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Les négociations internationales sur le climat ont pris de l’ampleur au début des années 1990. Sont-elles en bonne voie ou vouées à l’impasse ? Décryptage avec Amy Dahan, spécialiste des interactions climat et science politique.
Dans un ouvrage de référence sur les négociations internationales pour le climat1, vous dressez le constat d’un immobilisme de la gouvernance mondiale. Qu’en est-il ?
Amy Dahan – Le propos était de retracer l’histoire de la gouvernance mondiale de 1994 à 2015. On peut distinguer très schématiquement trois grandes étapes. D’abord, la perspective de Kyoto en 1997. Il s’agissait alors de partager par le haut ce fardeau de l’humanité que deviendrait la réduction des gaz à effet de serre, en signant un traité sur lequel on ne s’était en réalité jamais accordé. À partir de 2004, des pays en développement passent du scepticisme à une tout autre posture. Alors qu’ils se voyaient comme les boucs émissaires d’un cauchemar inventé par le Nord pour les empêcher de se développer, ils se perçoivent comme les premières victimes du réchauffement. On observe alors une forme d’alliance entre ces pays, le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et les ONG environnementales.
C’est dans ce contexte et à la suite de l’élection de Barack Obama que la conférence de 2009, à Copenhague, suscite de nouveaux espoirs. In fine, elle révèle de profonds désaccords, les lignes de fracture bloquant le processus. La troisième étape débute vers 2010, par une reprise du problème par le bas. La Chine et les États-Unis donnent des signes qu’ils sont prêts à s’engager. Au bout du compte, les résultats de la gouvernance onusienne pour une réduction effective des émissions de gaz à effet de serre sont très décevants après vingt ans de négociations. L’immobilisme se traduit aussi par la façon dont le problème est cadré, conçu et traité lors de ces négociations.
La gouvernance mondiale se caractérise par ce que vous appelez un « schisme de réalité ». Que signifie-t-il ?
Amy Dahan – Cette thèse, développée dans le livre, entend illustrer l’écart entre deux mondes. D’un côté, les négociations enfermées dans leur bulle, régies par les règles de consensus et de civilité onusiennes, construites autour de notions comme celles de responsabilité, d’équité et de partage du fardeau. Ce cadre a entretenu la fiction d’une juste répartition des droits d’émissions des pays.
On a trop longtemps cru qu’il suffirait d’un consensus scientifique sur le climat pour que tout en découle.
De l’autre côté, on constate une lutte acharnée pour l’accès aux ressources dans le monde de la géopolitique et de la concurrence économique effrénée entre pays, une explosion des échanges, et la propagation quasiment universelle du modèle de vie occidental, qui ne fait qu’aggraver le problème climatique. Un autre volet du schisme correspond au hiatus des rythmes temporels. Il oppose une fabrique de la lenteur du côté de la gouvernance à plusieurs accélérations : celle de la dégradation irréversible du climat, de la globalisation néolibérale, de la croissance inédite de l’économie chinoise, et des bouleversements du paysage énergétique mondial.
Comment ce schisme a-t-il pris racine ?
Amy Dahan – On a trop longtemps cru qu’il suffirait d’un consensus scientifique sur le climat pour que tout en découle. Il n’y a qu’à regarder le rôle majeur du climato-scepticisme aux États-Unis ! Plus fondamentalement, en mettant l’accent sur la science, on s’est interdit de voir tous les autres lieux de désaccord, les conflits d’intérêts et donc les solutions à chercher. Une autre illusion a consisté à clamer : « Tous ensemble pour sauver la Terre ! » Or on sait bien que cette vision n’est pas partagée. Comment ne pas s’aviser que, depuis des décennies, les États-Unis se préoccupent avant tout de leur sécurité énergétique, du maintien de leur position hégémonique et de leur mode de vie érigé en exemple ? Comment ne pas identifier le double jeu mené par les monarchies pétrolières du Moyen-Orient, qui bloquent toute avancée dans les négociations tout en réclamant des fonds pour s’adapter ?
Ces intérêts divergents n’ont jamais été pris en compte dans la gouvernance internationale. Par ailleurs, le changement climatique a été considéré comme un problème environnemental à l’instar de quelques autres comme l’ozone ou les pluies acides. Ainsi, on prétendrait résoudre le phénomène dans un laps de temps relativement court. Or le CO2 n’est pas une pollution comme les autres. Toute notre civilisation, nos manières de produire, de consommer, de nous déplacer ou même nos loisirs reposent sur les énergies fossiles.
Votre ouvrage est paru en 2015, quelques mois avant l’accord de Paris. Avez-vous, depuis, reconsidéré vos positions ?
Amy Dahan – La COP21 marque le moment où le climat est devenu un enjeu vraiment mondial. Pour la première fois, toutes les parties ont signé. L’objectif du seuil de 2°C a été longuement mûri, coproduit par les scientifiques et les politiques. La diplomatie française s’est montrée très active et a travaillé de façon intense durant les mois qui ont précédé ce rendez-vous. Des acteurs de plus en plus nombreux s’y sont fait représenter en disant : « On veut être là, on est concerné. » Mais après ? Que faire et comment ? Quid des moyens financiers ou des processus industriels à transformer, voire à arrêter pour certains ?
