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Malgré une libre circulation de principe en Europe, une hiérarchie de plus en plus rigide octroie des droits différents aux personnes selon leur statut migratoire. Il est temps de penser une liberté de mouvement qui garantisse pour tous un réel respect des droits humains.
Alors que la libre circulation est au cœur du projet européen, la liberté de mouvement a pour nombre de personnes été drastiquement restreinte ces trois dernières années. Ce traitement différencié est révélateur du manque d’universalité des droits de l’homme, en pratique et en théorie.
L’expression « la forteresse Europe » pointe du doigt le fait que l’Union européenne (UE) renforce ses frontières extérieures, tout en offrant une plus grande liberté à ceux qui sont sur son territoire. La manière de construire cette forteresse a toujours été hautement contestée. Mais la crise politique européenne sur la migration et l’asile, provoquée par les arrivées de 2015 et 2016, a renforcé la position des « pro-forteresse ». La réponse de l’Europe est surtout venue des ministres de l’Intérieur des États membres, de leurs agences des frontières et de la sécurité et, au niveau de la Commission européenne, de la direction générale Migration et affaires intérieures et de l’agence Frontex. Les politiciens anti-migrations (les partis d’extrême droite, surtout) se sont saisis de l’occasion pour faire avancer des « solutions » visant à limiter les migrations vers l’Europe. Bien des idées jusque-là rejetées ont repris vie : traiter les demandes d’asile à l’extérieur ou faire des mesures d’éloignement la clé de tous les problèmes de l’Europe.
L’expression « la forteresse Europe » pointe du doigt le fait que l’Union européenne renforce ses frontières extérieures tout en offrant une plus grande liberté à ceux qui sont sur son territoire.
Les efforts se sont focalisés sur la restriction des mouvements des non-citoyens UE vers et au sein de l’Europe : fermeture des frontières, retenue des personnes dans certains pays périphériques, reprise prématurée des transferts Dublin, limitation des regroupements familiaux, recours fréquent à la détention (de plus en plus arbitraire), utilisation de la « non-entrée fictive » pour détenir des gens aux frontières. Certaines propositions sont encore en discussion, comme les mesures visant à décourager les mouvements intérieurs qui devraient faire partie de la réforme du régime d’asile européen commun.
Aux frontières extérieures, des mesures physiques et légales empêchent l’accès au territoire européen et à la procédure d’asile. Beaucoup sont ainsi maintenus dans des limbes trop souvent inhumains et dégradants, dans les îles grecques ou les centres de torture libyens. On durcit le passage des frontières externes : réduction ou interruption des efforts de recherche et de sauvetage de portés disparus, notion de « pays tiers sûr »… L’accord conclu entre l’Europe et la Turquie incarne cette approche. La volonté de l’UE de restreindre la liberté de mouvement s’étend au-delà de son territoire et vise ceux qui, d’autres continents, pourraient chercher à la rejoindre. Les objectifs de contrôle des migrations n’ont pu, de ce fait, être pris en compte dans les politiques extérieures ; diplomates, experts du développement ou officiels de la politique commerciale s’y montrent résistants. Mais les dommages et effets contre-productifs sont considérables, qu’on pense à l’impact économique de l’interruption des flux migratoires pour l’Afrique ou aux effets politiques de la coopération avec des régimes douteux.
Pour les citoyens européens en revanche, la liberté de mouvement a été renforcée ces trois dernières années grâce aux pratiques des États et, en particulier, au débat (ou débâcle) sur le Brexit. L’UE est restée déterminée : le Royaume-Uni ne peut pas restreindre la liberté de mouvement des citoyens européens, ni séparer la liberté de mouvement des autres libertés qui structurent le marché intérieur. Les États membres lui accordent une importance primordiale, y compris ceux qui sont généralement davantage hostiles à l’UE. Le gouvernement britannique se voyait rester dans l’UE ou, du moins, dans l’espace économique, si l’Union acceptait de faire des concessions sur la liberté de mouvement. Ce qui n’advint pas.
À l’époque de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA, 1953-2002) et de la Communauté économique européenne (CEE, 1957-1992), la liberté de mouvement valait seulement pour les travailleurs. L’accord de Schengen, qui a permis aux personnes, aux biens et aux transports de franchir certaines frontières sans contrôles, repose sur l’idée de renforcer les frontières extérieures et de supprimer les frontières intérieures (ou au moins les infrastructures frontalières). Cette mobilité devient un droit, et même un ensemble de droits, pour tous les citoyens avec le traité d’Amsterdam en 1997. Peu d’États membres ont choisi d’adopter les mesures discrétionnaires qui limitent cette liberté pour certains citoyens, alors qu’ils sont habilités à le faire. Parmi ceux qui les ont adoptées, peu les ont mises en œuvre1. Le pionnier en ce domaine est d’ailleurs le Royaume-Uni, qui s’efforce d’expulser des nationaux européens sans ressources…
Les Européens sont théoriquement libres de voyager pour leurs loisirs ou le travail. Mais, si cette liberté vaut pour tous, on assiste à l’apparition de nouvelles hiérarchies, qui se construisent à partir de la nationalité, du pays d’origine, ou à partir du statut migratoire – à savoir, de quelle manière ils sont catégorisés légalement et politiquement au sein d’un pays ou d’une région.
