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« Un savetier chantait du matin jusqu’au soir ». Ce faisant, il tire de sa somnolence un financier, auquel la peur de se faire voler a ôté le sommeil. Ce dernier donne 100 écus à l’artisan, qui en perd et le dormir et la joie de vivre. Quelque temps plus tard, le savetier rend l’argent, afin de retrouver « ses chansons et son somme ». Aujourd’hui, quelle fable écrirait la Fontaine ?
Le savetier du XVIIe siècle a cédé la place à une industrie mondialisée de la chaussure, économiquement insérée dans des chaînes de valeur globales. Une industrie en prise également avec le déploiement, à des degrés divers, de logiques financières qui se sont sophistiquées depuis le XVIIe siècle. Ces dernières conduisent non seulement à canaliser la valeur au profit des actionnaires et des investisseurs – au détriment des acteurs sociaux et sociétaux – mais aussi à changer les règles du jeu. Le cas du groupe Vivarte est à ce titre emblématique.
À la captation de la valeur (en jouant sur la mise sous tension des processus de fabrication et de vente) se superpose une valorisation des entreprises fondée sur des prix de marché insérés dans des logiques spéculatives. L’emprise sur les richesses s’opère ainsi au fur et à mesure de leur création mais, plus profondément encore, à travers la captation anticipée des richesses à venir. Les processus productifs, orientés vers l’atteinte d’une valeur prédéfinie particulièrement élevée au regard du potentiel économique, supportent les risques liés à la non atteinte de ces objectifs.
Un financier, évaluant à 400 cents écus le sommeil et le bonheur du savetier, propose à ce dernier 100 écus et lui fait supporter la dette correspondant aux 300 autres, en calculant que, dans cinq ans, il les revendra à un autre pour 1000 écus.
La pénétration des logiques financières dans les entreprises (associée généralement à leur cotation) conduit, à des degrés divers, à une focalisation sur les capacités de celles-ci à se transformer en un actif susceptible d’être revendu à tout moment, dans la perspective d’une plus-value. Quant aux entreprises non cotées, donc moins « liquides », les mêmes objectifs conduisent, en raison des taux de rentabilité attendus, à recourir aussi à des dispositifs financiers, dont les conséquences sociales et sociétales ne sont souvent appréhendées que tardivement.
La transposition de la fable laisse entrevoir comment ces logiques sont véhiculées, à travers des dispositifs porteurs de visées politiques et d’enjeux de pouvoirs (réaliser une forte plus-value sur la revente du bonheur du savetier), légitimés par des discours (le financier vient au secours du savetier) et constitués d’un maillage d’outils – juridiques (afin d’obliger le savetier à rembourser la dette) ou comptables (pour évaluer le bonheur du savetier et le contraindre à augmenter sa performance).
La montée en puissance d’une gestion collective de l’épargne a jeté les bases du fonctionnement du capitalisme financier. Les organismes collecteurs de fonds (investisseurs institutionnels, fonds de pension, compagnies d’assurance, etc.) délèguent la gestion de leurs capitaux soit à des sociétés de gestion d’actifs, soit à des groupes de capital-investissement (« private equity » en anglais), en marge des marchés réglementés.
Ces gestionnaires investissent en créant des fonds dont la vocation est d’acquérir les titres d’un portefeuille d’entreprises non cotées pour une durée programmée – généralement cinq ans – puis de les revendre progressivement afin de rembourser les capitaux apportés en les assortissant d’une plus-value. Les gestionnaires en private equity promettent des taux de rentabilité annuels élevés (de 20 % à 25 %) dans le cadre de montages à effet de levier, les « leveraged buy out » ou « LBO ». L’alignement de l’intérêt des gestionnaires de fonds sur celui des apporteurs de capitaux est assuré par une rémunération comprenant un pourcentage des plus-values obtenues (généralement 20 %). L’autre partie de la rémunération correspond à un pourcentage sur les capitaux investis (généralement 2 %), susceptible de pousser à la réalisation de transactions pour des montants conséquents.
