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São Paulo, New York, Grenoble et Palerme : ces municipalités dépassent le statut que les États confèrent aux personnes migrantes, en les considérant d’abord comme des acteurs de la ville, plutôt que comme des « étrangers ». Tour du monde d’initiatives qui renouvellent la citoyenneté au niveau local.
À l’échelle d’une commune, d’un village, d’une ville, voire d’une métropole, les habitants cohabitent naturellement, quel que soit leur statut. Citoyens de la nation, demandeurs d’asile, réfugiés ou sans-papiers, ils se croisent dans le quartier où les uns habitent et les autres s’abritent. Ils se côtoient à la boulangerie, à l’école, en se rendant sur leur lieu de travail (relevant du secteur formel ou non), dans les centres sociaux, à l’hôpital. Malgré les frontières du droit, les habitants se lient ou se confrontent, et dessinent ensemble la mosaïque humaine qui fait la ville, son économie, son identité, sa gastronomie, son langage, son rythme. Finalement, si les politiques migratoires relèvent des compétences régaliennes de l’État, c’est à l’échelle locale que se construit la vie des personnes exilées et que s’organisent (ou non) l’accueil et l’intégration, la cohésion sociale, le vivre ensemble.
S’appuyant sur des compétences plus ou moins étendues, de plus en plus d’autorités locales, encouragées par leurs populations, mais parfois à leur insu, montrent qu’il est possible de dépasser les catégories pour changer radicalement la vie de personnes qui n’ont aucun droit à cause de leur statut administratif national, d’inclure sans discrimination en affirmant des communautés métissées, de réinventer ainsi la démocratie au niveau local.
São Paulo fut l’une des villes pionnières pour penser une politique migratoire fondée sur le respect des droits et l’égalité de traitement entre nationaux et migrants, quel que soit leur statut. L’administration de Fernando Haddad (Parti des travailleurs, maire de 2013 à 2017) a fait de la thématique migratoire un enjeu essentiel afin d’envisager la défense des droits depuis la perspective des communautés les plus exclues.
La ville a fondé sa politique d’intégration sur le concept de citoyenneté. Grâce à un travail de coconstruction mené de longue haleine avec les différents services municipaux, avec des acteurs de la société civile et les partis d’opposition, il s’agissait d’inscrire les droits des personnes étrangères au cœur des politiques de la ville : sur le plan social (centres d’orientation juridique et sociale, accueil et orientation spécifiques pour les femmes, aide au logement, à la santé, etc.), sur le plan économique (embauche dans les services de la ville et formations), sur le plan culturel (reconnaissance des marchés artisanaux, cours de langue gratuits et fonctionnement multilingue des administrations pour les primo-arrivants). Ainsi la question de l’accueil et de l’intégration des personnes migrantes a été pensée de façon transversale, en partant du principe que tous les services devaient s’adresser à tous.
Par ailleurs, des outils de participation et de consultation ont été mis en œuvre pour permettre aux habitants non brésiliens d’être les acteurs de la politique municipale de São Paulo. Cette transversalité de la politique d’intégration, associée à un principe de construction collective, a permis d’inscrire la citoyenneté des personnes étrangères au cœur du dispositif de défense des droits de tous les habitants. Certes, Fernando Haddad a perdu l’élection face à João Doria (Parti social-démocrate), mais sa politique est toujours appliquée à ce jour.
New York, ville cosmopolite par excellence, fut l’une des premières « ville sanctuaire » des États-Unis. L’objectif réaffirmé par le maire Bill de Blasio (Parti démocrate, en poste depuis 2014) est en effet « de protéger et de servir tous les résidents, quel que soit leur statut migratoire1 ».
Parmi les mesures destinées à concrétiser ce vœu, une carte d’identité municipale a été mise en place en janvier 2015. Gratuite et disponible pour tous les habitants de plus de 14 ans, elle donne accès aux services publics de la ville mais aussi à certains établissements privés partenaires. Adieu le « statut » ou la « catégorie » !
Une carte d’identité municipale donne accès aux écoles, à un bail de location, à un compte bancaire, à des réductions, à la bibliothèque…
La carte d’identité permet de s’insérer dans les écoles, d’obtenir un bail de location, d’ouvrir un compte bancaire, d’engager des démarches judiciaires, de bénéficier de réductions dans certaines pharmacies ou encore d’aller à la bibliothèque. Avec cette carte, la ville de New York donne des droits très concrets d’accès à la ville aux personnes exilées, sans considérer leur situation administrative (comme à d’autres communautés exclues, telles que les sortants de prisons, les sans-abri). Elle les incite aussi à réinvestir l’espace public, en lançant un message fort de résistance, qui fait primer le lieu de résidence sur le statut délivré par l’administration fédérale.
« Une ville pour tous ! » Tel est le mot d’ordre de la mairie de Grenoble dirigée par Éric Piolle (Europe Écologie Les verts), depuis 2014. Par sa position géographique proche de l’Italie, Grenoble a une longue tradition d’accueil. Si l’un des premiers défis est celui de l’hébergement d’urgence, la ville a choisi d’aller plus loin. Pour penser un espace local au-delà des catégories sociales, elle s’est interrogée sur la participation politique de ses citoyens résidents étrangers (étudiants, travailleurs, etc.) qui n’avaient pas le droit de vote. Pour répondre à cette lacune, la mairie a choisi de renforcer le Conseil consultatif des résidents étrangers grenoblois, créé depuis 1999. Ce conseil est un espace de débat sur les projets de la ville, sur les préoccupations des habitants. Composé de résidents grenoblois non français et présidé par un élu et un habitant, ce conseil est devenu au fil du temps une instance de démocratie participative qui, en réinventant les catégories, est apte à produire une réflexion collective qui enrichit les politiques locales de la ville. Fort de cet exemple, le CCFD-Terre solidaire a mené une campagne d’interpellation des candidats aux élections municipales de mars 2020 pour les encourager à mettre en œuvre des dispositifs locaux d’accueil et d’intégration coconstruits avec la société civile et les personnes migrantes.
