Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Un demi-siècle après les premières alertes scientifiques, l’écologie a bel et bien trouvé un débouché politique : de nouvelles instances, de nouveaux partis sont régulièrement mis sur pied. Mais pour faire advenir des changements politiques à la hauteur des enjeux, c’est notre cadre de pensée qu’il nous faut révolutionner.
Les enjeux écologiques sont désormais un incontournable de la scène politique, nationale ou internationale. Loin d’une évidence, on saisit le rôle joué par la volonté et la capacité d’expression de citoyens et d’acteurs de la société civile. L’ensemble du numéro reflète en effet une forme d’« écologisation » de la politique : l’intégration d’une part de la cause environnementale dans les politiques publiques, son omniprésence dans le débat public, et d’autre part son appropriation progressive par les différents partis politiques, donnent le sentiment d’un sujet trans-partisan. Des programmes, des administrations dédiés sont mis sur pied. Des enceintes de gouvernance idoines apparaissent au niveau international (les COP), des maires s’activent à l’échelon local et s’organisent pour peser aux échelles nationales et supranationales (Caterina Saffarti). De façon symétrique, les mobilisations sociales sur le sujet se sont multipliées et internationalisées. Elles se sont aussi particulièrement rajeunies ! La récente mobilisation des jeunes pour le climat (avec l’émergence de leaders comme Greta Thunberg) est un trait marquant de ce paysage où se côtoient divers modes d’actions, entre désobéissance civile, plaidoyers et marches tranquilles.
Ces constats sont une invitation à en faire davantage en matière de démocratie.
Plusieurs auteurs nous permettent ici de comprendre en quoi ce fourmillement de contestations et cette demande de participation sont certainement les signes d’un enjeu démocratique indissociable de celui de notre transformation écologique. La stratégie d’action du CCFD-Terre solidaire, tournée vers l’opinion publique, est claire : c’est par ce biais que les attentions de l’association auront une chance d’être mises à l’agenda politique (Alice Idrac). On nous rappelle aussi l’importance de la désobéissance civile, moteur de la démocratie au sens où elle permet d’exercer une forme de contre-pouvoir (Christian Mellon). Même en Chine, la société civile semble réussir à peser sur les orientations écologiques (Émeline Baudet). Ces constats sont une invitation à en faire davantage en matière de démocratie. Alors que les taux d’absentéisme et les sondages étayent chaque année l’installation d’un doute structurel à son égard, ces mobilisations témoignent de la volonté d’une plus forte implication dans les prises de décisions. Une demande prometteuse à exaucer, avec celle de plus de justice, si l’on en croit une récente enquête de l’Ademe où elles apparaissent comme conditions incontournables pour que soient acceptés des changements radicaux de modes de vie (Daniel Boys, 2019).
L’écologisation du politique ne s’est paradoxalement pas accompagnée d’une déviation vis-à-vis de trajectoires alarmantes. Les négociations internationales patinent, le ministère de l’écologie demeure celui « de l’impossible » (Coline Perran), quand, chaque année ou presque, les records d’émissions de gaz à effets de serre sont battus au niveau mondial. Une partie du problème réside dans l’inadéquation entre le fonctionnement des institutions propres aux démocraties occidentales et les bouleversements écologiques en cours. Leur globalité, les temporalités (des temps longs et une très forte inertie des phénomènes), les interdépendances entre les sociétés et les écosystèmes, les irréversibilités (pendant d’une finitude), sont autant de caractéristiques qui soulèvent des défis institutionnels (et culturels) !
La proposition de Marie Toussaint, discutée par Baptise Morizot, force l’élargissement de notre approche de la communauté politique, exclusivement humaine. Nos instances de représentations sont toujours tributaires de cette conception, d’où la proposition d’utiliser le droit pour que des êtres vivants qui en sont dépourvus aient voix au chapitre. Dans une approche plus institutionnelle, Dominique Bourg et Kerry Whiteside faisaient la proposition d’un collège du Futur, 3e chambre du Parlement.
Si l’on continue à ignorer les irréversibilités, pourquoi débattre des changements de nos usages et modes de vie ?
Cette inadéquation entre le défi écologique et nos institutions se révèle également dans le constat d’échec des négociations internationales à endiguer le dérèglement climatique (Amy Dahan). Cet échec résulte pour partie de sa gestion « isolée » – sans liens notamment avec les questions énergétiques et économiques. Une gestion qui reflète une approche de l’environnement réduit à un « objet », enjeu parmi d’autres, et non pensé comme cadre au sein duquel nous évoluons, en interdépendance avec la réalité matérielle de ressources finies. Donner un rôle majeur à l’État pour inverser la subordination des enjeux écologiques aux intérêts particuliers et économiques est aussi une manière de constater cette inadéquation et d’y répondre (Xavier Ricard). Car le défi se trouve dans la rénovation des dispositifs et des institutions de la décision politique, pour limiter les hiatus énoncés. Les débats pourront d’ailleurs en être déplacés, ouvrant sur la possibilité de nouvelles délibérations, à l’image des modalités de réduction de nos consommations, dans un souci d’équité1. Si l’on continue à envisager les ressources comme infinies, à ignorer les irréversibilités, en quoi est-ce légitime de débattre des changements radicaux de nos usages et modes de vie ?
La troisième piste consiste à agir sur les représentations que les sociétés et les individus ont d’eux-mêmes et de leur relation aux autres, humains et non-humains. La crise écologique questionne les cadres de pensée et les postulats sur lesquels reposent le projet démocratique, ses institutions et notre organisation sociale. Le constat est déjà bien renseigné : la crise écologique est aussi une crise culturelle, anthropologique et ontologique, non sans lien avec l’incapacité du politique à endiguer les tendances écologiques alarmantes.
Les démocraties, avec leur projet d’émancipation, se sont construites sur le postulat implicite des Modernes d’un affranchissement des sociétés par rapport à leur environnement. Elles ont contribué à affirmer l’autonomie des individus vis-à-vis de toute contrainte, qu’elle soit métaphysique ou biophysique. Devenir moderne signifiait une émancipation de toute règle venue du « dehors ». L’affirmation de la liberté politique s’est ainsi trouvée liée à celle de l’autonomie individuelle, et, avec Francis Bacon et René Descartes, le progrès technique et la maîtrise de la nature en sont devenus le moyen. Héritage de cette pensée, notre projet démocratique d’émancipation relie la liberté à l’abondance, notamment matérielle (Simon Persico), et sous-tend une représentation de l’être humain extérieur à son environnement – une approche dite « dualiste », séparant nature et culture.
Pour cet horizon de transformation, n’oublions pas l’expérience sensible et sensorielle.
Ce détour permet de saisir la portée politique de toute action qui cherche à faire advenir des changements de nos cadres de pensée. L’attribution de droits à d’autres êtres ou à des espaces participe clairement de cette contorsion nécessaire de nos imaginaires. L’État, comme le remarque Xavier Ricard, peut là aussi jouer un rôle, tant notre organisation collective et les idéologies qui l’accompagnent régissent ces conceptions de nous-mêmes. Pour cet horizon de transformation, n’oublions pas l’expérience sensible et sensorielle. Elle est un véritable levier, si ce n’est une condition – ici peu évoquée. Le corps est pourtant un point de départ de notre rapport au monde2 ! Dans de nombreuses mobilisations écologistes où le « faire » est partie intégrante3 (on sème, on jardine, on cuisine…), on observe une évolution de ce rapport aux espaces et aux lieux, qui s’amorce par le jeu des sens. Les acteurs qui cherchent des reconfigurations sont finalement nombreux, mais se regardent peu. Pierre Charbonnier incite ainsi aux alliances, car « l’écologie, c’est la vie bonne et de nouvelles habitudes de consommation, mais c’est aussi la guerre et la paix, l’ordre global. Ce sont des questions d’étatisation, de reconstruction, de planification sous contrainte : c’est de la grande politique. »
1 Voir à ce sujet l’ouvrage de Luc Semal et Bruno Villalba, Sobriété énergétique, Quae, 2018.
2 Corine Pelluchon, Les nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015.
3 Des mouvements comme Reclaim the Fields, Guérilla Gardening ou Robin des Graines en sont des témoins.