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Il y a quelques jours, une embarcation de migrants coulait au large de la Libye, rappelant le drame de Lampedusa : le 3 octobre 2013, près de 300 migrants sub-sahariens trouvaient la mort au large de l’île sicilienne, soulignant, une fois de plus, les contradictions entre le discours international sur la question et les réponses fournies aux arrivées irrégulières. La Revue Projet, qui venait de publier un numéro : « Migrations : quelle autre politique pour l’Europe ? » (n° 335, été 2013), l’a adressé, accompagné d’une lettre ouverte, à plusieurs ministères français et aux institutions européennes.
Nous disions, notamment, « La question migratoire exige un langage de vérité. (…) L’Europe a besoin d’immigration pour pallier le vieillissement de sa population ; pour dynamiser son marché du travail ; l’Europe gaspille des milliards d’euros à traquer, parquer et expulser les migrants ; l’Europe se décrédibilise en renvoyant l’image d’une puissance frileuse et peu soucieuse des droits ; l’Europe offre au marché noir une main-d’œuvre réduite en esclavage à force de criminaliser l’immigration. Au total, la politique migratoire européenne n’est pas seulement inhumaine, elle est absurde. Vous trouverez dans ce numéro quelques grands axes sur lesquels fonder une nouvelle politique : faire de la libre circulation la règle et des entraves, l’exception ; signer et ratifier la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants et de leurs familles ; avancer vers une gouvernance euro-méditerranéenne des migrations, en attendant qu’elle puisse être mondiale. »
Certains ministres nous ont remerciés, d’autres ont pris le temps d’argumenter. Que nous disent ces courriers ? Que la question migratoire est loin d’être une pensée cohérente et globale, qu’elle n’intéresse que dans l’urgence et que la politique publique, qu’elle soit nationale ou européenne, s’accommode allègrement d’un discours convenu, en recyclant souvent les vieux outils du prêt-à-penser dans ce domaine. Jugeons-en plutôt.
La Commission européenne (direction générale, affaires intérieures) a rappelé l’ensemble d’actions immédiates annoncées par le président Barroso après la tragédie de Lampedusa : création d’une « Task force » pour la Méditerranée, présidée par la Commission européenne et constituée des 28 États membres ainsi que des institutions européennes impliquées. Le chef d’unité indique que la possibilité de plus de voies d’accès à l’Union européenne serait discutée. Parallèlement, le « paquet » asile a cherché à assurer plus de cohérence dans la mise en œuvre des politiques d’asile entre les différents pays européens grâce, notamment, au bureau européen de soutien à l’asile. Puis, partageant l’inquiétude de la Revue Projet à l’égard de la rhétorique anti-immigrés en période de crise, il exprime le souhait de mieux expliquer les apports et les défis de l’immigration à partir de données objectives et ajoute : « La Commission pense qu’une immigration bien maîtrisée est une partie de la solution aux pénuries actuelles et futures de main d’œuvre et aux évolutions démographiques. » Plusieurs directives visent en effet à ouvrir plus de canaux d’immigration légale à diverses catégories de migrants : résidents de longue durée, familles de migrants, travailleurs hautement qualifiés, transferts de personnel d’entreprises, étudiants et chercheurs. Le processus post-Stockholm devrait développer cette tendance et la renforcer. Une consultation est ouverte par la Commission européenne en ce moment de réflexion stratégique. Reste que l’approche assez positive des migrations qui est présentée n’est pas exempte de confusion entre les objectifs : s’agit-il d’ouvrir ou de fermer les frontières ? À qui ? Une immigration permanente ou de circulation ? Sur quels fondements opérer une sélection ? Pour quelle place des migrations dans la construction de l’Europe et de ses habitants ?
« La Commission pense qu’une immigration bien maîtrisée est une partie de la solution aux pénuries actuelles et futures de main d’œuvre et aux évolutions démographiques. »
De son côté, le chef de cabinet du président de la République a répondu que la France était à l’origine de l’agenda du Conseil européen des 24 et 25 octobre sur ce sujet et rappelle les trois principes d’actions définis : « Améliorer la coopération avec les pays d’origine et de transit, afin de renforcer les capacités en terme de sécurité et d’action de sorte que les réfugiés qui s’y pressent puissent y être accueillis décemment ; accroître la surveillance des frontières au plus près des côtes, à travers le renforcement des missions dévolues à Frontex et à Eurosur, afin de permettre aux États membres de l’UE d’échanger davantage d’informations opérationnelles ; enfin lutter contre les agissements des passeurs et démanteler les filières au moyen d’une coopération judiciaire et policière indispensable ». La surveillance des frontières demeure peu conciliable avec l’objectif de mieux accueillir les réfugiés, sans que le secours aux victimes soit énoncé dans les missions de contrôle en mer. L’accueil de 500 réfugiés syriens supplémentaires est rappelé, ainsi que le raccourcissement des procédures de demande d’asile, un objectif souvent controversé au nom du respect du droit d’asile par les associations de droits de l’homme et de soutien aux immigrés.
