Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La manière dont les politiques nomment les personnes en situation de migration traduit leur vision de la place qui devrait leur être accordée et ce que devraient être les politiques migratoires. Relayées par les médias, ces manières de voir et de dire participent à une certaine vision des migrations.
Il est impossible de parler sans catégories. Nommer, en effet, c’est déjà catégoriser, découper le monde avec les moules des mots et des concepts culturels dont nous avons hérité. Les catégories juridiques (« réfugié », « étranger »), administratives (« primo-arrivant ») et statistiques (« immigré », « allochtone ») sont employées pour préserver les droits des nationaux et particulièrement leur accès à l’État providence, mais parfois aussi les nouveaux arrivants par le biais d’une protection assurée par l’État. Si certains de ces termes ont une longue histoire depuis l’Antiquité (pensons à « étranger » ou « réfugié »), leur signification actuelle est tributaire des caractéristiques de l’État-nation moderne, qui se fonde sur une appartenance ethnoculturelle pour protéger ses ressortissants et qui distribue au compte-gouttes le droit d’appartenance aux individus venus d’ailleurs.
Pour comprendre la fonction de ces catégories et pourquoi elles font l’objet de tellement de débats, il faut examiner certaines de leurs caractéristiques. Tout d’abord, il faut bien voir que ce sont des mots qui ont un sens spécialisé mais également un sens courant : ils font partie du répertoire de la langue et nous les utilisons en permanence, tantôt dans un sens technique, tantôt non technique. Et c’est cette oscillation qui permet une synonymie entre « étrangers » et « immigrés », ou entre « migrants » et « réfugiés », alors que leurs sens spécialisés sont très éloignés.
Une tendance lourde du discours journalistique est de présenter le phénomène migratoire sous le prisme des chiffres, ce qui a pour effet de créer une image de la migration comme un phénomène débordant, incontrôlable.
La deuxième caractéristique de ces catégories est que, pour évidentes qu’elles paraissent, elles sont le produit d’une histoire, de débats, d’idéologies qui se sont imposées au fil du temps. Bien que nous les ayons naturalisées et intériorisées, elles ne sont pas neutres. Ainsi, la catégorie de « réfugié » dévoile une vision très occidentale du refuge, où c’est la persécution politique (et non l’exclusion économique) qui prime.1. De la même manière, la catégorie d’« allochtone » est basée sur l’opposition entre occidental et non occidental2, révélatrice de la nature ethnoculturelle de la nation, et le terme « exilé » renvoie à une image romantique de la persécution politique3 qui le rend en ce sens inapte à nommer les migrations actuelles.
La troisième caractéristique à considérer est la productivité sémantique des mots qui désignent les phénomènes sociaux. Dit simplement, leur signification ne s’arrête pas à la définition du dictionnaire, elle continue d’évoluer, notamment par contiguïté avec des images et d’autres mots qui apparaissent dans leur voisinage. On sait aujourd’hui combien, au-delà de tout positionnement pro ou anti-migration, une tendance lourde du discours journalistique est de présenter le phénomène migratoire sous le prisme des chiffres, ce qui a pour effet de créer une image de la migration comme un phénomène débordant, incontrôlable. Les associations de sens finissent par charger certains mots de connotations négatives qu’ils n’ont pas du tout dans leur définition du dictionnaire, ainsi qu’il est arrivé au mot « migrant », très peu utilisé dans les décennies précédentes et plutôt neutre en français (contrairement à « immigré » et « étranger »).