Un exemple : un réfugié syrien est un réfugié syrien si l’on suit les prescriptions de la Convention des réfugiés de 1951. Mais, au cours de sa fuite à travers le Moyen-Orient et l’Europe, son statut et les droits auxquels il aura accès peuvent varier de bien des manières. Tel État lui accordera la protection due à un réfugié ; dans tel autre, il recevra un autre type de protection. Il pourrait être considéré comme migrant illégal ou au moins comme un entrant illégal, lorsqu’il traverse certaines frontières. Il pourrait aussi se déplacer « illégalement » d’un État membre à un autre et alors être confronté à des sanctions et devenir un « migrant irrégulier ».
Selon certains, puisque la liberté de mouvement fait partie de l’ordre légal de l’Union, il est normal qu’elle ne soit accordée qu’aux seuls citoyens européens.
Selon certains, puisque la liberté de mouvement fait partie de l’ordre légal de l’Union, il est normal qu’elle ne soit accordée qu’aux seuls citoyens européens. Ceux-là insistent sur la nécessité de donner un sens à l’identité européenne par l’octroi de privilèges aux citoyens européens, suivant la logique du traité d’Amsterdam, qui développe la notion de droits spécifiquement attachés à la citoyenneté de l’UE. Et ils pensent même que les droits à la mobilité des citoyens européens ne sont possibles qu’à condition de restreindre les droits des autres. L’argument a souvent été utilisé pendant la crise politique de 2015-2016 : préserver l’espace Schengen requiert des frontières extérieures dures qui font obstacle à l’accès de nationaux de pays tiers, qu’ils soient réfugiés ou non.
D’autres défendent une complète liberté de mouvement pour tous : il s’agit pour eux de la seule interprétation correcte des traités internationaux. Cette position est une interprétation discutable des lois internationales. Ce qui est nécessaire, ce sont des réponses qui permettent de protéger les droits humains tout en reconnaissant qu’il y a et qu’il continuera à y avoir une hiérarchie des statuts migratoires (à l’intérieur de l’Europe comme dans d’autres parties du monde), tout en tenant compte du fait que les gens peuvent changer de statut en fonction des circonstances. Pour démêler les enjeux autour de la liberté de circulation en Europe, dans un cadre réaliste et basé sur les droits, trois principes doivent être discutés.
En premier lieu, le droit à la mobilité de ceux qui ont besoin d’une protection internationale doit être préservé. Un grand nombre de personnes sont soumises à un déplacement forcé et, dans beaucoup de cas, leur vie est menacée. L’une des difficultés tient à la définition de ceux qui ont droit à la protection : elle devrait être élargie au-delà de ce que contient la Convention relative au statut des réfugiés (1951), pour prendre en compte l’évolution des formes de violence, les déplacements dus au changement climatique ou à d’autres facteurs. Il est pourtant risqué d’entamer une telle révision, car quelques gouvernements (européens avant tout) pourraient s’en saisir pour restreindre les droits des réfugiés.
Un autre dilemme touche à la migration mixte : des personnes ayant droit à la protection et celles qui migrent pour d’autres raisons se retrouvent ensemble dans leur déplacement. Mais leur statut ne peut être déterminé avant leur entrée sur le sol européen. Face à ce défi, les décideurs politiques ont choisi une approche rigide, précisément pour empêcher l’entrée en Europe de n’importe qui. Ce qui signifie que les réfugiés sont, eux aussi, empêchés d’avoir accès à la protection. Il y va des différences d’interprétation des lois internationales sur les réfugiés et aussi d’un usage abusif des concepts de pays tiers sûr ou de premier pays d’asile.
En deuxième lieu, les standards minimums de protection des droits humains doivent être garantis pour toute personne en déplacement, quel que soit son statut migratoire. La tentation est de réduire, voire de supprimer, tous les droits pour les migrants qui ne les « méritent » pas. Même le droit à la vie est remis en cause : par exemple, lorsque des responsables politiques décident de mettre fin à des opérations de recherche et de sauvetage. Selon cette approche, l’universalité des droits humains est doublement en question. Soit on considère que les gens renoncent à leurs droits quand ils décident de migrer, soit les États refusent de respecter les droits humains de groupes particuliers. Dans une perspective juridique, ces deux positions ne tiennent pas et doivent être combattues politiquement et éthiquement.
