Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
« On peut en savoir beaucoup sur quelqu’un à ses chaussures ; où il va, où il est allé ; qui il est ; qui il cherche à donner l’impression qu’il est ». À cette observation de Forrest Gump dans le film éponyme1, on pourrait ajouter : « Quel monde il invente ». Car l’analyse du secteur de la chaussure, objet du quotidien s’il en est, en dit long sur notre système économique. Un système qui divise. À commencer par les humains : quel acheteur est capable de mettre un visage derrière la fabrication de sa paire de baskets ? L’éloignement invisibilise les conditions de travail indignes infligées à des millions d’ouvrières (cf. N. Ajaltouni). La domination des multinationales éloigne aussi les entreprises des territoires dans lesquels elles s’implantent : que leur importe si leurs usines ont été délocalisées en Chine, puis au Vietnam ou au Bangladesh (cf. C. Séhier), avant de revenir éventuellement en Europe quand la machine peut remplacer la main-d’œuvre à moindre coût (cf. J.-P. Durand et D. Bachet) ?
Une fois la rémunération du travail réduite à la portion congrue, la valeur de nos chaussures repose désormais sur l’immatériel (marques, brevets…), opportunément localisé aux Pays-Bas ou aux Bermudes, à l’abri de l’impôt. La rente ainsi soustraite aux travailleurs et, plus largement, à la société, qui sont pourtant les vrais producteurs de valeur, permet de maximiser la rémunération des dirigeants et des actionnaires (cf. C. Alliot et S. Ly). Financiarisées à l’extrême, à l’image de ce que fut Vivarte (ex-André), ces entreprises ont cessé d’être des collectifs de production pour être saucissonnées en autant d’actifs financiers prêts à la revente (cf. I. Chambost). Le mode de production nous sépare aussi de la nature : sans conscience aucune de l’empreinte écologique de nos chaussures (cf. L. Roblin), nous les entassons à ne plus savoir qu’en faire. Ce système, finalement, nous tiraille jusque dans notre for intérieur : le consommateur et le citoyen sont censés faire chambre à part. Quant à l’adolescent sommé de devenir adulte, on lui fait miroiter des idoles en lui offrant les chaussures du footballeur Neymar, pour mieux le dispenser de se trouver lui-même.
Si le consommateur a sans doute gagné en confort, en adéquation de ses chausses à la diversité des usages, le système économique à l’œuvre n’en reste pas moins diabolique, au sens étymologique (celui qui divise). Rassurez-vous, nul besoin ici d’exorciser quelque force surnaturelle ! Le consommateur peut d’ailleurs privilégier des souliers plus en cohérence avec ses convictions (cf. L. Roblin). Surtout, ce système dominant n’a pas toujours été. Longtemps, le cordonnier fut le fier fabricant, réparateur, et même le maître à penser de sa clientèle (cf. F. Palpacuer). Ce n’est qu’au Moyen-Âge que l’historien Fernand Braudel voit poindre un système – qu’il nomme capitalisme – qui éloigne le producteur du consommateur. Un éloignement qui permet la captation de la valeur par des intermédiaires (marchands et banquiers). Plus proche de nous, ce sont des décisions politiques qui ont abouti à donner plus de force au droit commercial qu’au droit à un salaire décent (cf. A. Zacharie), c’est le choix de l’échange dérégulé qui a tué la fabrication française (cf. A. Chaillou), c’est l’option pour certaines normes comptables qui livre l’industrie aux appétits des financiers (cf. È. Chiapello)…
Autant de batailles importantes à mener. Mais la seule défense des droits et de l’équité ne garantit pas la soutenabilité des modes de production, ni la (re)découverte d’un sens au travail. Au fond, ce numéro met tout autant en évidence ce qui indigne (à juste titre) qu’une difficulté à dire le monde que l’on veut voir advenir. Dans ce monde fragile, à quoi notre économie doit-elle donner de la valeur ? La question est aujourd’hui incontournable. Or, là où le capitalisme divise, ne s’agit-il pas, précisément, d’allouer la valeur à ce qui relie (cf. C. Renouard et al.) : à soi (la fierté du travail accompli, la cohérence entre son agir et ses valeurs), à l’autre (à son travail, par ses achats…), à la nature (en reconnectant l’activité productive à son environnement, en inscrivant l’objet dans un cycle de réemploi des matériaux…) ? De passer d’une économie diabolique à une économie relationnelle ? Non, décidément, ceci n’est pas un numéro sur la chaussure !
1 Merci à Patrice Le Roué de l’avoir relevée.