, inégalement considérée selon les contextes politiques. Comme l’écrit Dzovinar Kévonian, « dès le début des années 1930, avec l’extension de la crise à l’Europe, la catégorie du réfugié redevient inassimilable et le champ est partagé entre un juridisme rigide, une stigmatisation qui se manifeste par la reprise de l’argumentaire des vrais-faux réfugiés et un discours éthique qui centre le débat sur le droit de l’asile1 ». Le débat sur les vrais ou faux réfugiés n’est donc pas récent.
C’est la Convention de Genève qui définit aujourd’hui le réfugié par la persécution ou par le risque fondé de persécution. Mais, dans le passé, l’absence de reconnaissance de nationalité par le pays que l’on avait quitté et dont les critères d’appartenance avaient changé était aussi un facteur de délivrance du statut. Jusqu’à la chute du rideau de fer, reconnaître le statut de réfugié à un individu ou à un groupe, c’était faire de la politique et donner une image positive de l’Occident face à l’oppression communiste, en Europe comme aux États-Unis. La plupart des Vietnamiens se sont vus reconnaître le statut de réfugiés comme groupe ; les dissidents soviétiques ou ceux des pays satellites, image idéal typique de réfugiés de la Guerre froide, comme individus. On n’était pas si loin de ce contexte lors de la crise de 2015, quand la grande majorité des Syriens, par exemple, ont été considérés puis reconnus comme vrais réfugiés mais que les Africains subsahariens étaient regardés au cas par cas pour distinguer les « vrais » réfugiés des potentiels « tricheurs », ramenés au terme de « migrants ». Notons par ailleurs que les statistiques du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) comptabilisent parmi les réfugiés (72 millions en 2019), non seulement les réfugiés statutaires (26 millions), mais aussi ceux qui sont candidats à l’asile (ou demandeurs d’asile), ceux qui bénéficient d’une protection humanitaire ou temporaire et les déplacés internes dans leur propre pays. En revanche, les déplacés environnementaux ne sont pas considérés comme des réfugiés par le HCR, ce ne sont pas des migrants forcés, mais des migrants volontaires, quittant leur pays pour des causes liées à des catastrophes naturelles ou au changement climatique.
Selon l’Organisation des nations unies, le migrant international est celui qui est né dans un pays et qui vit, pour une durée généralement supérieure ou égale à un an, dans un autre pays que le sien.
Rappelons que les réfugiés sont des migrants parmi d’autres : selon l’Organisation des nations unies (ONU), le migrant international est celui qui est né dans un pays et qui vit, pour une durée généralement supérieure ou égale à un an, dans un autre pays que le sien. C’est le parcours géographique et la traversée de la frontière qui définit le migrant international (271 millions, selon l’ONU en 2019), qui se distingue en cela du migrant interne (740 millions). Dans les statistiques de l’Organisation internationale des migrations (OIM), on distingue sept catégories : travailleurs, étudiants, réfugiés, migrants irréguliers, femmes et enfants migrants, migrants environnementaux. Mais le droit français, lui, en connaît plusieurs dizaines2. Quant à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), elle distingue, dans son rapport annuel, les migrants (foreign born, nés dans un pays étranger) et les étrangers (non nationaux), les travailleurs et les familles, les acquisitions de nationalité. Elle s’aligne en cela sur la catégorisation internationale des migrants comme unique mode de comptage mondial, tout en tenant compte de la tendance des pays européens à prendre en compte la distinction entre nationaux et étrangers. Aux États-Unis, au Canada et en Australie, c’est ainsi que l’on comptabilise les migrants, nés à l’étranger et ayant vécu au pays d’accueil. Dans ces pays de droit du sol où, de surcroît, l’accès à la nationalité est souvent acquis grâce à une résidence de courte durée, le nombre de migrants diffère moins de celui des étrangers qu’en Europe, où la nationalité du pays d’accueil est plus longuement acquise. En France, depuis le recensement de 1999, on effectue un double comptage : d’un côté les migrants, de l’autre les étrangers, toujours en nombre inférieur aux migrants car, parmi les migrants, figurent notamment les naturalisés, mais aussi les nationaux nés à l’étranger et réinstallés dans le pays. Aussi bien, les chiffres des étrangers varient entre les comptages par les pays d’accueil, qui ne prennent en compte que les titres de séjour en cours de validité, et ceux par les pays de départ, qui comptabilisent, à travers leurs consulats, le nombre de passeports, sans savoir si leurs ressortissants sont en situation régulière ou non.
