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Depuis un demi-siècle, l’écologie politique modifie en profondeur les lignes partisanes. Pour remporter la bataille des urnes, le front devra être collectif.
Il a fallu un demi-siècle pour saisir distinctement ce que l’écologie politique a fait à nos démocraties. Si elle trouve ses racines au XIXe siècle1, ce n’est qu’à partir des années 1960, en réaction à la grande accélération des Trente Glorieuses, que l’écologie politique contemporaine a pris son envol. Cinquante-neuf ans se sont écoulés depuis la publication de Silent Spring par Rachel Carson, souvent considéré comme un ouvrage pionnier dans la prise de conscience par le public des problèmes liés à la pollution de l’environnement. Quarante-huit ans depuis la naissance du premier parti vert, en Nouvelle-Zélande, à peine moins depuis la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle de 1974.
Cinquante ans, c’est le temps qu’il a fallu au clivage entre écologistes et productivistes pour déployer son potentiel de politisation, pour commencer à transformer durablement nos systèmes partisans et nos vies politiques. Ce temps, relativement long à l’échelle de l’urgence écologique, n’est pas une surprise pour qui s’intéresse au fonctionnement de nos démocraties.
L’ère de la croissance économique est intimement liée à l’avènement des régimes représentatifs.
Car nos démocraties sont filles d’abondance2. L’ère de la croissance économique, à partir de la fin du XVIIIe siècle, est intimement liée à l’avènement des régimes représentatifs. La forte corrélation entre le développement des institutions démocratiques – suffrage universel, séparation des pouvoirs, garantie des libertés et droits individuels – et celui de l’économie marchande a longtemps constitué l’un de résultats les plus robustes de la science politique, avant que l’essor économique de régimes autoritaires, en Chine comme dans les pays du Golfe, ne vienne enrayer cette belle mécanique.
Cette relation étroite entre développement économique et développement démocratique explique le profond consensus productiviste qui a longtemps prédominé dans le champ politique. Un consensus qui a mené à écarter les critiques des conséquences néfastes du développement économique et à ralentir le déploiement du clivage entre écologie et productivisme.
De fait, les systèmes partisans d’Europe de l’Ouest ont longtemps été structurés par quatre grands conflits sociaux et politiques3 dans lesquels les problématiques environnementales étaient, pour l’essentiel, absentes. Ces clivages, issus des transformations de longue durée des sociétés européennes, s’appuyaient sur un corpus idéologique, une base sociale et des familles de partis pour les représenter dans le champ politique.
Parmi ces transformations, la construction des États-nations, qui a fait naître un premier clivage lié à la résistance des périphéries contre le centre et concrétisé dans le développement de partis ethno-régionalistes. Cette révolution stato-nationale a mené à une deuxième fracture, quand l’Église s’est organisée contre l’expansion d’un État qui la privait d’une partie de ses prérogatives, ce qui s’est manifesté dans l’édification de partis chrétiens-démocrates ou conservateurs.
L’autre transformation macro-historique, la révolution industrielle, a poussé les intérêts ruraux à s’opposer à l’urbanisation, dans une troisième rupture qui a vu se développer des partis agrariens – aujourd’hui disparus – et les premiers mouvements environnementalistes, extérieurs au champ partisan.
Surtout, c’est la révolution industrielle qui va mener au quatrième clivage historique, entre les ouvriers d’un côté et les patrons de l’autre. Celui-ci va s’imposer dans toutes les démocraties européennes et mener à la naissance des partis socialistes, sociaux-démocrates et communistes. Ce clivage de classe ne divisait pas ouvriers et patrons sur le bien-fondé de la révolution industrielle. Les deux camps souhaitaient globalement l’accélération de la production. L’affrontement portait sur ce qu’il convenait de faire des fruits de la croissance – entre redistribution et captation par les porteurs de capitaux.
Après avoir délégitimé le message des écologistes, les forces politiques dominantes ont tenté de l’incorporer.
Ceci permet de mieux comprendre la réaction des partis établis face à l’arrivée des écologistes. Après les avoir considérés comme des intrus, en délégitimant leur message comme leurs porteurs, les forces politiques dominantes ont ensuite tenté de les incorporer, en faisant leurs une partie des propositions écologistes pour mieux les étouffer. Ce temps du compromis et de l’absorption, celui du ni gauche-ni droite, ce temps de l’écologie consensuelle – qui pourrait être contre la protection de l’environnement ? – a eu ses heures de gloire. Que l’on pense au « Nous regardons ailleurs » de Jacques Chirac, au Grenelle de l’environnement de Nicolas Sarkozy, ou au « Make our planet great again » d’Emmanuel Macron. Mais ce temps du consensus et du ripolinage vert est désormais révolu.
Une première logique est à l’œuvre, imparable. Celle du déclin structurel des taux de croissance dans les économies avancées, un constat sur lequel s’accordaient déjà les économistes avant la crise sanitaire. La recette miracle qui avait permis l’essor matériel inouï des sociétés occidentales, pour le meilleur (la vaccination, la libération du temps ou le développement de l’État-providence) comme pour le pire (les crises et catastrophes écologiques passées et à venir) ne fonctionne plus.
Le consensus productiviste s’effrite au contact de la réalité de l’Anthropocène.
Surtout, en mettant les politiques publiques et l’action politique au service de la croissance, le productivisme est devenu « borgne au bien-être économique, aveugle au bien-être humain, sourd à la souffrance sociale, et muet sur l’état de notre planète4 ». Car le consensus productiviste s’effrite au contact de la réalité de l’Anthropocène.
Il se heurte aussi à un autre consensus, scientifique cette fois, qui pointe le développement économique globalisé comme l’un des principaux facteurs des crises écologiques dans lesquelles nous sommes déjà entrés. Enfin, l’incapacité de nos régimes de croissance à offrir à toujours plus de citoyens des perspectives de vie dignes et sécurisantes achève de le décrédibiliser.
L’écologie politique fut la première à avancer, par la voix de l’économiste Kenneth Ewart Boulding, une idée qui pouvait paraître saugrenue tant elle était frappée du coin du bon sens : il est fou de croire en une croissance infinie dans un monde fini. Il est donc logique de voir les organisations ou les mouvements qui s’en revendiquent monter en puissance.
C’est vrai dans le champ social, avec l’intensification des mobilisations écologistes – mouvements pour le climat, luttes contre les grands projets inutiles, etc. – et la transformation des métiers, des loisirs, ou des pratiques de consommation. C’est aussi vrai dans le champ partisan, avec la progression des partis verts dans les pays d’Europe du Nord et de l’Ouest, notamment lors des élections européennes de 2019, confirmée par les élections locales en France et en Allemagne depuis.
À mesure que l’écologie politique déploie son potentiel de politisation, le rôle qu’elle peut jouer dans nos systèmes politiques se clarifie également. Car ses opposants avancent désormais sabre au clair. Les premiers sont évidemment les représentants du bloc conservateur-identitaire, emmenés par l’extrême droite. Celle-ci se fonde avant tout sur le rejet de la dimension culturelle de la mondialisation, autour des enjeux d’identité et d’immigration. Mais elle sait rester floue et fluctuante dans sa position sur les dimensions économiques et écologiques de cette même mondialisation, plaidant un retour au local pourtant illusoire sans volonté de transformer en profondeur la structure de l’économie.
Les bilans sur les fronts de l’écologie ou de la lutte contre les inégalités d’un Donald Trump ou d’un Jair Bolsonaro, pris en exemple par la famille Le Pen de ce côté de l’Atlantique, offrent un aperçu de ce dont cette famille politique est capable une fois au pouvoir. Les opposants de l’écologie politique, ce sont aussi les représentants du bloc néolibéral « mondialisateur », qui fustigent les supposés Amishs pour mieux maintenir sous perfusion un monde industriel qui ne sert plus que les intérêts de ses actionnaires, contre ceux des vivants.
L’écologie oblige à réfléchir aux contours démocratiques d’une économie sans objectif de croissance.
L’écologie politique constitue donc l’un des courants de pensée qui structure le troisième bloc, le bloc démocrate-écosocialiste5. Elle oblige cet espace politique à réfléchir aux contours démocratiques d’une économie sans objectif de croissance, au service des besoins essentiels. Ainsi, elle lui redonne le potentiel de transformation sociale que certains des partis qui composent cet espace avaient oublié en route.
C’est donc une responsabilité particulière qui échoit aux écologistes, d’autant plus grande que personne, dans ce camp, ne nie plus aujourd’hui que les injustices écologiques et les injustices sociales sont les deux faces d’une même médaille. Il convient encore de faire la distinction entre gauche et écologie, par respect pour une famille militante qui n’a pas toujours trouvé dans ses partenaires de gauche de véritables alliés dans la lutte contre la crise écologique.
Mais la position de l’écologie politique sur tous les enjeux qui ont fondé la gauche laisse peu de doutes : droits et libertés, émancipation, égalité, solidarité, etc. C’est toujours de ce côté de l’échiquier que l’écologie politique européenne prend position6. L’écologie déborde aussi la gauche historique. Elle permet à ce long mouvement pour le progrès des vies humaines de prolonger ses conquêtes, après un temps d’arrêt
Les écologistes doivent se méfier de l’hubris qui les mènerait à penser qu’ils peuvent gagner seuls.
Pour cela, les écologistes doivent se méfier de l’hubris qui les mènerait à penser qu’ils peuvent gagner seuls. Dans les démocraties consensuelles comme l’Allemagne, où l’exercice du pouvoir passe par la construction de coalitions interpartisanes, c’est une évidence : un parti n’exerce jamais seul le pouvoir. Dans les démocraties majoritaires comme la France, il pourrait être tentant de privilégier une stratégie hégémonique au sein du bloc de gauche pour mieux pouvoir emporter le second tour.
Ce serait oublier que les autres partis de ce bloc n’ont pas dit leur dernier mot à un moment où la gauche dans son ensemble, écologistes inclus, est affaiblie. Ce serait oublier aussi que les forces sociales, intellectuelles et partisanes, à gauche, transforment en profondeur leur conception du développement économique et de ses conséquences sur les limites planétaires. Surtout, ce serait omettre cette leçon de l’histoire qui veut que ce soit à chaque fois en dépassant ses divisions pour se concentrer sur l’essentiel que le camp progressiste a pu accéder au pouvoir.
Cinquante ans après son entrée dans la sphère politique, l’écologie est aujourd’hui devant une responsabilité historique : pour réinsuffler l’espoir nécessaire à un champ citoyen, intellectuel et politique sidéré devant l’ampleur de la montagne à gravir, elle doit rendre possible un tel rassemblement. Elle doit permettre à ces pluriels de faire front commun face aux bouleversements qui viennent.
1 Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte, 2017.
2 Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte, 2019.
3 Seymour Martin Lipset et Stein Rokkan, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs : une introduction, éditions de l’Université de Bruxelles, 2008 [1967].
4 Éloi Laurent, Sortir de la croissance. Mode d’emploi, Les liens qui libèrent, 2019.
5 Pierre Martin, Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Sciences Po, 2018.
6 Emilie Van Haute, Green Parties in Europe, Routledge, 2016.