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Nous retrouvons en comptabilité au moins deux objectifs : donner une image de la richesse ou du patrimoine de l’entité dont on fait le compte et mesurer l’évolution de l’enrichissement. Dans la perspective de dresser une liste de chiffres reflétant l’image de mon patrimoine, quels éléments prendre en compte ? Évidemment, la réponse varie dans le temps. Prenons un cas classique : vous êtes une entreprise qui a investi dans du matériel il y a quelques années. Ce matériel vous sert toujours, mais si vous essayez de le vendre, personne ne veut l’acheter, donc il ne vaut rien sur le marché et pourtant il vous sert à vous. Est-ce que ce matériel fait partie du patrimoine ? Avec une machine, je peux considérer qu’elle sera soit au prix de zéro, soit au prix que coûterait une nouvelle machine si on devait la racheter, soit au prix qu’on l’a achetée autrefois.
On n’est pas obligé de considérer que ce qui a de la valeur est ce qui a de la valeur sur le marché. On peut distinguer trois types de valeur : on pourrait dire que la valeur du brevet, c’est le temps que l’on a passé – ou l’ensemble des dépenses réalisées – pour développer cette innovation, mais aussi combien on est prêt à me l’acheter à l’instant t, ou ce que j’espère gagner à l’avenir avec ce brevet.
Les pratiques comptables ne sont normalisées que depuis à peine un siècle. Auparavant, les marchands et les entreprises tenaient leurs comptes comme ils le souhaitaient, ce qui signifiait d’ailleurs que, d’une année sur l’autre, les profits variaient selon les intérêts de celui qui avait la main sur les comptes. L’encadrement de la comptabilité par la puissance publique se cristallise à partir de la crise de 1929 aux États-Unis. La Securities and exchange commission, créée en 1930, va s’assurer que les comptables encadrent le rendu de comptes des entreprises (uniquement les sociétés cotées). En France, c’est à partir de la Première Guerre mondiale que l’État s’intéresse aux comptes des entreprises, avec la naissance de la fiscalité sur le revenu ou sur le profit. Après la Seconde Guerre mondiale, l’État fera aussi de la comptabilité un outil de pilotage macro-économique.
Le tournant majeur dans les normes comptables européennes se décide dans les années 2000. Il consiste, pour toutes les entreprises cotées de l’Union européenne, à adopter un seul jeu de normes pour les comptes consolidés. Ce jeu de normes est fabriqué par une petite officine privée basée à Londres, créée en 1973, l’International accounting standards committee (devenu depuis l’IASB, « b » signifiant « board »). Ces normes, avec force de loi, introduisent la fameuse notion de « juste valeur » : il faudrait mettre dans les comptes pour les actifs concernés, non pas les valeurs historiques (combien m’a coûté cette machine, etc.), mais la valeur de marché. Et quand il n’y a pas de valeur de marché, il s’agit de prendre une valeur modélisée : une valeur attribuée à partir d’une estimation des flux futurs.
Dans un bilan en coûts historiques, les choses sont en attente. Tout ce que l’on a acheté va nous servir dans le futur : ce qui compte est avant tout le compte de résultats où viennent s’enregistrer les consommations réalisées la période où elles le sont. Mais avec la comptabilité en juste valeur, le compte de résultats a perdu de son utilité. Ce qui compte, c’est de valoriser le bilan au moment présent. Dans le premier cas, ce qui compte est l’activité de fabrication, de production. Dans le second, c’est la valeur globale de ce que l’on possède et la valeur de revente. Dans un cas, on va s’enrichir en fabriquant, en vendant, etc., mais dans l’autre, on peut s’enrichir de bien d’autres façons, chaque fois que la valeur du bilan monte. Si on achète quelque chose et que sa valeur monte, sans que l’on n’ait rien fait, on s’est enrichi : un profit de spéculation est reconnu très rapidement. L’économiste Irving Fisher a théorisé cette forme d’évaluation dans The nature of capital and income (The Macmillan company, 1906) : il y affirme que le capital doit être valorisé par l’estimation de l’ensemble des flux futurs associés, c’est-à-dire des profits estimés. Cette nouvelle conception va bien sûr favoriser le capital financier dans les entreprises.
Ce débat sur les conventions d’évaluation a d’abord existé entre comptables. Au début du XXe siècle, on observait une prépondérance des « inductifs », qui souhaitent se fonder sur l’expérience et les bonnes pratiques pour en tirer des normes. Mais peu à peu, les « déductifs » ont pris le pas, affirmant qu’il fallait d’abord conceptualiser la bonne norme comptable pour refléter une définition correcte du capital. Petit à petit, les comptables dans leur ensemble ont adopté cette nouvelle manière de penser, en imposant lentement une définition ancrée dans la définition économique « fisherienne » des actifs, notamment à partir de l’International accounting standards committee londonien. Il aura ainsi fallu presque un siècle pour intégrer le futur et la spéculation dans les bilans, ce qui permet d’assouplir leur contrôle, dans la mesure où il est toujours plus facile et subjectif de se prononcer sur l’avenir. Avec l’adoption des normes IFRS (pour « International financial reporting standards ») au niveau européen en 2005, nous assistons à une intégration de cette nouvelle vision du capital.
Cet article est constitué d’extraits d’un entretien accordé par Ève Chiapello à Édouard Jourdain, publié le 12 septembre 2017 par « Conventions » (http://convention-s.fr) sous le titre « Enjeux et histoire des normes comptables ».