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« Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ! » (Exode 3,5). L’injonction de Yahvé à Moïse montre combien la chaussure est liée au sacré. En négatif ou en creux. Être nu-pieds est un signe de respect et d’humilité dans la plupart des religions. Les musulmans se déchaussent avant d’entrer dans la mosquée. Un peu comme si la sandale empêchait l’homme d’entrer en contact avec le divin. Et, de fait, la chaussure laisse une trace anonyme dans la glaise, alors que l’homme aux pieds nus marque l’argile de son passage. Que ce soit dans la chrétienté, l’islam ou l’hindouisme, on vénère les traces de pied (vestigium pedis). Ignace de Loyola se rendit à Jérusalem pour contempler la trace des pieds de Jésus dans le rocher de l’ascension. Il existe, au palais Topkapi, à Istanbul, des empreintes des pieds du Prophète. Buddhapada, en sanskrit, désigne les empreintes de pieds du Bouddha, très vénérées dans les premiers temps du bouddhisme. Si le pied importe tellement, c’est qu’il dit quelque chose à la fois de notre identité, mais également de notre temporalité, de notre pèlerinage. Durcis, cornés, mutilés, crevassés, jeunes ou vieux, joliment tatoués ou salis par la boue, les pieds nus des mamans africaines faisant la file au village pour remplir leurs bidons d’eau racontent sans fioritures leur histoire. Les pieds sont à l’image des mains, des visages, des vies, tellement sacrés qu’il faut les protéger et les vénérer. La chaussure est l’écrin de notre dignité sacrée.
Le pied est aussi lié à notre intimité, y compris sexuelle. Un pied nu est considéré en Chine comme un symbole érotique et Freud assimila le pied à un symbole phallique. On connaît les expressions « prendre son pied » ou « trouver chaussure à son pied ». La chaussure se voit chargée de voiler cette intimité que symbolise le pied nu. Être chaussé, c’est quitter l’inconscience enfantine du jardin d’Eden pour entrer dans le monde adulte des relations sexuées. En témoigne le livre du Deutéronome faisant de la chaussure le gage de l’union entre deux familles. En effet, le déchaussé est cet homme qui préfère le célibat au mariage : « Le veuf se tiendra devant les anciens et dira : ‘Je ne veux pas épouser ma belle-sœur’. Alors sa belle-sœur s’avancera vers lui, sous les yeux des anciens ; elle lui retirera la sandale du pied et lui crachera au visage (…) Et dorénavant, en Israël, on l’appellera : ‘Maison du déchaussé’ » (Dt XXV, 9-10) Et de nos jours encore, une paire de souliers est parfois accrochée à l’arrière de la voiture des jeunes mariés. Pas étonnant, la chaussure est associée au lacet, symbole, tout comme l’alliance, du lien du mariage. La chaussure se voit ainsi chargée de garantir aussi notre fidélité.
Tout comme le vêtement, la chaussure nous permet de nous positionner dans la société. Chaque groupe social possède son propre langage vestimentaire et tout particulièrement en ce qui concerne la chaussure. Il suffit de lister les multiples noms qui lui sont associés pour faire naître en nous des représentations sociales bien différenciées : sandales, escarpins, spartiates, bottes, talons aiguilles, ballerines, pantoufles, mules, mocassins, charentaises, babouches, tongs, baskets, sabots, bottines, godasses… Et c’est sans citer les marques ! Certaines personnes surjouent la représentation sociale via leurs chaussures, à la manière de ces adolescents en quête de reconnaissance par le groupe et portant des chaussures dernier cri. Ou à la manière de ces religieux qui proclament leur vœu de liberté en se promenant déchaussés par tous les temps. La chaussure peut être un carcan social, à l’instar des minuscules chaussures des femmes de la Chine impériale, leur rendant toute sortie douloureuse, ou de ces talons aiguilles, véritables instruments de torture pour certaines femmes. Comme tout marqueur socio-économique, la chaussure est vecteur d’inégalités et d’oppressions, qu’elles soient publicitaires, familiales, genrées... Comment expliquer le prix astronomique de certaines sandales légères et éphémères ? La réponse est dans ce que nous entendons par la norme et la valeur d’un bien.
Mais la chaussure est également un instrument d’émancipation. Comme cette pantoufle de vair transformant Cendrillon en princesse d’un soir, ou ces bottes de sept lieues permettant au Petit Poucet, cet enfant va-nu-pied, d’échapper à l’ogre et de sauver ses frères. Pour certaines femmes, la maîtrise de la marche en hauts talons leur permet de s’imposer dans les milieux des hommes d’affaires. Imelda Marcos, épouse de l’ex-dictateur philippin Ferdinand Marcos, ne s’est-elle pas imaginée en Reine de Saba grâce à ses milliers de chaussures ? Le langage de la chaussure peut même être politique : certains se souviennent du soulier de Khrouchtchev aux Nations unies en 19601, d’autres du lancer de chaussures contre Georges W. Bush lors d’une conférence de presse en Irak, en 2008. Ou encore de ces montagnes de chaussures orphelines, dressées à la mémoire des victimes de mines anti-personnel par Handicap International.
Qu’elle soit de marche ou de randonnée, la chaussure est essentielle au voyage. Comme dit un proverbe africain, ce n’est pas la longueur du chemin qui arrête le voyageur, mais le caillou resté dans sa bottine. Des chaussures peuvent vous emmener au bout du monde, lors de pèlerinages comme celui de Compostelle ou du Gange à condition d’être « bien dans ses basques ». Mais les longs voyages ne sont pas tous des sinécures. On pense à ces routes de migration : les chaussures parlent pour les foules, disent leur épuisement. La peur, la fatigue, la proximité de la mort prennent figure dans ces souliers éventrés, dessemelés, ne tenant plus que par un fil, tout comme la vie de leur propriétaire. Pieds nus, nous entrons dans ce monde, pieds nus nous le quitterons, mais la chaussure est notre fidèle compagne, elle qui nous permet de rester les pieds sur terre.
1 Une chaussure fut bel et bien posée sur sa table dans l’hémicycle, mais contrairement à ce que retient la mémoire collective, sous l’effet de la propagande américaine de l’époque, il ne l’aurait pas utilisée pour manifester son mécontentement.