L’importance des taux de rentabilité promis ne peut qu’interroger, tant sur leur pertinence – au regard des taux de croissance des grands indicateurs économiques – que sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir. « L’ingénierie financière » permet ainsi à certains acteurs de capter à leur profit une grande partie de la valeur économique dégagée, voire une valeur anticipée (qui peut se révéler fictive), tout en reportant les risques associés sur les autres acteurs économiques. Car les montages « LBO » cherchent à minimiser les capitaux apportés lors de l’acquisition des entreprises grâce au recours à un endettement important, puis à maximiser la valeur de revente au bout de cinq ans de ces dernières, en obérant éventuellement leur avenir.
Créée aux États-Unis, l’industrie du private equity qui s’y est développée à partir des années 1980 arrive au Royaume-Uni dans les années 1990. La France devient son second pays d’implantation en Europe1, à la faveur du recentrage de grands groupes sur leur cœur de métier et de la vente de leurs activités jugées non stratégiques. Des PME jugées insuffisamment attractives par les banquiers et les investisseurs sont aussi des cibles privilégiées. Au début des années 2000, dans un contexte économique favorable, les premières reventes permettent de dégager des plus-values qui alimenteront l’attractivité de ce type d’activité.
Par essence, cette industrie bénéficie à de nombreux professionnels de la finance (investisseurs, prêteurs, analystes et conseillers en stratégie, filiales de banques d’investissement) mais aussi aux professions du chiffre et du droit (auditeurs, spécialistes en droit des sociétés, en droit fiscal et social, avocats). Organisée au niveau mondial autour de quelques grands groupes de private equity, elle fonctionne par cycles spéculatifs, soutenus par la faiblesse des taux d’intérêt, une fiscalité favorable et une abondance de liquidités.
La bulle spéculative amorcée en 2003 conduit à un recours à des prêts de plus en plus importants, à des taux d’intérêt de plus en plus élevés de la part des banques, prêts largement titrisés. Son éclatement en 2007, à un moment où les acquisitions réalisées au prix fort sont financées par un endettement conséquent, fait apparaître un « mur de la dette » qu’il faut gérer. Pour les entreprises qui survivent, deux situations se rencontrent alors : les fonds de private equity acceptent de réaliser des apports de capitaux complémentaires en contrepartie du rééchelonnement des dettes, ou les dettes sont acquises à bas prix par des fonds de « dettes décotées », spécialisés dans leur restructuration.
Pour comprendre les logiques financières qui ont entraîné plans sociaux et restructurations au sein du groupe Vivarte – connu par ses enseignes dans l’habillement et la chaussure : La Halle, Caroll, San Marina… – un retour en arrière est nécessaire.
En 2004, au début de la bulle spéculative, le fonds de capital-investissement PAI Partners2 prend le contrôle – à hauteur de 55 % puis de 65 % – du capital du groupe Vivarte (anciennement « André »), qu’il sort de la cote. Ce groupe était alors majoritairement détenu par le fonds NR Atticus (fondé par Nathaniel de Rothschild) et par un homme d’affaires, Guy Wyser-Pratte. Ces derniers avaient acquis trois ans plus tôt, sur les conseils de Goldman Sachs, des actions pour 37 € qu’ils revendent pour 40 €. Le groupe, valorisé à 1,5 milliard d’euros, réalise alors un chiffre d’affaires annuel d’environ 1,9 milliard d’euros. Il emploie 15 000 salariés et compte 2 500 points de vente3. Ni le montant apporté en propre par les nouveaux actionnaires ni celui financé par endettement ne sont rendus publics.
PAI devient l’actionnaire majoritaire, aux côtés des anciens actionnaires familiaux (23 %), du fonds Sagard (10 %) et du management (2 % environ). En 2006, il revend ses titres au fonds d’investissements britannique Charterhouse en « réalisant cinq fois sa mise »4. Ce dernier devient l’actionnaire de référence (environ 70 %). L’équipe dirigeante, composée de Georges Plassat, le PDG, entouré d’une vingtaine de personnes, investit dans le nouveau montage les plus-values et actions promises à l’occasion du premier montage. Les autres salariés, ceux du moins dont l’emploi a été maintenu depuis 2004, bénéficient de trois mois de salaire pouvant alimenter le fonds commun de placement…
La presse professionnelle5 fait état d’une valorisation de l’entreprise de 3,5 milliards d’euros, en très grande partie financée par un endettement dont le montant total s’établit à 3,46 milliards d’euros. En moins de trois ans, la valorisation a plus que doublé. Certes, le chiffre d’affaires a progressé de 15 % et le taux de profitabilité6 est passé de 11 % à 16 %. Les perspectives d’avenir auraient-elles radicalement changé ?
