Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Migrations : un manque de cohérence politique

©4 Noborder Network/Flickr/CC
©4 Noborder Network/Flickr/CC
Il y a un an, la Revue Projet posait la question : « Migrations : quelle autre politique pour l’Europe ? ». Le 8 octobre 2013, suite au drame de Lampedusa, la Revue Projet et ses partenaires, le CCFD-Terre Solidaire et le Service jésuite aux réfugiés interpellaient ouvertement le gouvernement français et la Commission européenne. Nous avons demandé à Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations, d’analyser leurs réponses.

Il y a quelques jours, une embarcation de migrants coulait au large de la Libye, rappelant le drame de Lampedusa : le 3 octobre 2013, près de 300 migrants sub-sahariens trouvaient la mort au large de l’île sicilienne, soulignant, une fois de plus, les contradictions entre le discours international sur la question et les réponses fournies aux arrivées irrégulières. La Revue Projet, qui venait de publier un numéro : « Migrations : quelle autre politique pour l’Europe ? » (n° 335, été 2013), l’a adressé, accompagné d’une lettre ouverte, à plusieurs ministères français et aux institutions européennes.

Nous disions, notamment, « La question migratoire exige un langage de vérité. (…) L’Europe a besoin d’immigration pour pallier le vieillissement de sa population ; pour dynamiser son marché du travail ; l’Europe gaspille des milliards d’euros à traquer, parquer et expulser les migrants ; l’Europe se décrédibilise en renvoyant l’image d’une puissance frileuse et peu soucieuse des droits ; l’Europe offre au marché noir une main-d’œuvre réduite en esclavage à force de criminaliser l’immigration. Au total, la politique migratoire européenne n’est pas seulement inhumaine, elle est absurde. Vous trouverez dans ce numéro quelques grands axes sur lesquels fonder une nouvelle politique : faire de la libre circulation la règle et des entraves, l’exception ; signer et ratifier la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants et de leurs familles ; avancer vers une gouvernance euro-méditerranéenne des migrations, en attendant qu’elle puisse être mondiale. »

Certains ministres nous ont remerciés, d’autres ont pris le temps d’argumenter. Que nous disent ces courriers ? Que la question migratoire est loin d’être une pensée cohérente et globale, qu’elle n’intéresse que dans l’urgence et que la politique publique, qu’elle soit nationale ou européenne, s’accommode allègrement d’un discours convenu, en recyclant souvent les vieux outils du prêt-à-penser dans ce domaine. Jugeons-en plutôt.

« Je partage vos inquiétudes »

La Commission européenne (direction générale, affaires intérieures) a rappelé l’ensemble d’actions immédiates annoncées par le président Barroso après la tragédie de Lampedusa : création d’une « Task force » pour la Méditerranée, présidée par la Commission européenne et constituée des 28 États membres ainsi que des institutions européennes impliquées. Le chef d’unité indique que la possibilité de plus de voies d’accès à l’Union européenne serait discutée. Parallèlement, le « paquet » asile a cherché à assurer plus de cohérence dans la mise en œuvre des politiques d’asile entre les différents pays européens grâce, notamment, au bureau européen de soutien à l’asile. Puis, partageant l’inquiétude de la Revue Projet à l’égard de la rhétorique anti-immigrés en période de crise, il exprime le souhait de mieux expliquer les apports et les défis de l’immigration à partir de données objectives et ajoute : « La Commission pense qu’une immigration bien maîtrisée est une partie de la solution aux pénuries actuelles et futures de main d’œuvre et aux évolutions démographiques. » Plusieurs directives visent en effet à ouvrir plus de canaux d’immigration légale à diverses catégories de migrants : résidents de longue durée, familles de migrants, travailleurs hautement qualifiés, transferts de personnel d’entreprises, étudiants et chercheurs. Le processus post-Stockholm devrait développer cette tendance et la renforcer. Une consultation est ouverte par la Commission européenne en ce moment de réflexion stratégique. Reste que l’approche assez positive des migrations qui est présentée n’est pas exempte de confusion entre les objectifs : s’agit-il d’ouvrir ou de fermer les frontières ? À qui ? Une immigration permanente ou de circulation ? Sur quels fondements opérer une sélection ? Pour quelle place des migrations dans la construction de l’Europe et de ses habitants ?

