Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site

Accueillir plus pour gagner plus


La scène se passe une après-midi à Barbès, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Arrivés par centaines, les policiers quadrillent la zone deux heures durant. Contrôle d’identité aux barrages et dans le périmètre. Des dizaines de personnes, la plupart africaines, menottées et emmenées au poste. Quand les patrouilles font mine de partir, certains sortent de leur cachette, mais des agents en civil veillent au grain. Cent cinquante sans-papiers seront embarqués, dont quarante conduits in fine au centre de rétention administrative de Vincennes. Nous sommes le 6 juin 2013, un jeudi. Rafle ? Scène ordinaire de la machine à expulser qui tient lieu, à gauche comme à droite, de politique d’immigration. Car nos politiques migratoires sont des broyeuses d’hommes, de femmes, d’enfants. En vingt ans, 16 000 migrants seraient morts pour avoir tenté de rejoindre l’Europe. Les familles des disparus hurlent dans le désert (cf. G. Lefèvre, P. Quivy). Quand sera donc atteint le seuil de tolérance de notre société ?

On ne fait pas de politique avec de la morale ? On n’en fait pas davantage sans, rétorquera-t-on avec André Malraux. Mais puisque, aux yeux de certains, laisser parler ses émotions suffit à disqualifier le discours, mettons-les sous le boisseau pour endosser les habits de la raison. Comment justifier, au premier chef, cette contradiction fondamentale de notre mondialisation qui abolit totalement les frontières pour les capitaux (cf. G. Giraud), largement pour les biens et services, mais non pour tous les humains ? Au plan géopolitique, prépare-t-on la paix en opposant les pays de transit, auxquels on veut sous-traiter le gardiennage de nos murs, aux pays de départ du sud du Sahara (cf. M. Raïs) ? Économiquement, est-ce bien raisonnable de dépenser 20 000 euros pour chaque expulsion (36 822 en 2012), quand les migrants contribuent au dynamisme économique et à l’équilibre de nos comptes sociaux (cf. D. de Blic) ? Est-ce même efficace, quand beaucoup reviennent ? Au plan démographique, notre continent – qui voit aussi partir certains de ses jeunes (cf. A. Domingo) – veut-il à ce point accélérer son vieillissement qu’il préfère limiter l’afflux d’une population jeune et souvent formée (cf. E. Ambrosetti et C. Giudici) ?

On le voit, questionner le bien-fondé de la politique migratoire actuelle n’est pas l’apanage de quelque engeance gauchiste ou fidèle à la radicalité évangélique. Mais, si cette politique est inhumaine, coûteuse et vaine (cf. S. Weber), pourquoi la poursuivre ? Certains mouvements ont, certes, pris le parti de flatter les peurs de l’électorat – et les urnes, hélas, ne les en découragent pas. Pour nombre de dirigeants européens, il s’agit surtout de donner à l’opinion des gages de volontarisme pour pallier leur incapacité à répondre aux problèmes du chômage et de l’insécurité.

Si les détracteurs de l’Europe forteresse peinent à emporter la conviction, c’est qu’ils négligent de présenter des alternatives claires. Prendre au sérieux l’objection exige de penser les fondements d’une politique d’ouverture. Le droit de quitter son pays, inscrit dans la Déclaration universelle de 1948, restera lettre morte tant qu’il ne s’accompagnera pas du droit à s’installer dans un autre pays (cf. A. Pécoud). Aussi bien, la libre circulation doit être le principe, ses entraves, l’exception. Libre circulation n’implique pas absence de contrôle. Il n’est guère de voix pour nier à l’État un droit légitime à connaître les entrées et les sorties de son territoire. Encore faut-il que cette politique n’amène pas l’Europe à piétiner le socle de valeurs sur lequel elle s’est bâtie. Qu’attendent les pays européens pour signer la Convention des Nations unies sur les droits des travailleurs migrants et de leurs familles ?

Quelles exceptions à la libre circulation ? La notion de cohésion sociale ou celle de « bien commun » avancée par l’Église (cf. C. Mellon) appellent interprétation. À quel échelon penser ces exceptions ? Si chaque État présente quelques spécificités démographiques, la physique des flux migratoires invite plutôt à les concevoir à l’échelle régionale, sinon mondiale (cf. C. Wihtol de Wenden). Enfin, une autre politique suppose de reconnaître que la géographie n’est pas seule à dresser des frontières. Il en est d’autres, plus profondes encore. Dans le monde du travail, d’abord (cf. E. Terray). Dans notre regard, aussi (cf. A. Chaillou).

