Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La libre circulation, clé de voûte de la citoyenneté européenne, est garante de la vision cosmopolite originelle de l’Union. Face aux frontières qui partout se ferment, il est essentiel de la défendre au nom d’un monde comme un bien commun.
« Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais. »
Ce cadre, tiré de La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, dresse-t-il le portrait du monde post-Brexit de l’autre côté de la Manche ? Un monde où tout se caractérise implacablement et grotesquement par sa nationalité, du fauteuil aux lunettes, au silence même, caricaturant l’âge d’or de sociétés nationales autosuffisantes ? Un futur qui serait la conséquence de la rupture fondamentale actée par le référendum britannique du 23 juin 2016 ? Le moment du divorce, prévu pour 2019 et marqué par des incompréhensions et des litiges sans fin, est arrivé.
Le moment du divorce, marqué par des incompréhensions et des litiges sans fin, est arrivé.
Partout ou presque, dans le reste de l’Europe, sonnent les cloches du « nationalisme ordinaire1 » et leur lot de drapeaux, de coutumes et de traditions (souvent inventées). Au déchirement britannique font écho d’autres mesures qui s’annoncent ailleurs. En Autriche, par exemple, le gouvernement envisage de donner la citoyenneté autrichienne aux Italiens germanophones de la province autonome de Bolzano (à la frontière entre les deux pays), remettant ainsi en cause la valeur et la légitimité de la citoyenneté européenne.
Cette citoyenneté laissait augurer une organisation sociale et politique nouvelle, différente, ouverte. Un monde où les origines nationales joueraient dans la vie sociale comme des caractères individuels sans potentiel discriminatoire. Mais cette promesse de la citoyenneté européenne risque de prendre des contours de plus en plus fades… Comment en est-on arrivé là ? Amorce-t-on un voyage sans retour ?
Au commencement, une utopie. Un continent sans frontières, une grande expérience de cosmopolitisme, une incarnation sans précédent du dessin kantien de la paix perpétuelle2 à une échelle déjà gigantesque : celle d’un continent. Du jamais vu. Mais cette utopie est murmurée plus que clamée, car la libre circulation ne s’impose qu’à petits pas. Un premier essai, en 1951, donne aux travailleurs du charbon et de l’acier le droit de s’installer à l’étranger. Ce droit est ensuite élargi à tout travailleur (en 1957 par le traité de Rome, qui crée la Communauté économique européenne, la CEE, et en 1968 avec l’entrée en vigueur d’un règlement et d’une directive communautaires). En 1993, il est étendu, par le traité de Maastricht, à tout citoyen d’un État membre économiquement autosuffisant, et donc aux étudiants, aux retraités, aux indépendants, à leurs enfants et conjoints, même non européens.
Souvent, cette utopie a été diffusée de façon déguisée, avec l’argument selon lequel la mobilité internationale sert une fonction économique ; les citoyens européens mobiles auraient constitué l’ingrédient humain d’un marché plus grand et donc plus efficace. Telle a été pendant des décennies l’idéologie de la libre circulation portée par les institutions européennes. Fidèle à la logique du spillover – selon laquelle un événement peut avoir des retombées (positives ou négatives) sur un autre objet qui lui est indirectement lié –, ce raisonnement impliquait que l’avantage matériel de la mobilité des travailleurs aurait « acheté » le consensus collectif autour du dispositif. Une erreur stratégique, exposant le principe aux aléas du cycle économique et sous-entendant qu’il était négociable, tandis que l’enjeu était plutôt la reconnaissance d’une égalité de droits entre individus, libérée de ses contraintes nationales. Que le droit de circuler librement fasse partie de la « citoyenneté européenne » et en représente la clé de voûte lui confère une signification explicitement politique. Cependant, presque toutes les justifications de ce droit, après les élargissements des années 2000, ont mis l’accent sur les retombées économiques et le rôle de la mobilité des travailleurs au sein de l’Union européenne (UE), qui permettraient d’absorber des crises locales, la main-d’œuvre en excès dans une région pouvant se redistribuer là où il y a plus d’emplois.
Ce raisonnement impliquait que l’avantage matériel de la mobilité des travailleurs aurait « acheté » le consensus collectif autour du dispositif. Une erreur stratégique.