« La Commission pense qu’une immigration bien maîtrisée est une partie de la solution aux pénuries actuelles et futures de main d’œuvre et aux évolutions démographiques. »

Vers d’autres Lampedusa

De son côté, le chef de cabinet du président de la République a répondu que la France était à l’origine de l’agenda du Conseil européen des 24 et 25 octobre sur ce sujet et rappelle les trois principes d’actions définis : « Améliorer la coopération avec les pays d’origine et de transit, afin de renforcer les capacités en terme de sécurité et d’action de sorte que les réfugiés qui s’y pressent puissent y être accueillis décemment ; accroître la surveillance des frontières au plus près des côtes, à travers le renforcement des missions dévolues à Frontex et à Eurosur, afin de permettre aux États membres de l’UE d’échanger davantage d’informations opérationnelles ; enfin lutter contre les agissements des passeurs et démanteler les filières au moyen d’une coopération judiciaire et policière indispensable ». La surveillance des frontières demeure peu conciliable avec l’objectif de mieux accueillir les réfugiés, sans que le secours aux victimes soit énoncé dans les missions de contrôle en mer. L’accueil de 500 réfugiés syriens supplémentaires est rappelé, ainsi que le raccourcissement des procédures de demande d’asile, un objectif souvent controversé au nom du respect du droit d’asile par les associations de droits de l’homme et de soutien aux immigrés.

Le ministère des Affaires européennes rappelle la nécessaire mise en place d’une « véritable politique européenne des migrations à l’égard des pays de la rive sud de la Méditerranée, principal bassin de provenance des flux migratoires » et les trois principes adoptés par le Conseil européen : solidarité avec les pays tiers (nouveaux partenariats pour la mobilité, comme entre le Maroc et l’UE), prévention par une meilleure coopération avec les pays d’origine et de transit et un meilleur accueil des réfugiés près des zones de conflits (un plaidoyer pour l’asile interne ?), protection contre les passeurs. Il considère que la France place la coopération avec les pays d’origine en tête des priorités et annonce en juin 2014 des orientations stratégiques quant à la poursuite de la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.

La feuille de route est énoncée, mais sans sortir des contradictions (sécurité et liberté) qui risquent de produire d’autres Lampedusa.

Annexe : les réponses dans le texte

Vous trouverez ici les extraits les plus significatifs :

Matthias Oel, chef de l’unité asile à la Direction générale des affaires intérieures de la Commission européenne (02/12/2013) : « En visite à Lampedusa, le Président Barroso a annoncé un ensemble de mesures immédiates, dont la mobilisation de 30 millions d’euros pour soutenir l’Italie et renforcer les opérations de Frontex dans la zone. (…) Un taskforce pour la Méditerranée a été créé au lendemain de la catastrophe (…) pour réduire le risque qu’une telle tragédie ne se reproduise. La possibilité d’établir de nouveaux canaux légaux pour accéder à l’Union européenne sera discutée dans ce cadre. (…)

La Commission travaille étroitement avec les États membres à la pleine mise en œuvre du récent ‘paquet asile’ [qui] renforce la protection assurée aux personnes fuyant les conflits et les persécutions. Le tout nouveau Bureau européen d’appui en matière d’asile en sera un partenaire important.

Je partage complètement vos inquiétudes relatives à la rhétorique anti-immigrant en temps de crise. Comme vous le soulignez, il nous revient, chacun à notre niveau, de mieux expliquer les opportunités et les défis de l’immigration à partir de données objectives. La Commission croit qu’une immigration bien gérée fait partie de la solution aux besoins actuels et futurs de main-d’œuvre et aux évolutions démographiques (…) ». [Notre traduction]

Thierry Repentin, alors ministre délégué aux Affaires européennes (17/12 /2013) : « Le Conseil européen des 24 et 25 octobre 2013 a repris les trois principes d’action proposés par la France : solidarité avec les pays tiers (…) ; prévention dans les pays d’origine et de transit par une meilleure coopération avec les pays d’origine et un meilleur accueil des réfugiés au plus près des zones de conflit ; protection avec une lutte plus efficace contre les passeurs. (…) Il y reviendra en juin 2014 : des orientations stratégiques concernant la poursuite de la planification législative et opérationnelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice seront alors définies ».

Isabelle Sima, chef de cabinet de François Hollande (17/02/2014) : « François Hollande m’a confié le soin de vous répondre et de vous assurer combien il partage vos préoccupations. (…) Le Conseil européen [a adopté] trois principes d’action : améliorer la coopération avec les pays d’origine et de transit (…) ; accroître la surveillance des frontières au plus près des côtes, à travers le renforcement des missions dévolues à Frontex et Eurosur (…) ; lutter contre les agissements des passeurs et démanteler les filières (…). La France a annoncé son intention d’accueillir 500 réfugiés syriens supplémentaires (…) [et] entend raccourcir les délais des procédures de demandes d’asile ».