À la suite de la crise de 2015, le Pacte mondial sur l’immigration et l’asile, dit Pacte de Marrakech, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 2018, reprend la distinction entre migrants et réfugiés. Il se compose d’ailleurs de deux pactes : un pour les migrants et un autre pour les réfugiés. Mais il concerne toutes les migrations : « pour une immigration sûre, ordonnée et régulière », invitant à mieux respecter les droits de l’homme de toutes ces personnes en situation de mobilité humaine, à leur reconnaître un statut et à leur ménager une entrée régulière.
Ces catégories juridiques ont un impact important sur la vie des migrants, car elles servent aux États pour fixer leurs conditions d’entrée et de séjour. Mais la tendance à la multiplication des catégories révèle la difficulté des États à saisir un phénomène évolutif.
Les autres catégories sont utilisées à des fins d’analyse sociologique ou économique et distinguent selon l’âge (mineurs isolés, par exemple), le genre (femmes migrantes, presque aussi nombreuses que les hommes, soit 48 % des migrants internationaux), le niveau d’études (étudiants étrangers, élites), la qualification, la durée du séjour (travailleurs permanents ou temporaires, saisonniers), le secteur d’activité (ouvriers agricoles, ouvriers spécialisés, techniciens, informaticiens, médecins…).
Les catégories juridiques qui servent à gérer les migrations (travailleurs, familles, réfugiés, étudiants) sont, pour la plupart, dépassées par la réalité.
Mais les catégories juridiques qui servent à gérer les migrations (travailleurs, familles, réfugiés, étudiants) sont, pour la plupart, dépassées par la réalité. Elles datent des années 1950 et servent à classer ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. Il y a de nombreux migrants qui, du fait même de leur mobilité, sont des sans-droits : comme les sans-papiers, en raison d’une entrée irrégulière sur le territoire du pays d’arrivée ou d’un passage dans l’irrégularité après avoir perdu certains droits au séjour. Il en va ainsi des demandeurs d’asile déboutés, des migrants venus pour des raisons de santé devenues caduques, des mineurs isolés devenus majeurs et ayant perdu le droit à la protection de l’enfance, des femmes arrivées dans le cadre du regroupement familial mais qui, du fait de l’abandon par leur conjoint, n’ont plus de base légale pour leur séjour et leur union dans le pays d’accueil, des étudiants entrés pour leurs études et demandant à rester sur le marché du travail, des saisonniers qui prolongent leur séjour pour une durée supérieure à celle de leur saison de travail. De temps en temps, des régularisations de sans-papiers tentent de rapprocher la réalité de la situation juridique.
