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Dossier : Mobilités en Europe : où allons-nous ?

Entendre les convictions des autres

 © pixabay/couleur
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L’art de « résonner » peut être un élément de réponse pour faire société en Europe, selon le philosophe Hartmut Rosa. À condition d’accepter d’écouter d’autres manières de penser.


De l’accélération à la résonance… Quel a été votre cheminement ?

Depuis mon précédent essai1, j’ai réfléchi à ce qui était le contraire de l’accélération, à une autre façon d’être en lien avec les autres, le travail, la nature, son propre corps, avec le monde. J’ai progressivement développé ma réflexion sur la résonance, en cherchant à répondre aussi à la question de savoir ce qu’est la « vie bonne ». La résonance de l’individu avec le monde est nécessaire à la vie bonne et en fait partie intégrante. C’est notre relation au monde qui est en jeu et non le rythme selon lequel nous décidons de vivre nos vies. La résonance, ce n’est pas la connexion, ni la communication ou la pleine conscience. C’est une dynamique, une façon de me sentir touché par le monde, de me percevoir capable d’y répondre, dans un processus qui me transforme, en ignorant d’avance le fruit de cette transformation.

Les élections européennes se dérouleront en mai. Comment s’y préparer ?

Je n’aime pas la politique qui s’exerce comme un combat : c’est une erreur, et même une aliénation. Son objectif est au contraire de façonner le monde ensemble, à partir d’opinions et d’intérêts variés qu’il faut « mettre en mode résonant ». Elle devrait plutôt se concentrer sur le souci de résonner avec le monde pour ensuite le façonner. Et donc, de replacer les priorités dans un autre ordre. Une Europe résonante est une Europe où tous les citoyens ont de bonnes raisons de croire qu’ils sont inclus dans le processus de façonnement collectif du monde.

Quels sont les facteurs de résonance présents dans le modèle européen ?

L’État-providence ou la sécurité sociale sont des acquis de l’Union pourtant perçue aujourd’hui comme une institution « froide ». Chacun s’acquitte de ses impôts, convaincu que l’État lui extirpe quelque chose. Cela engendre une relation répulsive, décuplée en ce qui concerne l’Europe. Nous trahirait-elle ? Pourtant, l’État-providence produit de la résonance ; les gens ont l’assurance qu’ils ne seront pas laissés de côté. Mais nous sommes devenus sourds à cet instrument de vivre ensemble, nous avons oublié les avantages qu’il nous procure.

L’État-providence produit de la résonance ; les gens ont l’assurance qu’ils ne seront pas laissés de côté.

La question migratoire sera centrale aux élections. Comment analyser les populismes au regard de la résonance ?

La logique pernicieuse de la mondialisation revient à voir des gagnants et des perdants partout où elle s’installe. Ceux qui appartiennent à l’élite mondialisée gagnent, mais ceux qui ne sont pas capables d’évoluer perdent. Or les perdants tiennent pour responsables de leur situation les étrangers, les musulmans, les noirs… Ils combattent la globalisation, mais au mauvais niveau, s’attaquant à d’autres perdants de la mondialisation. Leur colère est générée par le sentiment de ne pas avoir de voix. Ils ne se sentent entendus par personne. Sinon par le leader populiste qui semble leur dire : « Je vous redonnerai la voix, je vais vous redonner le contrôle. » La tentation, ici aliénante, est de croire que ma voix sera entendue dans celle du leader. Sauf que le leader ne dit pas : « Je vous donne ma voix », mais bien plutôt : « Tais-toi, je suis ta voix. »

Quelles sont, alors, les conditions manquantes pour une Europe résonante ?

Les sociétés qui ont érigé des murs se sont éteintes, car incapables de changer. Or le discours actuellement dominant propose d’ériger des barrières et des frontières : on se retire du monde soi-même. En fait, les gens manquent de confiance en eux : ils pensent qu’ils vont disparaître si on laisse entrer les étrangers. Certes, ils ont des convictions et des valeurs qu’ils sont prêts à défendre. Mais ils sont aussi capables d’entendre celles des autres, avec leurs cultures et traditions, c’est ce qui les maintient en vie, qui nous maintient en vie. Nos racines ne doivent pas nous conduire à rester où nous sommes, mais nous aider à nous transformer. Si le registre de l’identité conduit à affirmer : « Je sais qui je suis et je ne changerai jamais. », on est déjà mort ! Si nous avons confiance dans notre voix, dans nos convictions, alors nous nous insérons dans le concert de la démocratie.

L’esprit de compétition propre à notre système économique peut-il intégrer la résonance ?

Chacun fait les choses au plus vite, sans prendre la peine d’écouter et de répondre à autrui. Une société qui laisse la compétition s’installer à tous les niveaux, de la maternelle à l’université en passant par l’hôpital et l’entreprise, dans l’idée d’être plus efficace, ne peut que créer un sentiment de peur. On se rend indisponible à la résonance car se laisser toucher est perçu comme dangereux.

On se rend indisponible à la résonance car se laisser toucher est perçu comme dangereux.

Si l’Europe d’aujourd’hui est forte économiquement, en termes d’égalité elle reste très fragile. Les pères de l’Europe avaient vu juste en cherchant davantage d’intégrations ; elle a permis plus de résonance entre citoyens de pays voisins ou proches idéologiquement. Il nous faut remettre de l’air dans nos institutions européennes et dans nos États ! La peur nous paralyse. Retrouver la confiance qui appelle à la résonance nécessite que des résistances se brisent, mais cela peut prendre du temps.

Quel engagement politique est possible pour un citoyen en Europe ?

Avant de penser à intégrer un parti politique et à se scinder en groupes distincts, nous avons besoin de nous écouter, de nous parler les uns aux autres et de cesser de nous crier dessus. C’est en agissant ainsi que nous pourrons avoir un impact sur le cours des choses. Une telle attitude réduirait considérablement les points d’agression dont nous sommes victimes en politique. Mais je me demande si les politiciens et leaders des partis résonnent. Il se pourrait qu’ils n’aient que peu d’occasions de « résonner ». Ce n’est pas tant leur faute que celle du jeu politique qui les amène à être si peu en relation avec les autres et avec le monde. On leur demande d’abord d’être agressifs et d’être bons à ce qu’ils font plutôt que d’être particulièrement ouverts et réceptifs à la résonance. Ainsi, face à un adversaire lors d’un débat télévisé, un politicien ne pourra être touché par l’autre : il doit être sans arrêt en résistance pour l’emporter. Les politiques se demandent-ils ce que pensent les gens qui les élisent ? Font-ils en sorte que ces derniers sentent que ce qu’ils disent a de l’importance ? Des questions telles que : « Dans quel pays aimeriez-vous vivre ? » ou : « Qu’est-ce que signifie l’expression “une vie bonne” ? » permettraient sans doute de créer du lien, pour faire en sorte que les gens d’un même pays, voire d’un même continent, se rejoignent sur un socle commun.

Propos recueillis par Sarah Maréchal et Jean Merckaert (pour la « Revue Projet ») et par Marie-Hélène Massuelle (pour « Responsables »). Une première version de cet entretien a été publiée dans « Responsables », n° 442, hiver 2019.

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1 Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014.


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