Or cette doctrine économique a montré ses limites depuis la crise financière de 2008. Si le nombre d’Européens du sud ayant déménagé en Allemagne, au Royaume-Uni et en Scandinavie pour échapper au chômage et au sous-emploi a fortement augmenté entre 2009 et 2015, en revanche, dans un contexte de paupérisation sans précédent en Europe (en dehors des périodes de guerre), la proportion de Grecs qui sont partis est restée marginale. La mobilité transnationale des travailleurs au sein de l’UE n’a que très modestement contribué au réajustement économique. Les vrais leviers de la sortie de la crise ont été la baisse du niveau de vie dans les pays touchés et la politique monétaire de la Banque centrale européenne. D’ailleurs, les retombées économiques et fiscales de la libre circulation, quoique légèrement positives pour les pays de destination, ne séduisent pas l’opinion publique. Si la croissance britannique a été quelque peu nourrie par les travailleurs polonais, espagnols, lituaniens et roumains, les coûts et les bénéfices de l’immigration sont répartis de manière inégale dans la population. Et les « externalités négatives » réelles ou perçues de l’immigration intra-européenne auprès des classes populaires (concurrence sur le marché du travail, pour l’accès au logement ou aux aides sociales…) ont bien plus d’écho qu’une hausse du Produit intérieur brut (PIB) de quelques points décimaux.
Le mécontentement des classes moins aisées (avec la précarisation des emplois et la montée des inégalités) a trouvé son bouc émissaire dans la « mondialisation d’à côté » : les citoyens d’Europe de l’Est mobiles, arrivés en grand nombre au Royaume-Uni, ont été la motivation principale des pro-Brexit à voter en faveur du « leave ». Comme lors du référendum français sur la constitution européenne de 2005, le spectre du plombier polonais a porté un coup décisif.
Le même engrenage pourrait-il se retrouver dans d’autres pays européens ? Ça n’est pas impossible, surtout en considérant des circonstances concomitantes imprévisibles : une autre crise de la dette, une récession, un bouleversement politique ou géopolitique, etc. Toutefois, la situation britannique concentrait un ensemble de conditions uniques : une histoire et une culture politique eurosceptique comme nulle part ailleurs, une polarisation économique et territoriale plus marquée, une moindre européanisation de la législation britannique (le Royaume-Uni a refusé la monnaie unique et n’appartient pas à l’espace Schengen).
Le syndrome « exit » peut certainement se manifester ailleurs sur le continent, mais avec des symptômes moins sévères. Pensons à la France, où une forte restriction du droit de libre circulation était dans le programme présidentiel de Marine Le Pen en 2017, tout comme une possible sortie de la zone euro. En Italie, malgré un gouvernement eurosceptique et xénophobe depuis 2018, la libre circulation est restée hors de tout propos, même parmi les franges de la majorité les plus hostiles à l’UE. Le dernier argument des ennemis de la libre circulation en Europe a plutôt été énoncé, à nouveau, par la Première ministre britannique Theresa May, en novembre 2018 : l’Europe favoriserait ses citoyens (sans considérer leur niveau de compétence ou de diplôme) par rapport à des non-Européens qualifiés3. En d’autres termes, il faudrait restreindre les droits des Européens pour que tout étranger soit considéré comme un immigré. Mais si c’est de justice sociale qu’il s’agit, ne serait-il pas plus juste d’octroyer à tout immigré les mêmes droits, plutôt que d’abolir les prérogatives des Européens ? Même les pro-Brexit les plus modérés (tels que Theresa May elle-même) prônent un souverainisme sans concession, selon lequel la démographie politique contemporaine se réduit à la dichotomie « national versus étranger ». Les frontières étatiques sont les critères dominants de catégorisation des individus. Une pensée binaire qui incarne l’idéologie populiste : nous et eux, le peuple vertueux et les élites corrompues, les sains et les infectes, les civils et les barbares…
Si c’est de justice sociale qu’il s’agit, ne serait-il pas plus juste d’octroyer à tout immigré les mêmes droits, plutôt que d’abolir les prérogatives des Européens ?
Je ne peux ici passer sous silence une anecdote personnelle, tant elle est significative. Dernièrement, la police britannique aux frontières a reçu l’instruction de décourager l’usage des cartes d’identité nationales pour entrer au Royaume-Uni, considérées comme une concession trop évidente à l’assouplissement des frontières internes de l’UE. À la limite de tout dispositif juridique, les voyageurs ont été informés qu’il y avait un risque d’être refoulé, dans le cas où leur carte d’identité serait « abîmée ». Début 2019, j’ai été retenu à l’aéroport de Londres-Gatwick : un officier a agité mon pauvre document en m’apostrophant : « Cette carte vaudra chez vous, pas chez nous. » Finalement, j’ai pu passer grâce à une pièce sans aucune valeur juridique, un passeport périmé depuis dix ans, mais qui avait le mérite de manifester la distance entre nous, étant expressément conçu et délivré pour des relations entre nations. Je n’étais plus un individu dans un espace commun. J’étais le national d’un pays souverain aux portes d’un autre pays souverain.
Le sursaut néo-nationaliste de l’Europe contemporaine (en phase avec d’autres régions du monde, États-Unis en tête) a quelque chose de paradoxal. La dégradation du climat terrestre montre l’absurdité idéologique, mais aussi pragmatique, consistant à concevoir la planète comme des morceaux d’espace artificiels, historiques, séparés, plus ou moins grands ou petits : les États-nations. Il y a plus que la sauvegarde de l’Union européenne en jeu : l’espace de libre circulation européen fait vivre une image du monde comme bien commun.
L’espace de libre circulation européen fait vivre une image du monde comme bien commun.
Le droit de libre circulation au sein de l’UE est garant d’un principe clé des transformations politiques modernes : l’individu, en tant que citoyen et non plus sujet, est plus important que le souverain et l’État. Cela vaut même entre États : la liberté individuelle de choisir où s’établir ne requiert plus l’autorisation préalable d’une entité politique supérieure. De ce point de vue, la citoyenneté européenne est peut-être le fruit le plus mûr de la modernité comme âge d’émancipation de la personne humaine du rapport de dépendance à un (seul) pouvoir étatique. Un principe qui mérite d’être protégé, ne serait-ce que comme jalon de civilité juridique.
Et ce sont d’abord les individus qui ont savouré ce principe qui sont appelés à le défendre. Non seulement les 17 millions de citoyens européens qui en profitent en ce moment (dont plus de 3,6 millions sont au Royaume-Uni et 1,3 million sont des Britanniques dans le reste de l’UE), mais aussi les 50 à 60 millions dont on estime qu’ils ont vécu plus de trois mois consécutifs dans un autre État membre au cours de leur vie4. Ce sont ces personnes qui ont expérimenté l’Europe unie et la liberté de franchir ses frontières dans leur quotidien qu’il s’agit de mobiliser. Une minorité, certes, mais grande comme la France ou l’Italie, et probablement consciente du fait qu’avec les frontières, ce sont les esprits qui se ferment.
1 Le « nationalisme ordinaire » ou « banal nationalism » est défini comme « l’ensemble des habitudes idéologiques qui permettent aux nations occidentales établies d’être reproduites […]. Ces habitudes ne sont pas extérieures à la vie quotidienne […]. Chaque jour la nation est indiquée, ou “balisée” (flagged) dans la vie des citoyens. Le nationalisme, loin d’être une humeur intermittente dans les nations établies, en est la condition endémique », Michael Billig, Banal nationalism, Sage, 1995, cité et traduit par Vincent Martigny, « Penser le nationalisme ordinaire », Raisons politiques, n° 37, vol. 1, 2010, pp. 5-15.
2 Dès 1795, dans Le projet de paix perpétuelle, Kant décrit un fédéralisme d’États libres, obéissant chacun à une constitution civique républicaine, et régis par un droit cosmopolite (de nature juridique et non philanthropique) qui « considère les hommes et les États […] comme citoyens d’un État universel de l’humanité » [NDLR].
3 « It will no longer be the case that EU nationals, regardless of the skills or the experience they have to offer, can jump the queue ahead of engineers from Sidney or software developers from Delhi », discours de Theresa May à la « CBI conference », 19/11/2018.
4 Ettore Recchi et al., Everyday Europe, Policy press, 2019, pp. 69-70.