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Selon les théories de la transition démographique1 et de la modernisation socio-économique, la croissance économique se traduit d’abord par le passage à un régime de stabilité des niveaux de mortalité et de natalité, puis par une forte baisse. Dans un premier temps, grâce aux améliorations des conditions de vie et de santé, la baisse de la mortalité est bien plus importante que celle de la natalité. Celle-ci résulte surtout de facteurs socio-économiques, avec le passage d’une société rurale, au sein de laquelle la famille élargie était la norme, à une société industrielle où la règle est celle de la famille nucléaire. Cette transition serait irréversible : d’après la plupart des auteurs, ses principes s’appliqueraient à n’importe quelle situation contemporaine.
L’une des conséquences de la transition démographique est le vieillissement de la population. Le nombre et la proportion de personnes âgées augmente considérablement, surtout dans les pays qui ont achevé leur transition. Étant donné leur caractère structurel et irréversible, la baisse de la fécondité comme le vieillissement soulèvent des débats sur la pertinence des politiques publiques – celles-ci ayant connu des fortunes diverses. Du point de vue économique, le vieillissement a des conséquences sur l’épargne, sur la consommation, les investissements, sur le système fiscal et les régimes de retraite. Du point de vue social, les répercussions concernent les coûts de la santé, mais aussi la composition des ménages et les conditions de vie. Pour autant, la « démocratisation de la vieillesse »2 est en soi un phénomène positif pour les sociétés modernes. Il témoigne d’une maîtrise accrue de la fécondité et de la mortalité au cours des deux derniers siècles. Paul Demeny3 parlait d’un nouvel équilibre démographique, avec une grande proportion de personnes âgées et un nombre réduit de jeunes. Mais dans nombre de pays européens, l’équilibre ne s’est pas vraiment réalisé : la fécondité a chuté jusqu’en dessous du seuil de remplacement des générations (2,1 enfants par femme). Dans les quarante dernières années, dans certains pays, le processus a été celui d’une « seconde transition démographique », caractérisée par un niveau de fécondité constamment au-dessous du seuil de remplacement4.
Forte baisse de la fécondité et extraordinaire augmentation de la durée de vie : c’est en Europe que la transition démographique a manifesté ses deux caractéristiques les plus nettes. Dans les quarante dernières années, le vieillissement s’est accéléré, le solde naturel (la différence entre naissances et décès au cours d’une période) devenant proche de zéro ou négatif. Pour compenser cette tendance, l’apport positif du solde migratoire (la différence entre entrées et sorties) est souvent rappelé.
Des politiques migratoires peuvent ainsi être adoptées par les pays d’origine et de destination pour augmenter ou diminuer la demande ou l’offre de main-d’œuvre, mais aussi pour peser sur l’évolution de la structure démographique. Des pays en développement, par exemple au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, considèrent l’émigration comme une solution à l’excédent démographique en âge actif ou comme un rite de passage normal pour les jeunes générations. Les pays développés, tels que ceux de l’Union européenne (UE), ont recours à l’immigration pour faire face à la pénurie de travailleurs dans certains secteurs économiques et au vieillissement structurel de leur population5.
L’idée d’une migration de remplacement est alors considérée comme une solution aux problèmes liés au vieillissement de la population. C’est dans ce contexte que les Nations unies publiaient en 2000 le rapport « Migration de remplacement : est-ce une solution pour les populations en déclin et vieillissantes ? », soulignant cette nécessité pour les pays occidentaux. Plusieurs études empiriques ont été menées depuis. G. Strozza et S. Gesano6 ont montré, pour l’Italie, combien les migrations ont contribué à réduire le rythme du vieillissement entre 2002 et 2010, mais sans inverser la tendance, ni bloquer le processus de vieillissement. Pour conserver la même proportion de personnes âgées de 65 ans et plus dans la population totale d’ici à 2051, maintenir le solde migratoire actuel (environ 300 000 par an) ne suffirait pas : il faudrait le porter à plus d’un million par an ! Dans les pays qui ont adopté des politiques migratoires restrictives (Japon, Allemagne…), ce vieillissement a été plus rapide. Pour mieux comprendre l’évolution démographique et l’apport des migrations en Europe, nous comparerons ici les trajectoires passées et futures des grands pays d’Europe occidentale, avant d’imaginer les conséquences d’une fermeture des frontières.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population de l’Europe des Vingt-Sept a achevé, dans son ensemble, sa transition démographique : le taux d’accroissement annuel, qui se situait autour de 10 ‰ au début des années 1960, était de 2,6 ‰ en 2011. Si, jusqu’au milieu des années 1990, cette croissance était assurée par l’excédent des naissances sur les décès, c’est ensuite la migration, devenue plus importante, qui a compensé en partie la chute de la natalité. La faible reprise du solde naturel observée ces dernières années n’atténue qu’en partie ce phénomène (graphique I).
Au 1er janvier 1960, les pays aujourd’hui membres de l’UE comptaient quelque 402 millions d’habitants. Plus de 100 millions se sont ajoutés en cinquante ans, portant la population européenne à 503 millions (+ 25 %) en 2012. Cependant, cette évolution des taux de croissance (qu’elle soit naturelle ou migratoire) n’a pas été homogène : durant la période 1990-2009, une dizaine de pays (dont l’Italie et l’Allemagne) ont connu une décroissance naturelle plus ou moins forte, alors que la plupart des États-membres enregistraient un accroissement naturel modéré7. Quant au solde migratoire, il a été globalement positif ou faiblement négatif presque partout8.
Graphique I – L’évolution démographique européenne entre 1960 et 2011