Le ministère des Affaires européennes rappelle la nécessaire mise en place d’une « véritable politique européenne des migrations à l’égard des pays de la rive sud de la Méditerranée, principal bassin de provenance des flux migratoires » et les trois principes adoptés par le Conseil européen : solidarité avec les pays tiers (nouveaux partenariats pour la mobilité, comme entre le Maroc et l’UE), prévention par une meilleure coopération avec les pays d’origine et de transit et un meilleur accueil des réfugiés près des zones de conflits (un plaidoyer pour l’asile interne ?), protection contre les passeurs. Il considère que la France place la coopération avec les pays d’origine en tête des priorités et annonce en juin 2014 des orientations stratégiques quant à la poursuite de la construction de l’espace de liberté, de sécurité et de justice.
La feuille de route est énoncée, mais sans sortir des contradictions (sécurité et liberté) qui risquent de produire d’autres Lampedusa.
Vous trouverez ici les extraits les plus significatifs :
Matthias Oel, chef de l’unité asile à la Direction générale des affaires intérieures de la Commission européenne (02/12/2013) : « En visite à Lampedusa, le Président Barroso a annoncé un ensemble de mesures immédiates, dont la mobilisation de 30 millions d’euros pour soutenir l’Italie et renforcer les opérations de Frontex dans la zone. (…) Un taskforce pour la Méditerranée a été créé au lendemain de la catastrophe (…) pour réduire le risque qu’une telle tragédie ne se reproduise. La possibilité d’établir de nouveaux canaux légaux pour accéder à l’Union européenne sera discutée dans ce cadre. (…)
La Commission travaille étroitement avec les États membres à la pleine mise en œuvre du récent ‘paquet asile’ [qui] renforce la protection assurée aux personnes fuyant les conflits et les persécutions. Le tout nouveau Bureau européen d’appui en matière d’asile en sera un partenaire important.
Je partage complètement vos inquiétudes relatives à la rhétorique anti-immigrant en temps de crise. Comme vous le soulignez, il nous revient, chacun à notre niveau, de mieux expliquer les opportunités et les défis de l’immigration à partir de données objectives. La Commission croit qu’une immigration bien gérée fait partie de la solution aux besoins actuels et futurs de main-d’œuvre et aux évolutions démographiques (…) ». [Notre traduction]
Thierry Repentin, alors ministre délégué aux Affaires européennes (17/12 /2013) : « Le Conseil européen des 24 et 25 octobre 2013 a repris les trois principes d’action proposés par la France : solidarité avec les pays tiers (…) ; prévention dans les pays d’origine et de transit par une meilleure coopération avec les pays d’origine et un meilleur accueil des réfugiés au plus près des zones de conflit ; protection avec une lutte plus efficace contre les passeurs. (…) Il y reviendra en juin 2014 : des orientations stratégiques concernant la poursuite de la planification législative et opérationnelle au sein de l’espace de liberté, de sécurité et de justice seront alors définies ».
Isabelle Sima, chef de cabinet de François Hollande (17/02/2014) : « François Hollande m’a confié le soin de vous répondre et de vous assurer combien il partage vos préoccupations. (…) Le Conseil européen [a adopté] trois principes d’action : améliorer la coopération avec les pays d’origine et de transit (…) ; accroître la surveillance des frontières au plus près des côtes, à travers le renforcement des missions dévolues à Frontex et Eurosur (…) ; lutter contre les agissements des passeurs et démanteler les filières (…). La France a annoncé son intention d’accueillir 500 réfugiés syriens supplémentaires (…) [et] entend raccourcir les délais des procédures de demandes d’asile ».
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Jour de la tenue à New York du « Dialogue de haut niveau sur les migrations et le développement » où se rencontraient, pour une meilleure gouvernance multilatérale des migrations, des acteurs étatiques et non étatiques, associatifs, issus d’organisations intergouvernementales et d’ONG du monde entier.
P. Moscovici, J.-M. Ayrault, P. Canfin, M. Touraine. Ces ministères ont fourni des réponses brèves et polies : l’Économie et les Finances (« une publication dont le ministre a pris connaissance avec la plus grande attention »), les services du Premier ministre (« un éclairage particulièrement intéressant sur ce sujet complexe »), les Affaires sociales et la Santé (« dont les propositions contribueront à éclairer les réflexions sur la politique migratoire européenne »).
Les institutions ayant répondu sont : le chef de cabinet du président de la République, le chef de cabinet du Premier ministre, le ministre délégué chargé des Affaires européennes au ministère des Affaires étrangères et, pour l’Union européenne, le chef d’unité de la Commission européenne consacrée à l’immigration et à l’asile.