« Plus de chant : [le savetier] perdit la voix (…), Le sommeil quitta son logis ; Il eut pour hôtes les soucis ».
Les développements précédents soulèvent de nombreuses questions. Pourquoi les banques prêtent-elles des montants aussi importants (en absolu et au regard des capitaux apportés en propre) ? Comment les gérants de fonds de private equity s’assurent-ils de l’atteinte des objectifs ? Pourquoi les équipes dirigeantes s’engagent-elles dans des opérations exigeant de tels retours sur investissement étant donnés les risques de fragilisation afférents ? Comment ces montages se concrétisent-ils et dans quelle mesure les salariés de ces entreprises en ont-ils connaissance ? Quelle signification donner aux restructurations, conséquences orchestrées ou non anticipées de risques trop élevés ?
L’endettement n’est porté ni par l’actionnaire ni par le fonds de private equity, mais par l’entreprise elle-même. Il est structuré entre différentes catégories de prêteurs, plus ou moins prioritaires. Les risques afférents sont traduits par le niveau des taux d’intérêt supportés. Pour contourner toute interdiction pénale7, l’endettement est logé dans une série de sociétés holding organisées en cascade – ce qui suppose, pour l’appréhender dans sa totalité, de disposer de l’intégralité des états financiers des différentes structures. Mais le recours à l’endettement, s’il permet de minimiser les apports de fonds, permet aussi de discipliner le processus productif en le soumettant à une pression constante.
Le recours à l’endettement permet de discipliner le processus productif en le soumettant à une pression constante.
L’objectif d’une revente est en effet présent dès l’acquisition. La valeur de l’entreprise est communément définie comme la combinaison d’un multiple8, variant en fonction de critères économiques extérieurs et d’un indicateur de profitabilité et de capacité à dégager de la trésorerie : l’EBITDA9. Dès l’acquisition, le gérant du fonds et la (future) équipe dirigeante en déterminent le montant prévu à l’issue de la période de cinq ans, sur la base d’un plan stratégique, décliné en objectifs comptables et financiers. L’entreprise est dès lors gérée en fonction du remboursement des dettes, selon l’atteinte d’indicateurs trimestriellement définis dans les contrats de prêts. S’ils ne sont pas atteints, les prêteurs peuvent demander le remboursement immédiat des dettes, ce qui occasionne alors un renversement des pouvoirs, l’actionnaire (dans notre cas le gestionnaire de fonds) étant évincé au profit des différents prêteurs.
Naturellement, pour générer des résultats à un tel rythme, l’entreprise doit réduire ses coûts, en ayant recours à des contrats précaires, à l’externalisation et à la sous-traitance, en faisant pression sur les fournisseurs et les clients. Les investissements sont fortement limités. Les actifs « hors du cœur de métier » et les bâtiments bien situés sont cédés. Une croissance externe, par acquisition d’autres entreprises, susceptible d’apporter très rapidement une croissance de l’EBITDA, est mise en œuvre, même si les effets peuvent se révéler désastreux à moyen terme.
Lors de la mise en œuvre du premier LBO du groupe Vivarte, de 2003-2004 à 2006-2007, l’accent est mis sur « la réduction des coûts sur les achats », sur « l’organisation des ‘mouvements internes’ et du changement au sein des équipes » ainsi que sur « une restructuration des enseignes de périphérie10 ». « La création de valeur » s’est ainsi opérée à travers les réductions d’effectifs et les gains de productivité demandés aux fournisseurs ainsi qu’aux salariés. Le groupe affiche ainsi, sur la période, une progression de son résultat d’exploitation (proche de l’EBITDA) de 220 à 365 millions d’euros.
