Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Commençons par évoquer les chaussures de mon ami Lionel. La première fois que je le vis, je fus d’emblée impressionné par sa démarche chaloupée. Il avançait, dans la lumière de cette fin d’après-midi, sur le trottoir parisien qu’il foulait comme monté sur ressorts. Quel genre de chausses pouvait bien lui procurer cette enjambée ? Élastique, sa prise d’appel, amortie, sa réception, Lionel marchait en suspension hydraulique, comme la DS (Barthes aurait dit « déesse ») de mon grand-père. Il portait en effet une paire de godasses tout à fait singulières, cousues par le milieu, en cuir souple, presque un gant. « Touche, tu verras », me dit-il aussitôt. « Et puis, regarde, posées sur cette semelle de latex, d’un seul tenant, un patin, non ? Elles m’ont coûté cher, mais je ne les quitterai plus ! Il me suffit de les porter au cordonnier pour les ressemeler ad infinitum, tu vois ! » Fier de sa trouvaille, pour sûr. Je tâtais le cuir, un peu surpris, et dus admettre qu’il y avait là quelque chose de radicalement neuf, d’inusité. Et pourtant, j’y reconnaissais aussi la marque de l’antique, de l’inaltérable. Les chaussures de Lionel me faisaient penser aux moufles pour pied dont Uderzo affuble ses Gaulois (et qui d’ailleurs ne ressemblent guère aux godillots historiques). Mais avec quelque chose de contemporain : le geste révolutionnaire de celui qui se refuse au prêt-à-porter tout autant qu’au prêt à penser. Qui n’entend pas se soumettre au diktat de la mode et de la chaussure jetable. Qui fait de sa chaussure l’enrobage de son pied, un second derme, une enveloppe sur mesure, mais plus encore « sur commande », répondant aux exigences orthopédiques autant qu’à celles de l’imaginaire. Lionel s’était représenté sa chaussure avant que de l’enfiler chez son cordonnier spécialisé. Il l’avait presque conçue, il se l’était figurée enfin, au sens où celle-ci parachevait sa figure, la silhouette qu’il entendait promener dans le monde. Et de ce point de vue, le dessin était parfaitement réussi : sa pantoufle prolongeait, d’un geste fluide, son mollet et sa cuisse, qu’il lançait en avant, à la volée, ses longs bras soutenant la cadence, la tête légèrement en arrière. En un mot : ses grolles s’accordaient parfaitement à la nonchalance élégante et presque dandy de toute sa personne.
Ce souvenir en appelle un autre. Me voici sur les rives du lac Siwinaqucha, dans les Andes péruviennes, aux côtés de Braulio, berger quechua des altitudes. Il recoud tranquillement sa sandale tout en observant ses bêtes qui paissent, impassibles, les lichens et les maigres joncs au ras de l’eau. Il porte, comme tous les paysans, des uhuta (ojotas en espagnol), des sandales entièrement constituées de pneu recyclé. « Quelle merveille que ces chaussures ! », pensais-je. Voici en effet l’objet idéal : résistantes à en crever, imputrescibles, admettant toutes les réparations « caseras », « faites maison », sans le concours du cordonnier, introuvable ici. Les sandales de l’autonomie maximale. Et puis, pour peu que le pied s’endurcisse, que la corne soit bien formée, c’est l’accessoire idéal du berger des hauts plateaux ! Nous marchions sans discontinuer dans les marais lacustres, au pied des glaciers, et il nous fallait franchir à gué les ruisseaux, sans faire de halte pour ne pas retarder les animaux du troupeau que nous menions aux pâturages. Pour moi, c’était toujours un embarras de chaussettes et de lacets. Il me fallait déchausser puis rechausser mes godillots de marcheur, à la va-vite, sans prendre le temps de laisser sécher mes orteils. Braulio était déjà sur le sentier, ses sandales inusables aux pieds. « Marca Goodyear », plaisantait-il, reprenant à son compte la plaisanterie éculée des cholos (les indiens) sur les ojotas. En le voyant recoudre sa lanière avec du fil de boucher, je me disais qu’il entrait une part de liberté dans cette façon de se chausser « à vie », en ne comptant que sur soi-même. En ceci, sa chaussure était conforme à un mode d’existence qui faisait de l’autosuffisance la vertu cardinale. Braulio pouvait se chausser seul, de même qu’il pouvait seul tricoter son vêtement, bâtir sa maison. Dans ces contrées d’altitude où les bergers vivent dans l’isolement, au pied de glaciers, pelotonnés contre le troupeau, la chaussure devenait autoporteuse.
