Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
La politique peine à faire de l’imagination un véritable outil de transformation sociale. Pour Corinne Morel Darleux, ex-politicienne et romancière, s’en priver condamne à l’impuissance.
Une personne élue a-t-elle le temps et l’espace, mais aussi le droit et les moyens, d’être imaginative ?
Mon premier constat, après quinze ans d’engagement, est que nous manquons cruellement de renouvellement des horizons politiques, que ce soit dans les partis ou les syndicats. Quand les propositions sortent des chemins balisés, elles sont trop souvent disqualifiées.
Prenons l’exemple du revenu universel, issu des milieux de la décroissance et porté par Benoît Hamon à la présidentielle de 2017. Au lieu de provoquer un débat politique de fond sur le sens et le statut du travail salarié, cela a généré polémiques et quolibets, même de la part de la gauche qui aurait pu s’en emparer.
Un autre exemple : la « sécurité sociale de l’alimentation », qui, pour moi, fait partie des idées réjouissantes ayant émergé ces derniers temps. J’ai porté un amendement au Conseil régional d’Auvergne Rhône-Alpes fin 2020, proposant d’en étudier la faisabilité à l’échelle régionale. Ça a été une vraie levée de boucliers. Et pas seulement de la part de Laurent Wauquiez et de sa majorité, mais aussi du groupe communiste.
C’est assez étonnant de voir à quel point le débat politique a du mal à se saisir des idées neuves. Le monde est en pleine mutation et cela ne se reflète que très peu, et toujours en retard, dans les sphères institutionnelles.
Pour quelles raisons ?
En partie pour une question de concurrence politique. Même pertinente, une idée issue d’une autre chapelle sera discréditée d’office – surtout en période électorale. Pour fédérer, on intériorise aussi souvent le souci de ne pas braquer. Cela relève d’une forme d’autocensure sur ce que l’on suppose « acceptable » ou pas.
L’été dernier, lors d’un débat sur la contestation d’un rallye automobile dans le parc du Vercors, certains disaient qu’il ne fallait pas être trop radicaux pour ne pas se couper des amateurs de courses automobiles, que cela risquait d’être contre-productif. Mais les promoteurs de rallyes, eux, n’ont pas peur de nous braquer ! Peut-être s’encombre-t-on parfois d’un peu trop de prudence.
Faire des vagues et cliver, surtout en combinant radicalité du fond et aménité de la forme, permet de faire avancer les idées. On l’a vu avec les propositions de la Convention citoyenne pour le climat : l’idée de passer de 130 à 110 km/h sur l’autoroute a fait pousser de hauts cris, mais a permis d’introduire le sujet dans le débat public.
De même avec les repas végétariens dans les cantines. Ce genre de controverses a au moins le mérite de clarifier les priorités des uns et des autres. Il me semble par ailleurs complètement dingue, au regard des enjeux civilisationnels qui sont les nôtres, que ces deux propositions, pourtant assez modérées, aient été autant attaquées.
Il ne s’agit pas de « faire le buzz » mais de rendre légitimes des idées.
Cela ne doit pas nous dissuader de tenir un discours de vérité, même s’il est audacieux et qu’il bouscule : c’est ce qui nourrit la politisation de la société. Et je distingue bien ce qui fait débat de ce qui fait polémique, l’objectif de communication de l’objectif politique. Il ne s’agit pas d’agiter des provocations pour « faire le buzz », mais bien de transformer notre « fenêtre d’Overton » à nous, c’est-à-dire de contribuer à rendre légitimes des idées qui, bien qu’inhabituelles, sont adaptées à une situation elle-même inédite.
D’ailleurs, les néolibéraux et les tenants du capitalisme n’hésitent pas, eux. Le Mouvement des entreprises de France (Medef) lance régulièrement des sondes, avec des déclarations volontairement outrancières, pour voir comment ça réagit. Dans le camp dit progressiste ou de gauche, on a davantage tendance à être sur la défensive.
On n’entend plus parler de la semaine de vingt heures, à peine du low-tech, personne ne s’empare de l’idée du salaire au besoin ou du « plan zéro matière » – une idée lancée pour évaluer les réactions dans le monde politique : que se passerait-il si on cessait de produire de la matière pendant, mettons, un an ? Autant de thèmes qui feraient pourtant entrer un vent frais d’imagination en politique.
Peut-on parler de méfiance des acteurs politiques vis-à-vis de l’imagination ? Ou est-elle plutôt dévorée par les logiques institutionnelles ?
On a souvent peur d’être réduit au camp des utopistes. Tout est fait pour nous convaincre que, pour être crédible, il faut reprendre le lexique et les codes néolibéraux. Mais c’est une faillite de la pensée : ceux qu’il faut renvoyer au camp des « pas sérieux » sont ceux qui pensent qu’on peut continuer la course folle du système actuel en ignorant les limites planétaires. Il y a là un boulevard à couvrir en termes de bataille culturelle.