Les plus lus

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Conditions du travail à Madagascar

Chaque société entretient avec la sphère du travail un rapport particulier qui dépend d’abord de sa culture et de son histoire, ensuite de son niveau de développement économique et social. L’exemple de Madagascar relève d’une situation globalement partagée par la plupart des pays africains subsahariens – sauf l’Afrique du Sud. Ces pays ont en commun la prédominance de la tradition et de l’oralité, et l’expérience de la domination coloniale. Et ils connaissent aujourd’hui des changements sociaux...

Rôle et nature de l'actionnariat dans la vie des entreprises

Resumé Si la croissance rentable est le principal objectif pour les actionnaires, elle ne peut être leur seule visée. Il importe de mettre en œuvre des processus qui précisent les modes de relation avec les dirigeants de l’entreprise. Celle-ci a les actionnaires qu’elle mérite : seront-ils les partenaires du développement social ? De nombreuses situations récentes ont montré l’influence grandissante des actionnaires. Dernier exemple en date, en France, celui de Danone : après avoir renoncé à acq...

Du même dossier

Gouverner autrement les migrations

L’idée d’une nouvelle gouvernance mondiale de la mobilité des personnes est devenue récurrente ces dernières années. Elle apparaît comme une alternative possible à la vision sécuritaire, sclérosée et inefficace, mise en œuvre dans plusieurs zones du monde, en particulier aux frontières de l’Europe et des États-Unis. Convaincu de la nécessité de sortir de cette gestion des migrations fondée sur la seule souveraineté nationale, le CCFD-Terre Solidaire plaide pour que la société civile trouve une ...

Une autre politique d’immigration est-elle possible ?

Les gouvernements veulent satisfaire l’opinion en maltraitant les sans-papiers, chargés des maux de notre société : délinquance, travail au noir, concurrence illégale menaçant l’équilibre social, etc. Dans le même temps ils satisfont les employeurs en tolérant cette main-d’œuvre bon marché, corvéable à merci. Pour Emmanuel Terray, ce compromis intenable évoluera d’abord du fait des migrants eux-mêmes. Une autre politique migratoire est-elle concevable en Europe ? On ne saurait répondre à cette q...

Disparus en Méditerranée

Dans le contexte des révolutions arabes, 64261 personnes se sont embarquées pour l’Europe depuis la Tunisie et la Libye. Environ 2000 sont mortes ou ont disparu, dont 1000 Tunisien(ne)s. La gravité de cette situation a entraîné une très forte mobilisation des familles et des mouvements européens et africains qui défendent les droits des migrants. Depuis 2011, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) a fait de ce dossier une priorité. Il milite pour que les autorités tuni...

Du même auteur

Chocolat amer

L’or brun. En Côte d’Ivoire, les fèves de cacao font vivre une bonne partie de la population. Mais elles aiguisent aussi les appétits. Non sans conséquences sur les fuites de capitaux, l’impossibilité de déloger la classe dirigeante et la violence  armée. C’est ce que révèle cette enquête… au goût amer. Un seul pays d’Afrique est leader mondial dans l’exportation d’une matière première a...

Pour une économie relationnelle

« On peut en savoir beaucoup sur quelqu’un à ses chaussures ; où il va, où il est allé ; qui il est ; qui il cherche à donner l’impression qu’il est ». À cette observation de Forrest Gump dans le film éponyme1, on pourrait ajouter : « Quel monde il invente ». Car l’analyse du secteur de la chaussure, objet du quotidien s’il en est, en dit long sur notre système économique. Un système qui divise. À commencer par les humains : quel acheteur est capable de mettre un visage derrière la fabrication ...

Libérons-nous de la prison !

Nous aurions pu, comme en 1990, intituler ce numéro « Dépeupler les prisons » (Projet, n° 222). Car de l’inventaire dressé alors, il n’y a pas grand-chose à retirer. Les conditions de vie en détention, notamment pour les courtes peines et les détenus en attente de jugement, restent indignes d’un pays qui se veut « patrie des droits de l’homme ». Mais à la surpopulation carcérale, on préfère encore et toujours répondre par la construction de nouvelles prisons. Sans mesurer que plus le parc pénit...

Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules