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Les traditions spirituelles offrent des ressources à l’imaginaire.
La figure de Jésus en est un exemple. Elle renouvelle la puissance de l’action, s’appuyant à la fois sur une histoire et une pratique de l’utopie.
Dans nos démocraties « apaisées », force est de constater l’ampleur d’un désintérêt croissant pour les élections politiques. Un sentiment court les populations : tout se passe comme si les différentes propositions des candidats et des programmes de partis se contentaient de gérer l’ordre existant. L’art politique se restreint ainsi de plus en plus à des techniques de régulation. Il semble offrir de moins en moins d’alternatives en vue de changer la vie et d’habiter la Terre d’une autre manière. Il manque de souffle et d’imagination.
Certes, les citoyens ne veulent pas de promesses qui les bercent d’illusions, mais ils n’attendent pas non plus simplement des techniques pour gérer le moment présent. Car le propre de l’humain est, pour une part, d’envisager un ailleurs. C’est pourquoi un être n’est jamais tout à fait là où il est posé sur ses pieds : il ne cesse d’imaginer une Cité où il vivrait mieux qu’aujourd’hui.
Il existe une méprise sur l’imagination : elle ne consiste pas à vagabonder dans un monde fantasmé, ni à échapper à la réalité par des rêves d’impossibles. Elle est une des formes de la liberté et de l’espérance humaines. C’est d’ailleurs dans la confrontation à la dureté du réel que les individus et les peuples se prennent à envisager que leur vie pourrait être différente. L’imagination est la capacité d’entrebâiller le présent d’une lumière venue du futur. Elle fait donc éclater les limites étroites de l’état présent des choses.
L’imagination historique peut servir l’élaboration d’une vie commune.
Ne sommes-nous pas justement à une époque favorable pour relancer l’imagination historique afin de servir l’élaboration d’une vie commune qui, désormais, doit intégrer la préoccupation écologique, faire face à la fragmentation sociale et à l’interdépendance des peuples ? Les diverses ressources spirituelles peuvent représenter des atouts et des richesses pour indiquer des horizons à cette construction du commun.
Parmi elles, il y a les évangiles chrétiens : à leur manière, ils cherchent à attiser la puissante attente d’altérité qui travaille le cœur humain. Ils présentent Jésus comme l’initiateur d’un mouvement réveillant chez des gens de son entourage leur capacité à mettre en œuvre des potentialités contenues tant dans leur personne que dans leurs institutions.
Paradoxalement, il cherche ses points d’appui dans sa tradition. Pourtant, obéir – au sens de sauvegarder un ordre établi – ne lui suffit pas, d’où sa critique de la limitation religieuse à des observances réglées par un code rituel et un clergé. Mais il ne s’en tient pas à la critique, il pratique quotidiennement l’utopie : il met en œuvre une autre scène, énigmatique, qu’il appelle le royaume de Dieu.
Cette scène, il ne la fige jamais dans une image statique qui en ferait une idéologie. Il la dessine par des pratiques alternatives qui détournent les usages en cours : ce sont des repas partagés avec des personnes ou des groupes marginalisés, ce sont des règles transgressées au nom de la bienveillance envers l’autre humain, c’est un pardon prononcé sans l’arrimer à une conditionnalité quelconque. Il s’intéresse à l’étranger, sans être arrêté par les frontières de la conscience nationale et religieuse.
Jésus tente de fonder une convivialité humaine qui transcende les frontières.
Il ne se protège pas de ses ennemis et ne s’enferme pas dans un cercle amical : le monde ne se partage pas entre amis et ennemis. Il tente de poser les bases d’une nouvelle convivialité humaine qui transcende les frontières et esquisse une fraternité universelle. Il renverse le regard sur les gens malades : ils ne sont pas leur maladie, mais des êtres à soigner. À quelques pêcheurs, il propose de laisser leurs filets : ils n’appartiennent pas à leur travail, mais ils peuvent évoluer en d’autres domaines et y faire preuve d’excellence.
Un langage accompagne ces pratiques pour les rattacher à la vision du royaume de Dieu : les paraboles. Ce sont de courts récits qui servent à évoquer le futur possible d’un monde habité avec bonheur. Jamais il n’y est dit que le futur attendu aura telle ou telle forme précise : il sera simplement « comme » un festin réunissant tous les errants d’une ville et de ses alentours, ou encore « comme » un Samaritain hérétique confiant un anonyme blessé à une auberge pour qu’il y bénéficie de soins.
Ce langage évite l’enfermement du futur dans une projection idéalisée. Nous savons les dangers que peut produire une telle projection : au nom d’un futur radieux que prétendent réaliser des puissances politiques, économiques, religieuses, on peut en arriver à discriminer des populations, à surveiller, exclure, voire à supprimer des minorités critiques des partis au pouvoir, ou des institutions dominantes. Jésus ne s’est pas laissé prendre à ce piège toujours possible de l’utopie. S’il imagine un monde autre, il consent à ne pas en posséder de figure achevée.