Il y a aussi des freins institutionnels, bien sûr. L’équipe municipale de Grenoble a mis en place en 2016 un droit d’interpellation et de votation citoyenne : avec 2 000 signatures, il était possible de porter une proposition au débat en conseil municipal. Si elle n’était pas adoptée, on pouvait la soumettre à une votation citoyenne ouverte à tous, jeunes de plus de 16 ans et étrangers compris, soit un corps électoral plus large que celui du suffrage universel aujourd’hui. Cette disposition a été retoquée par le tribunal administratif en 2018. Un exemple assez symptomatique des « garde-fous » qui entravent l’expérimentation démocratique.
Lorsque tout est mouvant, on se raccroche à l’existant, même si celui-ci est à l’origine des crises.
Je m’interroge aussi sur le degré de conservatisme de la population elle-même. Aux dernières élections régionales, la prime aux sortants a joué de manière flagrante et je crains que cela n’aille en empirant. Il ne faut pas sous-estimer les freins au changement : plus la période va être aux bouleversements et à l’incertitude, plus le réflexe du connu sera tentant. Lorsque tout est mouvant, on se raccroche à l’existant – même si celui-ci est précisément la cause des crises que l’on subit.
Pourtant on entend beaucoup, de la part de la société civile, l’appel à de nouveaux récits. N’est-ce pas la manifestation d’un désir de changement ?
L’appel à de nouveaux récits est intéressant car il peut ouvrir des brèches dans le dogme du « Tina » (There is no alternative) et donner de l’élan à un renouveau de la pensée. En postulant que les humains sont des êtres complexes, munis d’un cerveau mais aussi d’une capacité à ressentir, à être percutés et émus, il rappelle que c’est aussi à cette sensibilité qu’il faut s’adresser.
Mais je me méfie des effets de mode. Aujourd’hui, la question des imaginaires est déclinée à toutes les sauces. Il faut rester vigilant car elle peut être instrumentalisée : de nouveaux récits, certes, mais pour raconter quoi, à qui ? Et dans quel but ?
Gare aux faux amis que sont le « storytelling » du marketing ou le « soft power », qui visent davantage à consolider l’existant qu’à ouvrir l’imagination à de nouveaux champs. L’exemple le plus marquant est celui de la Red Team, cette équipe d’auteurs de science-fiction recrutés par le ministère des Armées pour imaginer des scénarios de conflits et anticiper les guerres et le « maintien de l’ordre » du futur.
Au-delà du principe déjà contestable en soi, les premières réalisations font état d’un manque d’imagination absolument sidérant, avec un univers viriliste digne du siècle dernier, bardé d’intelligence artificielle, d’ultra-technologie et de soldats augmentés. Il n’y a rien sur les limites matérielles auxquelles l’armée, comme tout le monde, sera confrontée dans les années qui viennent. Comment est-ce possible, en 2021 et en plein début de chaos environnemental, de passer à ce point à côté des processus biophysiques ?
Individualiser la solution, c’est risquer de laisser de côté tous les rapports de domination qui traversent la société.
Un autre écueil serait de tout miser sur la crise de la sensibilité. Elle est réelle, mais à ne se focaliser que sur les imaginaires, on court le risque d’individualiser la solution et de laisser de côté tous les rapports de force et de domination qui traversent la société.
Penser qu’il suffirait de se reconnecter à la nature ou de se projeter dans un monde plus harmonieux pour résoudre nos problèmes relève de la pensée magique. Le croire est illusoire, le laisser croire mensonger et le faire croire dangereux.
Comme toutes les pistes à notre disposition aujourd’hui, inventer de nouveaux récits est une condition nécessaire, mais non suffisante. Elle doit s’articuler avec d’autres, indispensables, dans le domaine des luttes et de la préfiguration d’autres possibles.
Je parle souvent d’ « acupuncture politique » : cette expression du théoricien de l’architecture Eyal Weizman évoque l’idée d’appuyer sur des endroits différents, dispersés, en pariant que la somme de ces points provoquera un effet et, in fine, formera un tout.
Prenons l’exemple du roman dystopique de Margaret Atwood, La servante écarlate. Son effet n’a pu se matérialiser que grâce aux luttes féministes et à des transformations réelles, comme la révolution des femmes au Rojava. Cette conjonction forme le terreau sur lequel peut germer un mouvement d’ampleur comme #MeToo. Nouveaux imaginaires, résistance et alternatives : on a besoin que ces trois piliers soient activés pour espérer obtenir un effet.