Lors du deuxième LBO, l’évaluation du groupe s’est fondée sur un nouveau plan stratégique réalisé par l’équipe dirigeante et les financiers, projetant l’EBITDA sur les cinq années futures (jusqu’en 2012), objectifs fixés en fonction des taux annuels de rentabilité attendus et du service d’une très lourde dette. Si, économiquement, seule l’anticipation d’une forte croissance externe peut permettre d’envisager un tel développement, financièrement, la fragilité d’un tel montage ne peut qu’interroger. On peut supposer que, du côté du management, l’optimisme est de mise, conforté par la réussite du premier LBO et l’espoir de gains à la hauteur de sa nouvelle part dans le capital.
La réussite de ce montage suppose en effet le plein engagement de l’équipe dirigeante et l’alignement de ses intérêts sur ceux du fonds de private equity. L’équipe dirigeante devient obligatoirement actionnaire, via une participation – faible peut-être au regard des prix d’acquisition, mais parfois très importante au regard des moyens personnels – qui pourra bénéficier de la plus-value future. Les engagements sont scellés par un « pacte d’actionnaires » : la réalisation des performances conditionne le maintien dans l’entreprise, détermine la rémunération et maintient l’espoir de gains conséquents. En cas d’échec, l’équipe dirigeante est aussitôt remerciée.
Dès 2007, une stratégie de croissance externe est mise en œuvre avec l’acquisition de Naf Naf, Chevignon et Beryl, puis de Défi Mode et de Super Sport en 2008. La très grande tension des montages financiers et leurs exigences de performance ne permettent cependant pas d’assurer les investissements nécessaires en logistique, en informatique et en ouverture de magasins, ni de disposer du temps pour intégrer les entités acquises.
Quand, en 2012, le fonds créé par Charterhouse doit opérer la revente de Vivarte, comme prévu lors de l’acquisition, elle se révèle impossible. Dès 2008, l’effondrement de la bulle spéculative avait changé la donne au regard des anticipations scellées lors du deal. Bien qu’affichant un chiffre d’affaires de 3,3 milliards d’euros et 4000 magasins dans 40 pays11, le groupe n’est pas vendable. Le pouvoir passe aux prêteurs et le fonds de capital-investissement perd certes le capital apporté, mais d’un montant très faible au regard des sommes en jeu. À partir de 2013, le groupe connaît différentes phases de restructuration, occasionnant une transformation de l’endettement en détention de capital ainsi que son rachat par des fonds spécialisés, imposant des taux d’intérêt particulièrement élevés et de nouvelles exigences stratégiques. Appréhendé comme un portefeuille de marques indépendantes, le groupe est revendu à la découpe. Son chiffre d’affaires diminue ainsi de 3,5 milliards en 2013 pour 4000 magasins à 1,8 milliard en 2017 pour 2300 magasins. Les restructurations s’enchaînent, supportées par les salariés (diminutions des effectifs de 22 000 en 2013 à 16 000 en 201712), comme par tous les acteurs économiques dépendant des canaux de distribution du groupe dont les établissements maillent de nombreux territoires : fermeture de plus de 550 magasins (notamment de La Halle aux vêtements, La Halle aux chaussures et André), réorganisation des services supports, vente et fermeture d’enseignes (Défi Mode, Kookaï, Chevignon, Pataugas, Merkel et Naf Naf) et fermeture de la dernière usine de production : la Compagnie vosgienne de la chaussure13.
« À la fin, le pauvre homme s’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus : Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme ».