Le multilatéralisme environnemental n’a pas remis en question les accords économiques et commerciaux.
Du fait de la croissance démographique, par exemple, on ne cessera pas de construire. Or comment se passer de ciment, très générateur de CO2 ? Des expériences et des recherches sont menées, mais elles prennent du temps. De même, le multilatéralisme environnemental n’a pas encore remis en question les accords économiques et commerciaux. On assiste à une explosion des échanges avec un accroissement des inégalités entre pays. Le système n’a pas changé.
L’enjeu climatique n’impliquerait-il pas d’y associer des lieux de décision tels que l’Organisation mondiale du commerce ?
Amy Dahan – En effet, le problème du climat a été trop cloisonné des autres. C’est un peu moins vrai depuis quelques années, même si le souverainisme a étendu son influence. Pour autant, les arènes climatiques, en particulier les COP, ne se réduisent pas aux seules négociations. Plusieurs cercles d’événements parallèles se déroulent simultanément. À côté du « in », il y a cet énorme « off » qui a constitué le véritable poumon du processus pendant quinze ans.
C’est là que se sont échangées les idées, les expériences et les visions du futur. C’est aussi là que les scénarios et les analyses économiques ont été exposés et débattus avec les scientifiques du Giec, les think-tanks, les ONG, le monde des experts, les entrepreneurs et les observateurs. À partir de ce « off » a émergé une société civile globale du climat. Un mouvement mondial des jeunes s’empare du sujet. On peut espérer qu’une nouvelle génération va hâter le pas au niveau national. En France, la Convention citoyenne pour le climat est importante. Sans ce type de dynamique, le processus international s’enlise. Depuis cinq ans, la question du climat a infusé au sein des pays grâce aux mouvements de la société civile et des ONG.
Observe-t-on une montée en puissance de l’Union européenne (UE) sur le sujet ?
Amy Dahan – L’Europe a été la bonne élève de la gouvernance climatique après le retrait américain du protocole de Kyoto en 2002. Elle en a été la force motrice jusqu’à la COP15, à Copenhague en 2009. Son manque d’unité politique l’empêche cependant de jouer le rôle crucial auquel elle pourrait aspirer face aux États-Unis et à la Chine. Aujourd’hui, l’agenda du Green New Deal européen pour une transition écologique, élaboré en réponse à la pandémie et doté de moyens financiers inégalés, est un facteur d’espoir qui s’ajoute à l’objectif – trop ambitieux pour être tout à fait crédible – de neutralité carbone en 2050. L’UE a également posé quelques jalons d’action commune sur le solaire et l’éolien.
La Chine impose de nombreuses contraintes aux investisseurs et ignore toute contrepartie environnementale.
Il y a néanmoins de quoi rester perplexe devant l’accord global d’investissement conclu entre l’UE et la Chine, le 30 décembre 2020. Il constitue un préalable à la ratification d’un traité commercial qui doit intervenir dans les deux ans pour ouvrir davantage les marchés : accès de la Chine à l’ensemble des marchés européens manufacturiers et énergétiques et accès des Européens à des investissements en Chine autour du véhicule propre, de la finance ou de la santé. Cet accord est asymétrique et profitera à court terme principalement à l’Allemagne et à son industrie. Il engage beaucoup plus l’UE que la Chine, qui impose de nombreuses contraintes aux investisseurs, ignore les libertés démocratiques autant que les régulations environnementales et viole aisément les accords qu’elle signe.
Les engagements impressionnants annoncés par Xi Jinping peuvent-ils malgré tout infléchir les négociations internationales ?
Amy Dahan – La Chine souhaiterait jouer le rôle de leader dans le changement climatique. Elle est assez habile pour obtenir que le reste du monde ne regarde pas de trop près ses affaires intérieures. C’est un point de friction de longue date. Les annonces sont très ambitieuses, mais concernent toujours l’après 2030. Elles partent du poids actuel de l’exploitation du charbon car la Chine en dispose d’une très grande quantité sur son territoire. Dès lors, elle prévoit de fermer les centrales à charbon « sales » et, pour les plus modernes, permettre la captation dans le sol du CO2 émis. Le processus fonctionnera-t-il à grande échelle ? Par ailleurs, le problème de la qualité de l’air, irrespirable dans bien des villes chinoises, est dû à l’absence de synchronisation entre le pouvoir central et les pouvoirs régionaux, toujours à la recherche d’activités industrielles. D’autres annonces de géo-ingénierie comme changer les pluies ou détourner les nuages apparaissent très inquiétantes. On a affaire à des apprentis sorciers.
Propos recueillis par Benoît Guillou
1 Stefan C. Aykut et Amy Dahan, Gouverner le climat ? Vingt ans de négociations internationales, Presses de Sciences Po, 2015.