Depuis 2016, le maire de Palerme, Leoluca Orlando (Parti démocrate), a fait le pari d’assumer une vision alternative de l’accueil des exilés, incarnée dans le concept « Io sono persona » (« Je suis une personne »).
La municipalité affirme les droits de toute personne à choisir son lieu de résidence, et donc à se déclarer « palermitaine ».
Par ce leitmotiv, la municipalité affirme les droits de toute personne à choisir son lieu de résidence, et donc à se déclarer « palermitaine », et à vivre dans la ville dans le respect de ses droits et en participant à l’enrichir par le dialogue des cultures. Là aussi, la politique d’inclusion inconditionnelle s’appuie sur la participation politique des personnes et des communautés culturelles à travers un conseil municipal des migrants, le Conseil des cultures. Celui-ci entend intégrer dans la cité la parole des communautés privées de droits politiques par la Constitution italienne, d’échanger sur les politiques locales de l’accueil, de dénouer des problématiques du vivre ensemble et de valoriser la mosaïque des cultures dans la cité.
Confrontées à des urgences humanitaires ou poussées par des sociétés civiles déterminées, de nombreuses villes dans le monde parviennent à trouver des solutions pour tisser un cadre de dignité pour ceux qui ne pouvaient réclamer ou obtenir la protection d’un statut administratif idoine.
En revendiquant l’accueil inconditionnel, il ne s’agit pas seulement pour les villes de reconnaître à la marge des droits aux personnes exclues, mais bien de contourner le « motif » de la patrie, pour réaffirmer l’universalité des droits.
C’est une évidence : l’action des autorités locales demeure par définition limitée, tributaire de politiques nationales fondées sur la fermeture et l’externalisation des frontières qui condamnent des « catégories » entières à l’exclusion. Elles se voient imposées des centres de rétention, des zones de non-droit (centres de tri, etc.), des pratiques de contrôle qui peuvent être abusives et violentes. Elles vivent les conséquences de discours xénophobes largement véhiculés. Elles n’ont pas de compétences en matière de délivrance de titre de séjour, qui reste à l’absolue discrétion des fonctionnaires d’État et les catégorisations ne sont jamais bien loin. Pourtant, nombreuses sont les villes qui montrent combien mettre à bas les catégories permet d’inventer d’autres possibles. En revendiquant l’accueil inconditionnel, il ne s’agit pas seulement pour elles de reconnaître à la marge des droits aux personnes exclues, mais bien de contourner le « motif » de la patrie, pour réinventer la place du « nous » et réaffirmer l’universalité des droits et de la citoyenneté.
Lorsque São Paulo place les besoins des travailleurs étrangers au cœur de sa politique, elle affirme non seulement qu’« ils » ne sont pas des « autres » mais, plus encore, en suscitant un dialogue les impliquant dans la construction de cette politique, elle les reconnaît comme des acteurs de transformation sociale de la ville. À travers sa devise « Io sono persona », Palerme appelle à regarder la personne et non le titre de séjour, elle affirme pour tous le droit de résidence. Elle crée un nouvel espace du « nous », une identité collective qui ne souffre pas des différences de parcours et de culture, mais qui les assume et les revendique. Ce qui fait alors le dénominateur commun n’est pas l’endroit où l’on naît ou la régularité de son statut mais le lieu où l’on choisit de vivre.
Fortes de ces identités collectives réinventées à leur échelle, ces villes redessinent les contours de la cité, à partir de la volonté des personnes d’habiter quelque part. Pour donner la parole à tous les habitants, quelle que soit leur situation administrative, elles imaginent des formes de participation politique qui vont bien au-delà du vote. Elles peuvent construire alors des politiques qui répondent davantage aux besoins de tous et, surtout, cela revivifie la démocratie locale.
Par toutes ces pratiques, elles parviennent non seulement à renverser le paradigme qui conditionne les droits à la régularité administrative mais, plus encore, celui qui conditionne la citoyenneté à la nation !
Les autorités locales envoient aux États-nations un message fort : penser un accueil au-delà des statuts est possible.
C’est ainsi un message fort que les autorités locales envoient aux États-nations : penser un accueil et une intégration au-delà des « statuts » et des « catégories » est possible. Pour faire entendre leur voix, ces villes ont cherché à s’organiser en réseau et à faire alliance avec la société civile. Ainsi, le CCFD-Terre solidaire travaille, dans le cadre de l’Organisation pour une citoyenneté universelle (OCU), à la construction d’une alliance entre autorités locales et société civile pour témoigner que la construction d’une politique locale d’accueil qui dépasse les catégories n’a rien d’une utopie. L’enjeu est de recenser toutes ces pratiques, de les faire connaître, afin qu’elles deviennent des modèles. C’est depuis ces alternatives locales que l’on posera les jalons d’une gouvernance alternative des migrations !
1 « Ces villes qui accueillent des migrants malgré leur gouvernement. » Médiapart, 30 août 2017.