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Dossier : Mobilités en Europe : où allons-nous ?

Renouveler l’idée européenne

@ iStockphoto.com/Nemoris
@ iStockphoto.com/Nemoris

L’Union européenne se morcelle : en son sein se confrontent différentes visions de ce qu’elle doit représenter. Face aux replis identitaires, il est urgent de renouveler le projet européen.


Quinze ans après l’élargissement à l’est qui avait consacré la « réunification de l’Europe », le continent paraît plus que jamais fragmenté. La crise financière de 2008, les plans de relance et la faiblesse de la croissance ont enfermé certains États dans la prison de la dette. Les règles budgétaires européennes ne permettent d’en sortir qu’au prix de lourds sacrifices sociaux, qui alimentent la précarité, le ressentiment et l’impression de « déclassement ». La grande vague migratoire de 2015 et l’incapacité des États à se montrer solidaires dans l’accueil des demandeurs d’asile ont hystérisé le débat sur les immigrations et l’islam. L’Europe centrale menace de faire sécession vis-à-vis des valeurs « occidentales », au nom d’un contre-modèle de démocratie illibérale1. Dans le même temps, les institutions européennes souffrent d’un déficit démocratique chronique qui prête le flanc aux accusations de Victor Orban lorsqu’il dénonce la « non-démocratie libérale ». En 2016, l’annonce du Brexit est venue mettre fin au mythe de l’irréversibilité de l’intégration européenne.

Une Europe de « clubs »

Cet état de crise permanent n’est pas le fruit d’un mauvais concours de circonstances. Il résulte d’un mal profond, mâtiné par le sentiment diffus d’un « déclin » démographique et civilisationnel. Il induit un manque de confiance généralisé, aussi bien entre les États européens qu’en leur sein, où les inégalités tendent à s’accroître. D’est en ouest, du nord au sud, les clivages se renforcent et font resurgir les murs que l’on croyait tombés. L’unité de l’Union européenne dans les négociations sur le Brexit ne suffit pas à masquer l’émergence d’une diplomatie de « clubs » : des agrégats de petits États membres contestent son hégémonie au « moteur » franco-allemand. À côté du désormais très connu « groupe de Visegrád »2 émerge par exemple la « ligue hanséatique »3, un ensemble de pays du nord de l’Europe mené par les Pays-Bas et défavorable à l’approfondissement de l’Union politique comme à tout « transfert » net de richesse entre pays. Les divisions sont également palpables en matière de politique étrangère, alors qu’une unité de stratégie européenne vis-à-vis du reste du monde se fait attendre. Le positionnement face aux États-Unis de Donald Trump bute sur les intérêts commerciaux allemands ou sur l’atlantisme des pays de l’ex-URSS. Et, face à la Chine, les pays du sud et de l’est de l’Europe, qui ont bénéficié des investissements chinois pendant la crise (comme la Grèce ou le Portugal) ou qui se trouvent sur les « nouvelles routes de la soie » (comme la Bulgarie), freinent le contrôle des capitaux chinois et la protection des marchés européens. Vis-à-vis de la Russie, enfin, et malgré la reconduction des mesures de sanctions financières depuis la guerre d’Ukraine, un malaise palpable persiste, que la valse de la ministre des Affaires étrangères autrichienne avec le président Poutine, lors de son mariage à l’été 2018, a suffi à rappeler.

D’est en ouest, du nord au sud, les clivages se renforcent et font resurgir les murs que l’on croyait tombés.

Rien d’inédit, toutefois, dans le morcellement du continent. L’Europe d’avant l’Union comme l’Europe à six, neuf ou quinze, a toujours été traversée de fractures et de divergences. Elle est même, par excellence, le continent des frontières. Des frontières culturelles, linguistiques, religieuses, géographiques, qui prennent vie sur un terreau de civilisation commune et qui lui donnent sens. C’est donc en prenant un contre-pied que le projet européen s’est construit sur la promesse d’une abolition progressive des frontières et d’un idéal de mobilité, véritable utopie dans un espace étrillé par les guerres. Promesse qui fut en partie tenue avec la création du marché intérieur et la proclamation des « quatre libertés » de circulation (des biens, des personnes, des capitaux, des services), mais aussi avec l’ouverture commerciale sur le monde et les élargissements successifs au reste de l’Europe. Force est de constater, cependant, qu’elle suscite aujourd’hui des sentiments mélangés. L’ouverture, sans convergence des niveaux de vie et des réglementations sociales, a laissé libre cours à la concurrence et donné lieu à des mouvements désordonnés de migrations au sein de l’Europe. La directive sur les travailleurs détachés, fille de la liberté de circulation des personnes, est désormais l’objet de critiques quasi unanimes à l’ouest. La figure du « plombier polonais » avait nourri les imaginaires conduisant le Royaume-Uni au Brexit ; la fuite vers l’ouest d’une partie de la jeunesse éduquée de Roumanie, de Bulgarie ou de Hongrie accélère le déclin démographique, engendrant une pénurie de main-d’œuvre ainsi qu’un désarroi grandissant4. Comment se projeter dans l’avenir lorsque 10 à 15 % de sa population s’en va ?