Si ces restructurations sont visibles et violentes, les conséquences sociales et sociétales de ces chaînes financières se révèlent très difficiles à appréhender. En termes strictement quantitatifs (nombre d’emplois, par exemple), aucune statistique indépendante n’existe et les stratégies de croissance externe rendent impossible une appréhension à périmètre constant. Par ailleurs, la structure de l’emploi14, la souffrance au travail, le délitement des collectifs sont fortement impactés15. L’opacité due à la complexité des montages et l’éviction des contre-pouvoirs accentuent la dissymétrie des rapports de force. Les jalons trimestriels de performance ne peuvent être atteints qu’au prix d’un épuisement des ressources de l’entreprise. Si certains dispositifs, comme ceux relevant de la lean production16, visent à augmenter une performance mesurée par des résultats réalisés au regard des moyens mis en œuvre, les dispositifs financiers, quant à eux, cadrent, contrôlent et évaluent le présent en fonction des résultats exigés sur un avenir déjà scellé et quadrillé à moyen terme. La valeur dégagée par le travail des salariés et celle apportée par les autres acteurs (fournisseurs, clients, État, collectivités locales…) alimentent une valorisation spéculative qui bénéficie à ceux qui l’orchestrent, via la participation aux plus-values dégagées ou les taux d’intérêt obtenus. Par l’orientation des ressources qu’elles induisent et les risques qu’elles font supporter aux autres acteurs, ces chaînes financières préemptent également une valeur future qui ne sera peut-être jamais obtenue.
Les jalons trimestriels de performance ne peuvent être atteints qu’au prix d’un épuisement des ressources de l’entreprise.
L’étude des dispositifs financiers révèle comment les mécanismes juridiques, comptables, en termes de politiques d’emploi et de rémunération se complètent et se renforcent. Le dégagement d’un certain niveau de trésorerie d’exploitation devient l’objectif central et opère une mise sous tension au nom du remboursement de la dette. Le contrôle et le fonctionnement de l’entreprise sont désormais régis dans le cadre du droit des contrats, connu de ses seuls signataires (les dirigeants et les actionnaires) en lieu et place d’une articulation du droit du travail et du droit des sociétés. La promesse d’une rémunération en capital, diversement partagée, permet de maintenir la tension notamment sur les rémunérations du travail.
L’acquisition des entreprises par des groupes de private equity révèle, en condensé, des orientations que l’on peut aussi retrouver dans les groupes cotés. Les référentiels comptables appliqués témoignent notamment de cette pénétration des logiques financières17. Les normes comptables internationales, explicitement au service des investisseurs, devenues obligatoires depuis 2005 pour les entreprises cotées sur les marchés européens, tentent, via une valorisation à la « juste valeur » des états financiers, de justifier (donc de légitimer) les cours boursiers18. Contrairement au principe de prudence qui limite la reconnaissance comptable des plus-values latentes19 et conduit – à des degrés divers selon les référentiels comptables – à traduire comptablement les risques à venir, le principe de valorisation à la « juste valeur » prône la référence au prix de marché ou, à défaut, à une modélisation financière (comme l’actualisation des flux de trésorerie futurs). À titre d’exemple, l’application de la norme comptable sur les regroupements d’entreprises peut conduire, à travers une valorisation d’immatériel, à donner une substance à une envolée des cours boursiers, qui peut se révéler, par la suite, intrinsèquement spéculative. La volonté de pénétrer la capacité des groupes à générer de la trésorerie impose par ailleurs une structuration de ces derniers en « unités génératrices de trésorerie » – et donc un pilotage – dans cette perspective.
Agir sur les conséquences sociales occasionnées par les acquisitions des entreprises par des fonds de private equity nécessite une analyse approfondie de ces différents dispositifs, afin de comprendre à qui ils profitent et comment, en faisant système, ils fonctionnement, à travers notamment l’importance des liquidités cherchant à se placer, attirées par la proposition de rendement élevés, les conditions d’octroi restrictives de crédits hors montage LBO par les établissements financiers, le poids respectif dans ces montages des apports en capitaux propres et en endettement, la possibilité de faire supporter à une entreprise tout ou partie de l’endettement de son acquisition, l’opacité qui entoure les tenants et aboutissant de ces montages, la déductibilité fiscale des charges d’intérêts, la qualification fiscale et sociale des plus-values réalisées20 et des rémunérations qui en sont tirées, les pratiques d’actionnaires s’apparentant à une direction de fait21, sans que les responsabilités afférentes ne soient endossées.
La remise en cause de ces différents points rendrait alors peut-être cette activité inintéressante pour les financiers. Peut-être en créeraient-ils alors de nouvelles… La sérénité du savetier industriel d’aujourd’hui face aux exigences des financiers ne peut-elle être garantie par les pouvoirs législatif et exécutif, afin de rééquilibrer leur relation ? Le politique semble dormir profondément, pour ne pas être réveillé par les pleurs du savetier… Mais sans la force du droit et son respect, comment attendre une évolution (une révolution ?) dans le partage de la valeur entre les parties-prenantes ? Comment éviter que ne l’emporte « la raison du plus fort » ?