Toutes ces caractéristiques (polysémie, instabilité sémantique, évolution historique des termes et des réalités migratoires) rendent les catégories de la migration particulièrement plastiques et mouvantes, se prêtant à des imprécisions journalistiques et de multiples jeux politiques. Ainsi les journalistes, on le sait, font un usage large des catégories de « migrant » et de « réfugié », faisant souvent fi des distinctions juridiques. Ce flou dans les choix lexicaux se trouve à l’opposé des usages politiques, où la tendance est au tri apparemment simple entre le migrant économique (dès lors assimilé au futur « immigré ») et le réfugié politique. Or cette fiction d’une catégorisation claire et nette entretenue dans le discours politique nous confronte à un choix binaire qui ne tient pas compte des trajectoires migratoires. Elle est également à l’origine d’une série de nouvelles dénominations nées dans le champ politique et qui ne renvoient à aucune réalité clairement définie (mais qui contribuent sûrement à la créer, à force de la faire circuler) : les « faux réfugiés » et les « réfugiés économiques » sont des catégories qui n’ont aucune valeur juridique. Jongler avec les dénominations permet aux femmes et aux hommes politiques de se positionner dans les multiples débats sur les politiques migratoires d’une manière commode, car ces catégories nouvelles sont des arguments à part entière qui finissent par trouver leur place dans les débats médiatiques.
À ce stade, on doit souligner le point faible des médias, qui n’est pas tant de donner une représentation négative de la migration que de répercuter la parole politique, souvent sans la contextualiser ou la remettre en question. Le mot « transmigrant » (un migrant en transit vers la Grande-Bretagne) est un bon exemple de la facilité avec laquelle le discours journalistique incorpore les innovations du discours politique : introduit par le ministre belge de l’Intérieur Jan Jambon, il s’est rapidement répandu dans la presse du pays. Comme l’explique Jan Segers, journaliste politique au quotidien néerlandophone Het Laatste Nieuws : « On n’a pas vraiment débattu de l’usage de ce terme en réunion de rédaction. C’était tout simplement logique d’utiliser “transmigrant” pour introduire une distinction entre réfugiés, demandeurs d’asile et les “chercheurs de bonheur” qui espèrent trouver le bonheur en Angleterre et ne demandent pas l’asile en Belgique4. »
Pour sortir de ce choix binaire contestable, il est salutaire d’entendre d’autres discours moins mainstream : ceux des associations, des citoyens et citoyennes qui viennent en aide aux migrants.
Pour sortir de ce choix binaire contestable, mais qui nous semble tellement naturel, il est salutaire d’entendre d’autres discours moins mainstream : ceux des associations, des citoyens et citoyennes qui viennent en aide aux migrants, des soignantes et des assistants sociaux, autrement dit des personnes qui sont sur le terrain et dont la vision de la migration ne s’est pas forgée uniquement de manière médiatisée. Ces discours n’échappent pas à la catégorisation des personnes, comme l’illustre le cas de la dénomination « dubliné » pour désigner les personnes qui ont déposé plusieurs demandes d’asile dans l’Union européenne5.
Mais ils présentent un intérêt particulier pour comprendre les dynamiques de la langue : ils nomment autrement et ne suivent pas les chemins tracés par les discours politiques ou médiatiques, ils élargissent le répertoire des mots disponibles, ont recours à des néologismes et récusent les catégories purement statistiques et administratives. Dans ces nouveaux répertoires, les migrants seront appelés « exilés » ou « invités », mais aussi, indifféremment, « migrants » ou « réfugiés », car, au-delà des statuts juridiques, cela n’a pas vraiment d’importance. Ces alternatives nous montrent que nous ne sommes pas prisonniers du langage et que, si la catégorisation des personnes en fonction du statut qu’elles entretiennent avec le territoire s’explique par les caractéristiques de l’État-nation moderne, nous avons la liberté de choisir celle-là et le droit de la questionner, notamment dans ses usages politiques.
1 Karen Akoka, « Qu’est-ce qu’un réfugié ? Des usages politiques des définitions juridiques », dans Laura Calabrese et Marie Veniard (dir.), Penser les mots, dire la migration, Academia, « Pixels », 2018.
2 Antoine Roblain, « Allochtone : une dénomination euphémisante devenue polémique », op. cit.
3 Silvie Aprile, « Des exilés de 1789 aux exilés d’aujourd’hui », op. cit.
4 Odile Leherte, « “Transmigrant” : un mot qui fait son chemin », www.rtbf.be, 8 décembre 2018.
5 Sandra Nossik, « Des Dublins aux dubliné·e·s : dérivation de la violence administrative », op. cit.