Le projet européen déboussolé

La confiance est un préalable à toute forme d’union politique. Aussi, la spécificité de la crise actuelle tient à une défiance aggravée et à la perte d’orientation totale du projet européen face à l’incapacité des États membres à formuler une réponse commune à ces trois questions : pourquoi ? Vers où ? Comment ? Après la guerre, l’idée européenne des pères fondateurs avait débouché sur la formulation d’un projet cohérent pour la coopération européenne et qui a perduré jusqu’à la fin des années 1990, assis sur trois piliers fondamentaux : un objectif existentiel, la paix ; une doctrine institutionnelle, l’intégration progressive d’un échelon « fédéral » ; un programme politique, les « coopérations concrètes », soit la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) puis la Communauté économique européenne (CEE). Mais après l’échec du projet de constitution européenne et l’élargissement à l’est, l’idée européenne « originelle » a connu un déclin rapide. Les nouveaux États membres en ont contesté la philosophie occidentaliste et la portée fédérale, qui rebutait des nations tout juste émancipées de l’URSS. Le projet de paix avait, depuis longtemps, perdu son caractère « existentiel ». Il ne suffit plus à mobiliser des générations qui n’ont pas connu la guerre et qui souffrent, parmi les plus jeunes, d’un chômage massif et d’une perte de confiance en l’avenir. L’idée des pères fondateurs doit désormais être dépassée mais elle tarde à l’être, faute d’un objectif « existentiel » de remplacement.

La crise actuelle à la perte d’orientation totale du projet européen face à l’incapacité des États membres à répondre à ces questions : pourquoi ? Vers où ? Comment ?

Entre populismes et technocraties

La réorientation du projet européen est suspendue à une recomposition politique d’une ampleur inédite. L’effondrement des partis politiques d’après-guerre, construits autour des deux piliers de la démocratie chrétienne et de la social-démocratie, se vérifie sur la majeure partie du continent. Ces partis « traditionnels », jadis majoritaires, peinent à former des coalitions parlementaires. Dans quatre pays du cœur de l’Europe, au Royaume-Uni, en Espagne, en Belgique et en Suède, les gouvernements au pouvoir ne disposent pas de majorité parlementaire. En Allemagne, la fragilité de la « Grosse Koalition » (« GroKo ») entre le Parti chrétien-démocrate (CDU) et le Parti social-démocrate (SPD), menacée par la montée en puissance de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) à l’extrême droite et des libéraux du Parti libéral-démocrate (FDP), est inédite après quinze années d’une rare stabilité. De nouveaux partis, souvent qualifiés de « populistes », affermissent leur assise électorale et commencent à exercer des responsabilités pour certains, à l’image du Mouvement 5 étoiles en Italie. Il semble que nous soyons parvenus au point où la recomposition idéologique à l’œuvre dans l’ensemble des sociétés occidentales achève d’enfanter de nouveaux clivages. Par-dessus les ruines de la social-démocratie et du paradigme « gauche-droite », le paysage politique occidental s’organise en deux grands pôles qui prennent en tenailles les démocraties : la technocratie libérale et ses variantes d’une part, le populisme qui allie revendications identitaires et souverainistes de l’autre. La défiance envers le personnel politique nourrit des phénomènes inédits de contestation comme ceux des « mouvements des places »5 ou celui des « Gilets jaunes ».