Le récent « Global compact on migration » tente de soutenir les efforts pour protéger les droits humains des gens en déplacement en mettant sur pied un cadre pour une coopération internationale, en s’appuyant sur les lois internationales sur les droits humains existantes. Il s’agit d’un accord non contraignant, qui ne crée pas de nouveaux droits et certainement pas un « droit à la migration », contrairement à ce que proclament certains gouvernements. Le « Compact » prend la migration comme un fait, un phénomène à gouverner de manière plus efficiente et plus humaine ; ce que n’acceptent pas les politiciens anti-migration, qui ne s’intéressent à la coopération internationale que dans la mesure où elle peut permettre de limiter les migrations.
La liberté de mouvement est un droit humain, soigneusement restreint, même dans les traités fondamentaux sur les droits humains, tels la « Déclaration universelle des droits de l’homme » (1948) et le « Pacte international relatif aux droits civils et politiques » (1966). Dans la « Convention européenne des droits de l’homme », ce droit peut faire l’objet de restrictions en raison de la sécurité nationale et de l’ordre public, de la prévention des crimes, de la protection de la santé ou de la moralité ou pour des raisons liées aux droits des autres2. Pour autant, certaines restrictions au déplacement des personnes peuvent être et ont été contestées dans les cours nationales et à la Cour européenne, démontrant que celles-ci sont souvent excessives lorsqu’elles sont mises en place par les États européens. De même, la question de la détention est aussi sujette à contestation juridique, car, selon les lois internationales sur les droits humains, certaines garanties doivent être mises en place, notamment pour se prémunir contre le caractère illégal de la détention arbitraire ; la tendance est de ne pas respecter ces garanties.
En troisième lieu, si une hiérarchie de statuts migratoires existe à l’intérieur de l’UE, il devrait être plus facile d’évoluer à l’intérieur de cette hiérarchie. Le nombre de ceux qui sont en bas de l’échelle (les personnes en situation irrégulière) est estimé à 1 ou 1,5 million dans les États membres (il est impossible d’obtenir des chiffres pertinents). Dans les années récentes, une attention disproportionnée s’est portée sur les politiques de retour dans le pays d’origine. Des ressources financières et humaines significatives ont été déployées dans cette direction. Pourtant, l’expérience de vingt années de tentatives d’éloignement montre que c’est impossible pour beaucoup : parce que leur pays ne les accepte pas ou parce qu’ils courront des risques en cas de retour ; les cours de justice sont plutôt enclines à bloquer ces éloignements.
De plus, beaucoup de ces personnes travaillent ou sont installées en Europe (avec des enfants à l’école par exemple) ; finalement, le retour forcé est une politique hautement coûteuse. La régularisation, qui signifie accorder aux gens le droit de rester, n’est-elle pas autant que possible une option préférable ? Ceci relève, bien sûr, de la compétence des États membres, mais l’UE pourrait encourager cette approche et au moins abandonner les mesures qui la rendent difficile, comme celles qui visent à limiter la régularisation.
À l’autre bout de l’échelle, ceux qui possèdent la citoyenneté européenne disposent de meilleurs droits. Une acquisition plus facile de la citoyenneté serait un facteur majeur pour assurer l’intégration. Mais plusieurs États membres compliquent aujourd’hui l’accès à la citoyenneté : ainsi, l’Autriche exige désormais dix années de résidence pour être éligible à la naturalisation, contre six auparavant.
On note, malgré tout, quelques évolutions positives. En Allemagne, des dispositions devraient permettre aux gens de passer plus facilement d’un statut migratoire à un autre. En Suède, une décision permet d’accorder le statut de résident à des jeunes scolarisés qui atteignent la majorité avant d’avoir reçu une réponse à leur demande d’asile. Mais, globalement, les États membres semblent plutôt réfractaires face à la nécessité de soutenir l’inclusion à long terme des personnes arrivant en Europe.
Ce paradoxe – renforcement des droits à la mobilité des citoyens européens et réduction pour les citoyens non européens – s’inscrit dans une tendance à la fragmentation des droits des personnes en déplacement. Or il importe de préserver le droit à la mobilité – qui permet de demander une protection – et de garantir à tous la protection des droits humains. Surtout, il est nécessaire de remettre en cause l’idée selon laquelle la liberté de circulation dont bénéficient les citoyens européens dépend d’un déni des droits des autres citoyens. Des efforts mal ajustés pour protéger l’Union européenne pourraient bien l’endommager.