De ces deux-là, Lionel et Braulio, je puis dire qu’ils avaient trouvé, chacun à leur manière, « chaussure à leur pied ». Y a-t-il quelque chose au monde de plus essentiel ? Qu’on y songe un instant : c’est la station debout qui nous a convertis en mammifères bipèdes, en même temps que nous développions notre lobe frontal et nos facultés conscientes. Nos pieds : voici bien le secret de notre intelligence, son assise, son point d’ancrage ! Et puis, n’est-ce pas aussi à nos pieds que tient le principe de la marche, du mouvement ? Que l’on puisse assimiler l’être aimé, celle ou celui que l’on choisit pour la vie, à une « chaussure » ne saurait donc nous étonner. Être bien chaussé, voici l’attribut de l’homme accompli. Et l’on ne change pas de chaussure comme l’on change de chemise. Entre l’homme et son soulier, il s’agit bien d’un mariage, d’une parfaite adéquation. On dit aussi : « Cela te va comme un gant. » La bonne chaussure est au pied ce que le gant est à la main : une seconde peau. À ceci près que le pied porte le poids du corps entier. Tout repose sur la chaussure.
Or que constatons-nous ? Nous avons confié le soin de nous chausser à des entreprises, qui non seulement dissimulent dans des ateliers situés aux confins du monde les secrets de confection de leurs produits (la chaussure est devenue un produit comme un autre), mais qui, de surcroît, nous imposent l’usage de leurs marques, appliquées à tout type de modèles. La chaussure exige de nous des signes d’allégeance. Nous « adoptons un modèle » et sommes « fidèles à une marque » 1. Nous voici marqués au fer rouge de la mode. Et désormais, oui, nous changeons de chaussures comme de chemise, de voiture ou de meubles : la production manufacturée a basculé dans le règne du jetable et du hors d’usage2. Ce qui autrefois ne s’appliquait qu’aux rasoirs ou aux sacs en plastique touche désormais au vêtement, autrefois bien rare, que l’on conservait longtemps en raison de son coût de production3. Nous pourrions nous passer de placards à présent, ne conservant dans notre garde-robe que les produits de saison. Nous sommes assujettis à la tendance : c’est à la marque que nous sommes fidèles, davantage qu’à nous-mêmes, à la singularité de notre complexion. Faut-il que le besoin de symbole fasse de nous des mannequins, des modèles portant des modèles ? Des prescrits-prescripteurs ? Non, l’anthropologie ne nous a nulle part enseigné que la symbolisation et les représentations collectives ne puissent s’édifier qu’à la condition de fabriquer des cohortes de fans ou de « fashion victims ». Les victimes, ce sont les consommateurs aliénés par la marchandise devenue fétiche, objet valant statut social dans un monde où les différences statutaires et symboliques sont nivelées par le marché.
C’est à la marque que nous sommes fidèles, davantage qu’à nous-mêmes.
Si Braulio et Lionel sont si bien chaussés, c’est qu’ils ont conservé, en plus du rapport à l’objet même, le rapport à la main qui a fait l’objet. La main, c’est celle de l’artisan savetier dans le cas de Lionel, c’est celle du porteur du soulier lui-même dans le cas de Braulio. L’objet n’est rien qu’un condensé des relations qui rattachent l’homme à l’Homme et l’Homme à la nature, qui nous établissent comme Homo faber (l’Homme qui transforme la nature) et comme Homo societatis (l’Homme sociable, qui ne prend conscience de son humanité que par le truchement de son rapport à un autre que soi, humain et non-humain). La chaussure, comme le tout premier des artefacts (ou un des tous premiers peut-être, aussi ancien que le javelot ou la lame biface4), est dépositaire de cette « substance relationnelle » et pourrait nous servir de mètre étalon dans la bascule vers une nouvelle forme d’organisation sociale, post-capitaliste. En quoi cette organisation ne se réduirait-elle pas à un retour au passé ? Le souvenir de Lionel me vient à nouveau en mémoire. Il ne s’agissait pas pour lui de renoncer au désir de singularité qui caractérise le « moment moderne » auquel nous appartenons. Cette subjectivité moderne, il la revendiquait au contraire, comme un retour aux sources, à rebours de sa version dégradée par l’uniformisation des modes de consommation suscités par l’approfondissement des relations de marché. À force de soumettre l’industrie de la chaussure à la concurrence, le marché a en effet fini par favoriser la constitution de grands conglomérats (Nike, Adidas, Bata, etc.), qui entretiennent l’illusion de la diversité en faisant appel à des créateurs, à condition que ces derniers respectent les contraintes de rentabilité : pléthore de modèles, mais surtout « zéro stock ». Quitte, pour cela, à piloter les comportements de consommation au plus juste, en dosant le marketing en fonction des cycles de production et en limitant la diversité à une variation sur un thème, de manière à préserver les économies d’échelle.
Oui, c’est au désir de la marchandise qu’il faut échapper, pour être en mesure de voir dans celle-ci autre chose qu’un produit sur catalogue, un accessoire éphémère, marqueur symbolique de notre présence au monde. Une belle chaussure authentique devrait, selon les critères d’un goût nouveau, laisser au sol une empreinte bien légère parce que durable. On en changerait rarement, elle aurait l’élégance indémodable des objets parfaitement ajustés à leur emploi, proportionnés à leur usage. Une beauté des formes qu’aucun évènement ne viendrait ternir ou démentir.
À l’avenir, il s’agirait de généraliser le sur-mesure, le « fait main », en encourageant la proximité du client et du bottier, de restituer à la chaussure sa qualité de bien de « longue durée », comme autrefois le paletot ou le chapeau de feutre. Et pour cela, d’empêcher la formation de chaînes de valeur de taille mondiale, qui ne servent les intérêts que des très grandes corporations habilitées à prélever la rente de « marque » maquillée en droit de propriété intellectuelle. Sans doute cette chaussure nouvelle aurait-elle un contenu de main-d’œuvre plus élevé et serait-elle plus chère. Mais le client pourrait s’acquitter de son montant en payant « à tempérament », comme on disait si bien autrefois, c’est-à-dire à proportion de ses moyens, par tranches, selon une relation de confiance établie une fois pour toutes avec son faiseur, tout à la fois créateur, fabriquant « à façon » et cordonnier réparateur. On objectera peut-être que cette nouvelle division internationale du travail refuserait aux travailleurs des pays émergents (Chine et Vietnam notamment) les moyens d’assurer leur subsistance. Ce n’est pourtant pas la philanthropie qui a déterminé les choix des industriels de la chaussure, comme en témoigne l’érosion inexorable du facteur travail dans la rémunération de la valeur ajoutée5. Soumis à des cadences de plus en plus fortes, rémunérés chichement (en dépit de hausses de salaires nominales parfois notables), les ouvriers des factures d’assemblage de chaussures sont les victimes plutôt que les bénéficiaires de l’organisation actuelle. Ils n’y trouvent un bénéfice que relativement aux conditions encore plus chiches d’existence de zones rurales surpeuplées, où les rendements agricoles décroissent. Comme l’ont montré un grand nombre d’études sur le phénomène urbain contemporain dans les grandes mégapoles du « Sud », l’exode rural précède l’industrialisation plutôt que l’inverse6. Les industriels de la chaussure peuvent ainsi puiser dans un stock de main-d’œuvre qui ne cesse de se renouveler. Une réorganisation de la production privera sans doute les ouvriers chinois ou vietnamiens d’un emploi alimentant le marché mondial. S’ils doivent se faire savetiers des temps modernes, peut-être leur amour-propre y gagnera-t-il, car ce métier leur donnera le sentiment d’une plus grande utilité sociale.
Il me vient en mémoire une autre image. Celle du tailleur qui habitait au coin de ma rue à Cuzco (Pérou) et qui m’avait confectionné un costume de velours beige, d’une étoffe que je m’étais procurée chez le marchand tout proche. Sans doute la coupe n’était-elle pas idéale : ce tailleur âgé travaillait non pas sur patron, mais en s’inspirant des gravures des magazines de mode. J’ai pourtant longtemps porté, avec fierté, ce costume si singulier. Et je revois ce tailleur, passant de longues journées assis sur le pas de sa porte à attendre le chaland, lorsqu’il ne travaillait pas dans son atelier : un vieillard affable et distingué, jamais avare de conversation. Cette condition n’est-elle pas préférable à celle de l’ouvrier corvéable à merci7 ?
Sans doute tous ne pourront pas opérer cette mue et il est certain que la mise au chômage de milliers d’employés soulève d’immenses difficultés. Mais l’on ne saurait justifier un système déficient au motif qu’il n’y en a pas d’autre, du moins à notre portée immédiate. La diversification des économies est devenue un enjeu planétaire, au Sud comme au Nord. Le Sud y a intérêt tout autant que le Nord, car il ne peut s’accommoder d’une trop grande dépendance vis-à-vis de pays importateurs qui pourraient revoir la structure de leur économie. Il conviendrait donc de chercher ensemble les meilleures manières d’opérer progressivement la transition.
Reste à en trouver la méthode. Il faudrait, pour commencer, s’attaquer résolument aux droits de propriété intellectuelle (la marque, le design), qui fournissent le ressort de l’invraisemblable mécanique des chaînes de valeur mondiales. Dans une industrie encore largement manuelle, où l’achat et l’entretien de machines n’exigent pas de fortes provisions pour amortissement, l’argument de la propriété intellectuelle justifie seul la ponction considérable des détenteurs de capitaux sur la valeur ajoutée. En plafonnant le taux de prélèvement, l’intérêt de la délocalisation disparaît et l’industrie est contrainte à une réorganisation d’ampleur. Pour faire de la chaussure l’agent d’une nouvelle politique d’émancipation, il faudrait que cette mesure s’accompagne à la fois d’un contrôle sévère des dépenses de marketing (au nom de l’intérêt général, puisque ces dépenses ne sont pas productives et suscitent des comportements addictifs) de façon à encourager un changement des comportements de consommation, et d’incitations au recours à la confection de voisinage, au fait main, à la chaussure de quartier, raffinée autant qu’écologique… Devant nous s’ouvre un chemin nouveau, né sous la semelle !
1 L’industrie de la chaussure suit de ce point de vue une tendance générale du capitalisme contemporain, bien décrite par Naomi Klein dans No logo. La tyrannie des marques, Actes Sud, 2001 et dans son dernier ouvrage consacré à Donald Trump, qui parachève en quelque sorte cette évolution : Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump, Actes Sud, 2017.
2 « […] Lorsque nous consommons, ce qui nous importe n’est pas le produit lui-même, mais les signes et les symboles auxquels il est connecté. L’essentiel est l’image. L’exemple classique est la chaussure de sport de marque, dont la fabrication ne coûte que quelques dollars et qui ne se distingue pas matériellement de beaucoup d’autres. Les consommateurs n’en versent pas moins de grosses sommes, qui peuvent aller de 50 à 200 dollars, pour avoir ces symboles de statut. La publicité et les médias ont réussi à faire désirer le logo Apple, le triangle Prada ou le « swoosh » de Nike plus encore que le téléphone, le sac ou la chaussure auxquels ils sont apposés (Juliet Schor, La véritable richesse. Une économie du temps retrouvé, Éditions Charles Léopold Mayer/Institut Veblen, 2013, p. 67).
3 J. Schor, op. cit., p. 52.
4 André Leroi-Gourhan avait trouvé des traces de mocassin dans une empreinte fossilisée laissée dans la grotte de Fontanet en Ariège, ce qui prouverait que l’usage des chaussures remonte au paléolithique, cf. A. Leroi-Gourhan (dir.), Dictionnaire de la préhistoire, Puf, 1988.
5 Voir sur ce point l’article de Christophe Alliot et Sylvain Ly dans ce dossier.
6 « L’urbanisation accélérée constitue plus souvent le symptôme des difficultés agricoles que la conséquence de la modernisation agraire » (Sylvie Brunel, L’Afrique est-elle si bien partie ?, Sciences humaines, 2014, p. 192). Ces remarques s’appliquent à des pays comme le Vietnam.
7 Cette anecdote prouve que la figure du « cordonnier philosophe », si bien esquissée par Florence Palpacuer dans sa contribution à ce dossier, n’appartient pas uniquement à l’histoire. D’autres sociétés que la nôtre, mais qui nous sont contemporaines, admettent encore en leur sein de tels artisans. On pourra évoquer par exemple ces lignes magnifiques de Nicolas Bouvier : « Ces vieux plaisantins sont ce qu’il y a de plus léger dans la ville. À mesure qu’ils blanchissent et se cassent, ils se chargent de pertinence, de détachement, et deviennent semblables à ces bonshommes que les enfants dessinent sur les murs. Des bonshommes, ça manque dans nos climats où le mental s’est tellement développé au détriment du sensible ; mais ici, pas un jour ne passe sans qu’on rencontre un de ces êtres pleins de malice, d’inconscience et de suc, porteurs de foin ou rapetasseurs de babouches, qui me donnent toujours envie d’ouvrir les bras et d’éclater en sanglots » (N. Bouvier, L’usage du monde, La Découverte, 2014 [1985], pp. 73-74).