1 Nicolas Bédu, Matthieu Montalban, « Une analyse de la diversité géographique des opérations de private equity en Europe : le rôle des configurations institutionnelles » dans Claude Dupuy et Stéphanie Lavigne (dir.), Géographies de la finance mondialisée, La documentation française, 2009, pp. 111-124.
2 Anciennement « Paribas affaires industrielles ».
3 Les Échos capital finance, 19/03/2007.
4 Les Échos capital finance, 19/03/2007 : on peut ainsi estimer la mise initiale de PAI à environ 0,45 milliard d’euros et une revente pour environ 2,28 milliards d’euros.
5 Notamment La Tribune (15/12/2006) et Les Échos capital finance (19/03/2007).
6 Calculé à partir du ratio résultat d’exploitation/chiffre d’affaires.
7 Cf. Loi n°66-537 du 24 juillet 1966, article 217-9 : « Une société ne peut avancer des fonds, accorder des prêts ou consentir une sûreté en vue de la souscription ou de l’achat de ses propres actions par un tiers » et Code de commerce, article L241-3 : « Est puni d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 375 000 euros (…) le fait, pour les gérants, de faire, de mauvaise foi, des biens ou du crédit de la société, un usage qu’ils savent contraire à l’intérêt de celle-ci, à des fins personnelles ou pour favoriser une autre société ou entreprise dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement ».
8 Le rapprochement entre les valeurs d’acquisition et de revente de Vivarte par PAI Partners et les résultats d’exploitation correspondants permet d’en approcher les ordres de grandeurs et la progression rapide.
9 Cet indicateur financier américain se rapproche de l’excédent brut d’exploitation français [NDLR].
10 Private Equity Magazine, 13/02/2008.
11 « Vivarte ‘Notre force ? La diversité’ », Réflexions, 2012.
12 Marc Chevallier, « Vivarte : le grand gâchis », Alternatives économiques, 3/02/2017.
13 Anne-Aël Durand, « André, La Halle, Naf Naf : Vivarte, un groupe centenaire pris dans la spirale de la crise », Le Monde, 5/01/2017.
14 Avant les restructurations de 2015, « le groupe emploie 80 % de femmes. La moitié des salariés est à temps partiel et gagne moins de 800 euros », selon Jean-Louis Alfred, coordonnateur CFDT du groupe (Marc Chevallier, « Vivarte : le grand gâchis », Alternatives économiques, 03/02/2017).
15 Isabelle Chambost, « De la finance au travail. Sur les traces des dispositifs de financiarisation », La nouvelle revue du travail [en ligne], n°3, 2013.
16 Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Seuil, 2012.
17 Jacques Richard, Comptabilité et développement durable, Economica, 2012 ainsi que J. Richard, « La nature n’a pas de prix… Mais sa maintenance a un coût », Revue Projet, n°332, février 2013 ; Jean Merckaert, « Ne laissons pas les comptables régler leurs comptes entre eux », Revue Projet, n°331, décembre 2012.
18 C’est également le cas pour les normes comptables américaines, même si, à la marge les référentiels peuvent être un peu différents.
19 J. Richard, « Les trois stades du capitalisme français », pp. 89-119, dans Michel Capron (dir.), Les normes comptables internationales, instruments du capitalisme financier, La Découverte, 2005.
20 La qualification prévalant jusqu’alors de rémunération du capital d’un point de vue fiscal et social est à ce jour questionnée tant par les services fiscaux que par l’Urssaf.
21 Cf. le jugement de la Cour d’appel d’Amiens du 28 juin 2016 (RG n° 16/02344) qui reconnaît la responsabilité du fonds de capital-investissement Sun Capital Partners en tant qu’actionnaire majoritaire du groupe Lee Cooper et lui enjoint de payer aux salariés d’une filiale des dommages et intérêts consécutivement à la perte de leur emploi.