D’ailleurs, il affronte ses proches sur ce point : eux imaginent la venue messianique d’un ordre politico-religieux où ils auront les bons postes, mais lui dément leurs illusions et leur naïveté. Le royaume de Dieu, tel qu’il l’envisage, ne se confond pas avec l’image qu’ils s’en font : il renvoie tout ordre social et politique à sa condition mortelle. On dirait que, pour Jésus, le futur ne sera ni ce monde inversé que promet le révolutionnaire, ni ce monde prolongé et amélioré que défendent ceux qui en touchent déjà les bénéfices, ni non plus le monde d’un passé restauré dont rêve le réactionnaire.
L’utopie évangélique sollicite l’imagination et la créativité.
L’utopie évangélique semble indiquer une autre dynamique, qui consiste à solliciter dès maintenant ces parts de l’humain que sont l’imagination et la créativité et qui poussent à réaliser des possibilités sans attendre des horizons inaccessibles à l’individu réel. Voilà peut-être pourquoi l’étrange vision du royaume de Dieu dessine un arc entre présent et futur : « Le royaume de Dieu s’est approché. »Telle est une des originalités du Christ : appréhender l’être et le monde non pas seulement dans leur réalité présente, mais dans leurs possibles. Il appréhende la société comme pleine de dispositions à autre chose.
Il y a dans les populations des latences d’espoirs de connaître une condition différente : être délivré des souffrances indignes, du mépris, de la peur, de l’aliénation ou encore du matérialisme consumériste. Les rêves, les souhaits, les fêtes, l’art, mais aussi les célébrations en sont la trace, de même que le plaisir de fonder des manières alternatives de vivre et de travailler. Avec une telle vision, on peut cultiver un rapport renouvelé au passé : car là aussi, il y a un gisement de désirs d’avenirs et d’espérances qui n’ont pas encore été honorés, ni même reconnus.
Il demeure dans le passé des aspirations pour lesquelles il n’y a pas encore eu d’oreilles. Par conséquent, le passé peut se transformer en source pour l’action. C’est ainsi que, lorsque des populations perdent toute confiance dans leurs dirigeants politiques du moment, quand ces pouvoirs ne semblent préoccupés que d’eux-mêmes, elles peuvent retrouver des traditions ou des ressources symboliques et spirituelles anciennes, comme des points d’appui ou des leviers pour faire émerger une nouvelle donne.
Même si on ne peut tirer aucun programme politique de l’Évangile, saisir l’humain et la réalité collective du côté des possibles n’est pas neutre, car cela ouvre sur une conception de l’action politique. Celle-ci consiste dans l’affirmation initiale et concrète d’un « je peux ». Le pire en politique, ce qui conduit à la perte de la Cité et à celle des individus qui la composent, c’est l’impuissance. On le sait d’expérience dans nos démocraties : quand des gouvernements, des organisations ou des citoyens en viennent à renoncer à leur pouvoir d’agir, alors se profilent d’étranges forces qui illusionnent les esprits, jouent sur la peur avec des visions apocalyptiques, les endorment dans une gestion technocratique sans âme ou encore les encadrent avec une telle pression que beaucoup se sentent contraints de pactiser avec elles.
Mais, quand ne cesse de sourdre en chacun la capacité d’agir, ces forces ne peuvent que rencontrer un jour ou l’autre en face d’elles le courage de ceux et celles qui ne renoncent pas à recommencer le monde. Si l’action a un sens, c’est moins parce que nous saurions vers où elle conduit que parce qu’elle est la capacité d’ouvrir toujours à neuf une situation ou un contexte aux possibilités qui les habitent, de relancer la vivacité afin qu’une forme d’existence bonne puisse émerger.
On peut entendre ainsi la récurrence de la forme impérative chez Jésus : « va », « viens », « fais ». Il ne dit pas, tel un moraliste, ce que devrait être le monde : il pousse à ce que quelque chose soit, grâce à la mise en œuvre de notre faculté de créer de l’inédit. Il fait l’éloge de la justesse pratique, et ne se laisse pas prendre au piège de la démagogie de « ceux qui disent mais ne font pas ».
La force vertueuse de l’action, c’est d’éviter qu’une situation ne se durcisse, que l’existence ne se mure dans la fatalité.
La force vertueuse de l’action, c’est d’éviter qu’une situation ne se durcisse, que l’existence ne se mure dans la fatalité, de maintenir donc le présent dans l’ouvert. L’action imprime la marque de la confiance humaine dans les événements et annonce une figure prometteuse. Pour le Christ, cette figure relève du miracle, c’est-à-dire de l’inédit et de l’inimaginable ; autrement dit, du non programmé. L’impasse dans laquelle s’est un jour trouvée une certaine forme militante de l’action engagée, c’est peut-être d’avoir voulu objectiver cette figure de l’avenir au point d’inféoder le présent à une image arrêtée du futur.
Dans l’histoire, la démarche de la foi chrétienne et la démarche politique ne cesseront de se rencontrer de différentes manières, soit sous forme de conflit ou de critique, soit sous forme d’alliance ou de neutralité, mais jamais en s’ignorant réciproquement. Pour quelle raison ? Peut-être parce qu’elles sont traversées et animées par une ambition fondamentale commune : créer et susciter un peuple. Mais c’est sur les limites de ce peuple qu’elles divergent. La fraternité humaine imaginée et suscitée par le Christ dépasse toute frontière. Il reste encore largement à imaginer les institutions capables d’organiser une telle communauté politique.