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Joseph Paradis, que tout le monde ici appelle « Aldo », se demande comment ses successeurs vont faire pour s’en sortir. Au printemps 2016, à 70 ans, il a cédé son petit atelier de chaussures, à Pontacq, dans le Béarn. C’est sa carrure qui lui avait valu son surnom dès l’enfance, en référence à un célèbre rugbyman. Aldo a commencé à travailler dans l’atelier « Paradis-Pomiès », fondé en 1925 par son arrière-grand-père, au milieu des années 1960. Il se forme à une trentaine de kilomètres de là, à l’école de la chaussure de Jurançon, aujourd’hui disparue. La spécificité de leurs chaussures ? « La qualité, la solidité, et bien moins chère qu’ailleurs. »
« Ici, après la Deuxième Guerre mondiale, on dépassait les mille salariés dans la tannerie et la chaussure. Les gens travaillaient chez eux, pour des patrons. » Le carnet de commandes de l’atelier Paradis-Pomiès, où travaillait une dizaine de personnes, était alors bien rempli. « On faisait de la chaussure de cyclisme, de rugby, de ski, de marche, des nu-pieds. Mon père se déplaçait à Paris, au Bon marché, à la Samaritaine… On faisait des grandes tailles, du 45 au 49 et aussi des chaussures pour les pieds forts, pour des ouvriers qui, à force de porter des colis, avaient les pieds larges et écrasés… » Dans les années 1970-1980, « on faisait de la chaussure de sécurité. On était fournisseur de la SNEAP [Société nationale Elf-Aquitaine production] à Pau. Après, on a travaillé pour l’Arsenal de Tarbes. »
« On a chaussé la garde de Monaco, avec des Rangers. Et puis on a perdu des marchés et, par la suite, on a été bouffé par les gros. »
« On a chaussé des internationaux de rugby », poursuit fièrement Aldo. « On a même chaussé la garde de Monaco, avec des Rangers. Et puis on a perdu des marchés et, par la suite, on a été bouffé par les gros. » Dans les années 1970, une célèbre marque de sport se met à produire les chaussures de rugby à bouts carrés, inventées à Pontacq. Le petit atelier familial ne peut pas lutter. La pression des grandes marques ? « Je l’ai sentie avec les chaussures à bouts carrés puis avec les chaussures de sécurité. » Le directeur d’une marque française concurrente, aux processus plus industrialisés, est venu ici un jour et a dit à son père : « ‘Quand je voudrais, je vous tuerai’. C’était une grosse boîte, ils sortaient mille paires de chaussures par jour. Du ‘Made in France’ eux aussi ». « Moi, j’ai toujours vendu en direct, je n’avais pas de magasin de revente. Ma publicité s’est faite par le bouche à oreille. L’usine était ouverte du lundi 8 heures au samedi 19 heures. » L’usine ? « C’est comme ça que j’appelais l’atelier. Pas de congé, il fallait surtout ne pas fermer en août. » Car à la période estivale, les touristes de passage achètent volontiers une paire de chaussures de marche, emblème de l’atelier.
« À Pontacq, les entreprises sont parties les unes après les autres », regrette Aldo. Nombre d’ateliers ne trouvent pas de repreneur dans la descendance. D’autres implosent à la suite de désaccords intra-familiaux. Chez les Paradis-Pomiès, on s’obstine, par amour du métier.
« J’achetais tout en France : les œillets, les lacets… Je payais les fournisseurs comptant. Et pour mon salaire, je jonglais avec la caisse quand je pouvais sortir quelque chose. Si j’avais eu 1300 euros par mois, ça aurait été bien ! A côté de ça, j’avais la maladie d’acheter pour l’usine. Pour avoir toujours de quoi travailler du jour au lendemain. » L’artisan n’a jamais compté ses heures. « Aldo, confie avec affection l’un de ses anciens collaborateurs, il acceptait toutes les demandes de réparation. » Chaussures, bien sûr, même celles qui ne venaient pas de son atelier, mais aussi ceintures, sacs à main… « Pour un travail de trois heures, il faisait payer 15 € ».