Une autre inadéquation vient de réglementations nouvelles qui rendent difficile l’accès au statut recherché : la notion de « pays sûr » ou de « pays tiers sûr » (dont la Turquie fait partie), d’où l’on peut demander l’asile, mais selon une procédure différente (accélérée, avec une charge de la preuve inversée), prive de droits des candidats à l’asile, même si leur pays d’origine est toujours peu sûr ou ne l’est plus, mais qu’il a été défini comme sûr pour désengorger les voies de l’asile ou pour des raisons diplomatiques. Mais la mesure la plus importante a été la suspension de l’entrée de travailleurs salariés non européens, survenue en 1973 (en Allemagne et au Benelux) et en 1974 (en France). L’effet a été non seulement d’accélérer le regroupement familial, légal ou non, car les normes ont souvent été durcies, mais d’inciter les migrants à politiser leur profil afin d’apparaître comme demandeurs d’asile. Souvent déboutés, notamment quand ils viennent d’Afrique, ils risquent leur vie en traversant la Méditerranée, depuis les années 1990, et viennent grossir les filières de la demande d’asile. Dans les années de croissance, les migrants venus comme travailleurs arrivaient souvent clandestinement par milliers, mais se faisaient régulariser rapidement en raison du manque de main-d’œuvre. Les demandeurs d’asile avaient 80 % de chances d’être acceptés comme réfugiés. En fermant l’entrée du travail salarié aux non-Européens, on a artificiellement fait grossir les demandes d’asile et accru le nombre de déboutés et finalement de sans-papiers.
La troisième inadéquation est liée à la complexité des conditions de vie des migrants. Certains sont menacés d’irrégularité de séjour : la plupart des demandeurs d’asile cherchent à entrer sur le marché du travail, du fait de l’incertitude de leur avenir quant au statut de réfugié. S’agit-il de travailleurs migrants ou de réfugiés ? De même, beaucoup des femmes entrées dans le cadre du regroupement familial arrivent ensuite sur le marché du travail : leur séjour est pour des raisons de famille ou de travail ? Beaucoup d’étudiants, européens et non européens, tentent également, une fois leurs études terminées, de devenir des travailleurs qualifiés là où ils ont étudié : sont-ils des élites qualifiées ou des étudiants ? Des stratégies complexes sont déployées pour se maintenir sur le territoire : mariages « blancs » ou « gris », régularisation dans un pays voisin pour ensuite séjourner dans un autre, sans papiers ou statutaires… Le cas le plus typique est celui des déplacés environnementaux : ils ne sont pas reconnus comme réfugiés, mais ce sont des déplacés de façon volontaire ou forcée si la montée des eaux, une sécheresse, un tremblement de terre, un cyclone ou une tornade les forcent à quitter leur domicile. Des raisons politiques, religieuses, d’appartenance à un groupe social ou à une ethnie ne sont pas la cause de leur persécution, mais l’environnement n’est-il pas une cause de départ forcé tout aussi légitime ? Ils sont sans statut, sans droits car non persécutés et migrants non forcés. Enfin, les apatrides, malgré la convention des Nations unies de 1954 qui cherche à en réduire les cas, n’ont pas réussi à exister légalement dans le monde, du fait de leur déplacement. Ils n’existent nulle part ! Ni dans leur pays de départ, ni dans celui d’arrivée. On en compte pourtant 12 à 13 millions dans le monde, mais les États qui les abritent restent plus puissants que les conventions internationales à les maintenir comme tels : Myanmar, États baltes, Afrique des grands lacs… Le cas des Rohingyas est le plus connu, entre Myanmar et Bangladesh, mais bien d’autres existent dans le monde.
Les catégories de migrants, si elles sont destinées à compter et à classer, ont surtout pour objet de donner ou de refuser des droits aux personnes mobiles, pourvues de moins de droits que celles qui sont sédentaires.
Les catégories de migrants, si elles sont destinées à compter et à classer, ont surtout pour objet de donner ou de refuser des droits aux personnes mobiles, pourvues de moins de droits que celles qui sont sédentaires. Avec quelles conséquences ces catégories agissent-elles sur la vie des personnes ? Des réseaux de passeurs, un trafic mondialisé de la traversée des frontières, des modes de surveillance, des murs, des camps, des zones d’attente et des centres de rétention se sont imposés soit pour contourner ces catégories, soit pour les justifier. À quelles fins ?
1 Dzovinar Kévonian, « Enjeux des catégorisations et migrations internationale », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 3, 2005, p. 33.
2 Serge Sur (dir.), « L’Europe face au choc des migrations », Questions internationales, n° 97, La Documentation française, mai-juin 2019.