À lire aussi sur Revue-Projet.com


Jour de la tenue à New York du « Dialogue de haut niveau sur les migrations et le développement » où se rencontraient, pour une meilleure gouvernance multilatérale des migrations, des acteurs étatiques et non étatiques, associatifs, issus d’organisations intergouvernementales et d’ONG du monde entier.

P. Moscovici, J.-M. Ayrault, P. Canfin, M. Touraine. Ces ministères ont fourni des réponses brèves et polies : l’Économie et les Finances (« une publication dont le ministre a pris connaissance avec la plus grande attention »), les services du Premier ministre (« un éclairage particulièrement intéressant sur ce sujet complexe »), les Affaires sociales et la Santé (« dont les propositions contribueront à éclairer les réflexions sur la politique migratoire européenne »).

Les institutions ayant répondu sont : le chef de cabinet du président de la République, le chef de cabinet du Premier ministre, le ministre délégué chargé des Affaires européennes au ministère des Affaires étrangères et, pour l’Union européenne, le chef d’unité de la Commission européenne consacrée à l’immigration et à l’asile.

J'achète Le numéro !
Migrations : quelle autre politique pour l'Europe ?
Je m'abonne dès 3.90 € / mois
Abonnez vous pour avoir accès au numéro
Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Aux origines du patriarcat

On entend parfois que le patriarcat serait né au Néolithique, près de 5 000 ans avant notre ère. Avant cela, les femmes auraient été libres et puissantes. Les données archéologiques mettent en doute cette théorie. De très nombreux auteurs, de ce siècle comme des précédents, attribuent la domination des hommes sur les femmes à l’essor de l’agriculture, lors du Néolithique. Cette idée est largement reprise dans les médias, qui p...

Du même dossier

Espagne : qui cherche du travail ailleurs ?

Frappée de plein fouet par la crise, l’Espagne voit ses jeunes tenter leur chance ailleurs. Combien ? Difficile de savoir. L’Europe resterait la destination première. Les immigrés et leurs descendants seraient les premiers concernés. Le phénomène, s’il réjouit les partisans d’un marché unique du travail, prospère sur les ruines de l’Europe du Sud. Conséquence de l’ajustement structurel, le vieux rêve des architectes de l’unité européenne semble devenu réalité : la mobilité intra-européenne s’est...

Faire place aux migrants, un pari osé !

Quelle place accordons-nous aux migrants ? Non seulement dans nos politiques migratoires, mais dans notre quotidien. Quel regard portons-nous sur eux au travail, dans notre immeuble, notre rue ? Réinventer les relations entre migrants et non-migrants, construire une parole commune. C’est le défi que s’est lancé pendant six mois le groupe « Place et parole des migrants ». « Il faut qu’on nous donne la chance d’oser », résume Ghislain1, en appuyant ses propos de gestes précis, dans le train qui no...

Une autre politique d’immigration est-elle possible ?

Les gouvernements veulent satisfaire l’opinion en maltraitant les sans-papiers, chargés des maux de notre société : délinquance, travail au noir, concurrence illégale menaçant l’équilibre social, etc. Dans le même temps ils satisfont les employeurs en tolérant cette main-d’œuvre bon marché, corvéable à merci. Pour Emmanuel Terray, ce compromis intenable évoluera d’abord du fait des migrants eux-mêmes. Une autre politique migratoire est-elle concevable en Europe ? On ne saurait répondre à cette q...

Du même auteur

Nouveau Sud mobile

Les dynamiques migratoires mondiales révèlent un autre visage du Sud, où les migrations se font d’abord à l’intérieur d’une même région. Cette réalité demeure bien peu prise en compte par les politiques européennes. Les changements migratoires les plus significatifs se situent aujourd’hui au Sud de la planète pour des raisons structurelles : inégalités du développement humain, nouvelles technologies de l’infor...

Assouplissons les catégories migratoires !

Si les catégories actuelles sont désajustées par rapport à ce que vivent les personnes migrantes, comment les faire évoluer ? Selon quels critères et quelles nécessités ? Deux chercheuses et deux acteurs de la société civile invitent à adoucir les catégories actuelles, pour traiter avec plus d’humanité les personnes. Raoul, interviewé pour ce dossier de la Revue Projet, nous confiait : ...

Les catégories, un mal nécessaire ?

À quels besoins répondent les catégories juridiques qui servent à classer les migrants ? Compter, protéger, octroyer ou refuser des droits… Si elles sont en effet nécessaires pour pouvoir offrir à tous les mêmes droits et la protection dont chacun a besoin, elles sont aussi largement insuffisantes. Comment caractériser et définir les nouvelles mobilités ? Alors que les formes de migrations se sont beaucoup diversifiées, la poli...

Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules