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L’écologie politique s’est longtemps construite en opposition à l’État capitaliste. Or si l’État reconsidère sa façon d’administrer, il peut en devenir un levier.
Depuis quelques années, l’écologie a investi le champ politique. La politique a-t-elle été pour autant écologisée au sens où les combats politiques seraient désormais pensés à partir de la grille de lecture écologiste, voire mieux, de la sensibilité écologiste ? L’honnêteté commande de répondre par la négative. Qu’entendons-nous en effet par écologie ? Le courant de l’écologie politique est né dans les années 1930 en France dans le sillage de la pensée anarchiste1, qui considère la vie sociale à partir d’une expérience radicale de décentrement et de liberté, celle que la confrontation à la nature sauvage restitue à l’homme.
Selon cette doctrine, l’homme, une fois débarrassé des fatalités techniques dans lesquelles la modernité l’a plongé, fait l’expérience d’une liberté radicale. Rendu au dialogue silencieux avec une nature intacte, il retrouve une forme de virginité première où tout demeure possible. De cette expérience, les écologistes tireront un programme : il faut tout à la fois se débarrasser des systèmes techniques et du contrôle social que les techniques de masse exigent pour être efficaces (« systèmes de fatalités » sous la plume des personnalistes, « dispositifs appelés » sous celle de Frédéric Neyrat2), renouer avec l’autonomie radicale, et préserver la « nature » qui en est la condition première.
L’écologie contemporaine en appelle à des « alliances terrestres » qui redéfinissent entièrement ce qu’il faut entendre par l’homme, le social et la nature.
On perçoit tout de suite ce que cette pensée conserve d’anthropocentré : la nature est nécessaire à l’homme plutôt que l’inverse. Le point de départ de la réflexion est une insatisfaction face aux impasses de la modernité. L’écologie contemporaine va plus loin et ne se contente pas de dénoncer les fatalités techniques et les désordres introduits par la toute-puissance technologique de la modernité. Elle en appelle à des « alliances terrestres » qui redéfinissent entièrement ce qu’il faut entendre par l’homme, le social et la nature. Une nouvelle esthétique prend naissance, qui enrichit l’expérience humaine et la vie sociale en brisant les frontières ontologiques distinguant l’homme des autres formes vivantes.
La traduction politique de cette écologie de « l’habiter terrestre » fait encore défaut, mais il est certain qu’elle nous invite à reconsidérer totalement les catégories qui permettaient de décrire jusqu’à présent le social. Il nous faut penser une nouvelle cité, à la fois démocratique et « naturelle », au sens où elle aurait comme visée l’entretien du foisonnement du vivant, sans lequel il n’est pas de liberté possible. Une société vivant sur la lune pourrait-elle jamais être libre ? Le don gratuit d’une « nature » lui serait refusé, sa liberté demeurerait soumise aux contraintes d’une technique asservissante. La nature et la liberté ne peuvent donc pas être dissociées.
Le débat politique n’a pas pris la mesure de ce bouleversement et continue à traiter la nature comme un environnement, un milieu ou un cadre, objectivable et manipulable. Les partis font la promotion d’une écologie « des solutions ». Or la somme des solutions ne garantit rien. Au contraire, celles-ci peuvent nous donner le sentiment illusoire d’une toute-puissance et inciter à augmenter les consommations globales. Nous n’avons donc pas besoin de « solutions », mais d’un bouleversement des représentations et de nos imaginaires instituants. Comme l’écrivait Cornélius Castoriadis en 1986 : « On ne demande pas aux écologistes de se constituer comme un parti ; on leur demande de voir clairement que leurs positions mettent en cause, à juste titre, l’ensemble de la civilisation contemporaine et que ce qui leur tient à cœur n’est possible qu’au prix d’une transformation radicale de la société.3 »
Si l’écologie réclame une transformation radicale de la société, la question de son rapport au politique se pose d’une façon nouvelle : le politique est-il le moyen ou le résultat d’une telle transformation ? Si l’on entend par politique la dispute et l’exercice du pouvoir sous une forme instituée, il s’agit de savoir si les institutions peuvent participer au changement exigé, ou si elles ne peuvent être transformées radicalement qu’une fois ce changement parachevé dans l’ordre social.
Parmi ces institutions, l’État retient toute notre attention. Dans les sociétés où règne l’anonymat, où les relations ne peuvent être réglées par des formes attentives à la singularité des situations et à leur caractère intersubjectif, l’État est le nom du « commensurable », autrement dit de la commune mesure (ce qui s’applique à tous) et de la règle abstraite. Nous vivons assurément dans une société de ce type. En raison de son caractère abstrait et « séparé », de son indifférence aux situations singulières et de son caractère en somme aliénant, l’État est considéré par la pensée écologiste comme un obstacle plutôt que comme un moyen de transformation.
Les écologistes dénoncent très tôt la « statolâtrie »4 des sociétés contemporaines. Ils conçoivent la société idéale comme une confédération de communes libres, régies par les principes d’entraide et par la valorisation de la nature, en tant que modèle sur lequel régler les conduites humaines. Or cette écologie radicale est seule cohérente ; elle part des besoins de la nature pour y ajuster ceux des hommes, et non l’inverse. Ce processus d’ajustement est mieux assuré à l’échelon local puisque c’est à cette échelle que les écosystèmes deviennent des réalités sensibles, toujours variables, et non de pures abstractions, lointaines et incapables d’imposer leur réalité aux individus. La règle abstraite dont l’État se prévaut pourrait être, dans le meilleur des cas, celle de l’écologie scientifique. Celle-ci dicte des règles et des droits auxquels les individus obéissent de manière machinale, sans savoir si ces règles sont ou non justifiées par les nécessités réelles des écosystèmes.
L’État (l’administration, le pouvoir exécutif) est une institution lointaine. Il lui appartient de dire la règle indépendamment du souverain (le peuple). Or, depuis la révolution industrielle au moins, l’État s’est mis au service d’une force macrosociale : le capital, dont l’accumulation continue devient le seul but de la société. De ce processus d’accumulation infinie, l’État capitaliste bourgeois est devenu le garant. C’est avant tout pour cette raison qu’il se réduit progressivement à un corps de contrôle. L’État sous cette forme constitue un obstacle à la « révolution écologiste ».
Or, à l’heure de la catastrophe écologique globale, L’État pourrait devenir un bien nécessaire, une institution non seulement compatible avec le projet écologiste, mais indispensable à sa réalisation pour au moins deux raisons. La première tient au fait que, face au capitalisme globalisé régnant depuis plus de trente ans sans partage, aucun pays ne peut recouvrer les attributs de sa souveraineté sans dresser contre la puissance du capital une puissance analogue, celle du désir instituant du collectif, et sa forme pour ainsi dire cristallisée : l’État. Comment mettre en déroute les détenteurs de capitaux si ce n’est en refusant catégoriquement de leur prêter le concours de nos corps ? L’État devient alors la forme instituée et instituante de ce refus, susceptible d’entraîner des mesures telles que le contrôle des flux de capitaux, le plafonnement des consommations d’énergie, la transformation du droit des sociétés de manière à étendre à l’ensemble de l’économie les règles qui s’appliquent à l’économie sociale et solidaire, le démantèlement des holdings recourant aux prix de transfert, la nationalisation partielle ou totale du système bancaire et des sociétés financières non bancaires (shadow banking). Seul l’État peut rendre ces dispositions effectives au nom de la puissance instituante de la multitude.
C’est à l’État que reviendrait le rôle de préfigurer des imaginaires, d’encourager des pratiques écologistes autonomes afin de les protéger de la dictature du marché.
La seconde raison qui plaide pour un État écologique, c’est que ce dernier peut participer à la transformation radicale de la société exigée par l’écologie. C’est à lui que reviendrait le rôle de préfigurer des imaginaires, d’encourager des pratiques écologistes autonomes afin de les protéger de la dictature du marché. Autrement dit, de préserver les formes hybrides de l’Économie sociale et solidaire (ESS) de transformation écologique contre la concurrence des sociétés de capitaux, en attendant que ces dernières disparaissent totalement ou deviennent à leur tour des entreprises de l’ESS « de transformation écologique ». Toutes ces fonctions peuvent être dévolues à l’État.
Nous pouvons même pressentir que, pour être correctement accomplies, de telles fonctions doivent s’accompagner d’un bouleversement des manières d’administrer. Un État écologique est possible et il est même une chance pour le renouvellement de la démocratie. Il devra avoir recours aux forces sociales et composer avec leur désir. L’administration du territoire, confiée jusqu’à présent aux services déconcentrés de l’État, devra se faire hybride. Aucune transformation écologique ne s’effectuera sans la participation active du corps social. Les États du Sud, souvent à court de moyens après vingt ans de disette imposée entre autres par le FMI, ont fait l’expérience, avec un succès relatif mais prometteur, de cette hybridation où la société civile s’associe à l’État pour coordonner l’action collective.
L’État écologique réhabilite la démocratie car il n’est rien sans elle. La démocratie, à son tour, y trouve l’instrument de son renouvellement. Il n’est pas d’écologie sans autonomie radicale : les ressortissants de l’État écologique doivent se sentir à tout moment maîtres de leurs destinées et affranchis de toute forme d’aliénation. C’est à cette condition qu’ils peuvent adapter leurs modes de vie aux écosystèmes. Pour l’État écologique, c’est la même chose. Sa légitimité doit provenir de la plus grande liberté qu’il garantit à ses administrés, plutôt que du maintien d’un ordre qui ne serait pas le leur. Le rapport du peuple à l’État écologique tient donc du va-et-vient itératif, de « l’auto-institution permanente », selon le mot de Castoriadis.
L’État écologique est un État poreux, qui admet d’être pénétré, voire débordé, par le corps social.
L’État écologique est un État poreux, qui admet d’être pénétré, voire débordé, par le corps social : ce débordement est non seulement prévu mais même souhaité. Le peuple doit rappeler sans cesse à l’État qu’il est le maître. Il doit imposer à l’administration des formes d’organisation et d’exécution hybrides, où les bureaucrates côtoient sans cesse les citoyens. Inversement, l’État écologique doit encourager ces initiatives car elles lui redonnent des moyens d’agir, non pas seul voire contre le peuple, mais bien avec lui.
Le processus qui permettra de passer d’État bourgeois capitaliste à État écologique reste à inventer puisque les deux agents de ce changement (l’administration d’une part, le peuple de l’autre) sont encore animés par un imaginaire capitaliste. Le principal obstacle tient actuellement à l’État et à sa haute administration. Une révolution démocratique pourrait s’emparer de l’appareil d’État et lui appliquer un programme de transformation radicale. Une fois ce programme enclenché, les forces sociales écologistes y participeront pleinement, et pourront se saisir des ressources de l’État pour élargir la prise de conscience écologiste à l’ensemble du corps social. Alors, ce qui était jusqu’à présent réservé à des secteurs minoritaires et militants pourra devenir une expérience partagée par le plus grand nombre, et entraînera à son tour une transformation rapide de l’appareil d’État, de ses règles et de sa pratique. Toutes ces transformations feront naître un nouvel imaginaire, théorique et pratique, dont l’écologie relationnelle est le nom.
1 Notamment le personnalisme gascon ou « École de Bordeaux », dont les plus éminentes figures sont Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, auteurs de Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Seuil, 2014.
2 Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Seuil, 2016
3 Cité par Serge Latouche in Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale, Le passager clandestin, 2014.
4 Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, op. cit.