Le projet alternatif des droites identitaires

La critique de l’Europe émerge comme un point commun à l’ensemble des mouvances contestataires. Elle ne s’inscrit plus dans le clivage classique « pour ou contre » l’Europe, mais entend formuler une idée européenne alternative. Dès lors, la ligne de fracture entre « europhiles » et « eurosceptiques » s’estompe au profit d’un affrontement entre plusieurs idées de l’Europe. On peut y voir une chance, tant le schéma « pour ou contre » a stérilisé le débat européen. Les « gauches » acceptent désormais de critiquer les traités pour leur prisme libéral et haussent le ton dans la défense d’une Europe « sociale ». Mais l’on peut aussi s’inquiéter de voir que ceux qui formulent, à ce jour, le projet européen alternatif le plus construit sont les droites identitaires menées par Victor Orban. « La génération anticommuniste, chrétiennement engagée, de sensibilité nationale arrive maintenant dans la politique européenne. Il y a trente ans, nous croyions que l’Europe était notre avenir. Nous croyons aujourd’hui que c’est nous qui sommes l’avenir de l’Europe.6 » Par l’infiltration et la captation des partis de droite républicaine et d’extrême droite, les mouvances identitaires dopées par la crise migratoire aspirent à enclencher un basculement dont les élections européennes de 2019 seront peut-être le révélateur7.

Les visées paneuropéennes du populisme identitaire peuvent ainsi être rapportées à une nouvelle idée de l’Europe. Celle-ci affirme, tout d’abord, que l’objectif premier d’une union politique européenne doit être la protection de la « civilisation européenne », menacée par les autres et, en premier lieu, par l’islam. Elle rejette, ensuite, l’idée que l’Europe puisse être un régime politique, et encore moins de type fédéral. Si traduction politique de l’idée européenne il y a, elle devrait donc consister en un « concert d’États-nations ». De facto, l’Union européenne se verrait transformée en une gestionnaire du grand marché et une autorité morale garante de l’identité culturelle et religieuse du continent.

L’Union européenne se verrait transformée en une autorité morale garante de l’identité culturelle et religieuse du continent.

Avec le succès des formations identitaires, l’Occident progresse vers la peur d’une absorption de sa « culture » par celle des autres. De conquérant, il se fait défensif. La vague « populiste » arrive avec la même puissance qu’un refoulement, comme le signe d’une dégénérescence de l’Europe telle qu’elle va : l’Europe du marché strictement financière, anonyme, l’Europe de la concurrence où fut inventée et où persiste la course au moins-disant fiscal8. Nous traversons un moment de vérité dont on ne peut prédire l’issue. Mais il nous faut comprendre la dynamique actuelle pour pouvoir s’y inscrire. Et, pour cela, sortir de l’étau qui voudrait pérenniser un affrontement entre technocrates libéraux d’une part et populistes « illibéraux » de l’autre. Ceux qui croient dans les libertés individuelles et la souveraineté collective, dans la République et la démocratie, sont mis à l’épreuve pour formuler une nouvelle idée de l’Europe. L’enjeu est véritablement civilisationnel : face au déclin, véritable ou fantasmé, sommes-nous capables de nous renouveler ?

Demain, les nouveaux Européens seront ceux qui parviendront à établir une confiance durable entre les pays d’Europe, préalable à toute solidarité véritable. La confiance n’est pas ici entendue comme l’entente garantie ou l’unité, mais comme la volonté d’une communauté de destin. Or cette volonté n’est plus si certaine, lorsque Victor Orban parle d’unir l’Europe centrale autour de valeurs « différentes » de celles de « l’Europe occidentale »9 ou lorsque les pays nordiques châtient les pays du « Club Med » pour leur caractère supposément dispendieux et paresseux.

Cette question de l’être ensemble doit être posée si l’on veut parvenir à une solidarité effective, celle qui permettrait un vrai partage de la richesse et du savoir entre les peuples européens, une stratégie commune pour l’écologie et la préservation de l’environnement, la fin de la concurrence fiscale et sociale, la définition d’un socle de droits sociaux ambitieux, l’engagement unanime en faveur de l’éducation et de la jeunesse, l’allégeance prêtée à la démocratie et aux libertés. En reprenant la trilogie des critères nécessaires à l’élaboration d’une idée européenne, il nous faut considérer que tout projet d’union politique en Europe requiert un objectif « existentiel », une doctrine institutionnelle pour organiser la coopération entre les peuples et, enfin, un programme politique.

Un objectif : « sauver le monde européen »

Dans leur projection « existentielle », les nouveaux Européens pourraient avoir à protéger l’Europe des vents mauvais de l’identitarisme et du repli autant que de la destruction écologique. L’objectif de « sauver le monde européen », entendu comme notre environnement naturel et culturel, l’air respirable et les libertés, porte en lui suffisamment de tragique et d’urgence pour impulser un projet politique. Urgent, cet objectif l’est aussi par l’état inquiétant du monde, l’avènement d’autocrates à la tête des plus grandes puissances de la planète, qui rend plus impérieuse encore la nécessité de défendre une certaine idée européenne de la liberté, de la dignité et de la justice.

L’objectif de « sauver le monde européen » porte en lui suffisamment de tragique et d’urgence pour impulser un projet politique.

La question de l’objectif fondamental, de « l’être » ensemble, est indissociable de celle du « faire » et conduit au projet institutionnel. L’Union européenne voit se multiplier les conflits de légitimité entre une approche scrupuleusement légaliste et une autre fondée sur la toute-puissance de la souveraineté populaire. À qui donner raison lorsque cette souveraineté, exprimée dans le cadre d’un scrutin national, contredit l’ordre juridique communautaire ? Observé en Grèce lorsque le gouvernement d’Aléxis Tsípras décidait d’appliquer les mesures d’austérité contre la volonté du peuple grec manifestée par référendum, puis, récemment, en Italie autour du « budget pour le peuple » présenté par la coalition du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue, cet affrontement entre la volonté populaire et la « raison technocratique » appuyée sur la règle de droit provoque à chaque fois un lourd malaise, auquel on ne sait pas trouver d’issues politiques saines. Ces tensions contribuent à accroître dangereusement un ressentiment populaire vis-à-vis de l’Union européenne, de la mondialisation et de toute forme de coopération supranationale. À défaut d’arbitrer entre deux légitimités, l’on s’efforce, à raison, de trouver une solution politique. Pour reprendre les terminologies de Luuk Van Middelaar10, la « politique de la règle » laisse alors place à la « politique de l’événement ». Cette politisation du jeu européen, observée dans la gestion de la crise de la zone euro ou de la guerre en Ukraine, est positive en ce qu’elle signale les débuts d’une union politique qui ne se fonde plus sur la seule gestion d’un marché par la règle de droit. Faisant face à un « événement » auquel cette dernière ne saurait pourvoir, les États s’attablent et discutent : le conflit (naturel dans le cadre d’un ensemble démocratique de nations) s’exprime. Encore faudrait-il l’organiser de façon démocratique pour que le dissensus puisse se déployer au sein des institutions européennes et non plus seulement en dehors, dans le cadre de débats souvent stériles qui confinent au « pour ou contre » l’Europe. « Politiser » et démocratiser la décision européenne constituent un impératif pour ceux qui veulent réconcilier l’Europe avec les citoyens. Il est urgent de clarifier un cadre de délibération démocratique entre un exécutif – le Conseil européen rassemblant les chefs d’États et de gouvernement11 – une représentation – le Parlement européen – et, lorsque cela se justifie, les citoyens, via le référendum ou le droit de pétition.

Si elle parvient à s’unir autour d’un ou plusieurs objectifs existentiels et à débattre de façon ouverte et démocratique, nul doute que l’Europe saura forger les solidarités que les peuples attendent. À contre-courant, espérons que 2019 soit pour l’Europe l’année de la confiance retrouvée et du progrès démocratique.

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1 L’expression « démocratie illibérale » a été utilisée pour la première fois en 1997 par le politologue américain Fareed Zakaria pour désigner des régimes qui conservent les procédures électorales classiques, mais restreignent les libertés civiques [NDLR].

2 Le groupe de Visegrád est un ensemble de quatre pays d’Europe centrale : Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie.

3 La ligue hanséatique réunit les Pays-Bas, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l’Irlande, la Finlande, la Suède et le Danemark.

4 Cf. l’entretien avec Jean-Arnault Dérens dans ce dossier [NDLR].

5 Les « mouvements des places » font référence à ces contestations populaires qui investissent les places publiques partout dans le monde depuis 2011, en quête de « nouvelles formes de démocratie ». Cf. Camille Renard, « Indignés des places publiques : cinq ans d’un mouvement mondial », franceculture.fr, 04/05/2016 [NDLR].

6 Le 28 juillet 2018, le Premier ministre hongrois prononçait ces paroles lors de son discours à l’université d’été de Bálványos (Roumanie).

7 Le parti du Premier ministre Hongrois, le Fidesz, ainsi que le parti français Les Républicains sont tous deux membres du groupe « Parti populaire européen » (PPE) au Parlement européen [NDLR].

8 « De 38 % en 1993, la moyenne européenne du taux d’impôt sur les sociétés est passée à moins de 22 % en 2017. Elle est désormais inférieure à la moyenne mondiale (24 %). » Thomas Piketty, « De l’inégalité en Europe », conférence donnée à l’ENS, 06/05/2018.

9 Discours de Victor Orban, op. cit.

10 Luuk Van Middelaar, Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques, Gallimard, 2018.

11 Ibid.


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