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La politique peut se nourrir d’expérimentations artistiques. À Sciences Po, l’idée a fourni son concept à un cursus dédié. Entretien avec sa directrice Frédérique Aït-Touati.
Un master consacré aux arts politiques à Sciences Po ne va pas de soi. Quelle est sa raison d’être ?
Créé par le philosophe Bruno Latour, ce master est né d’une conviction simple : l’art doit avoir une place dans la réflexion et la décision politiques. Nous voulions donc le placer au cœur d’une formation pluridisciplinaire portée par Sciences Po, école qui forme la majeure partie des cadres politiques de notre pays. Nous mêlons les sciences politiques et les sciences sociales aux compétences des différents artistes que nous recrutons – designers, architectes, plasticiens, musiciens, danseurs… – mais aussi à celles de jeunes chercheurs, philosophes, ethnologues ou anthropologues. Dix ans après la création du master, l’état du monde confirme l’intuition initiale : les défis contemporains, notamment écologiques, ne peuvent être abordés sans une pluridisciplinarité totale.
Comment, dans ce cadre, se réalise concrètement la rencontre entre arts et politique?
Nous ne travaillons pas à partir d’un programme ou d’un corpus pédagogique prédéfini. Chaque année, nous recevons quatre ou cinq commandes de structures aussi différentes qu’un village, un hôpital ou une association d’aide aux réfugiés. Quelques étudiants tentent alors de répondre aux questions de ces institutions, sans préjuger ni du type d’enquête qu’il faudra mener, ni du médium et encore moins du résultat.
À titre d’exemple, les hôpitaux du nord de Paris nous sollicitent depuis cinq ans sur l’énorme question de l’hôpital du futur. Certains établissements prévoient des travaux et cherchent à savoir à quoi pourrait ressembler cet hôpital de demain. Des danseurs et des anthropologues ont travaillé ensemble sur les mouvements et déplacements dans l’hôpital en menant une enquête par la danse.
L’art peut apporter une réponse singulière à des institutions qui ne savent pas toujours quelle direction prendre.
L’année suivante, une cinéaste a réalisé un travail assez extraordinaire sur le vaste réseau de tubes qui permet de délivrer des médicaments ou des organes entre les différents services. Le film, tourné à l’intérieur même de ces conduits, a fortement touché le personnel de l’hôpital Bichat, qui n’avait jamais perçu son lieu de travail sous cet angle. L’art peut apporter une réponse singulière à des institutions qui ne savent pas toujours quelle direction prendre.
En 2015, vous avez été à l’initiative d’une expérience théâtrale en vue de la COP21 : « Le théâtre des négociations ». Pourriez-vous revenir dessus ?
L’enjeu de ce projet était de rassembler pendant plusieurs jours deux cents étudiants du monde entier pour leur faire vivre une simulation de la COP21, six mois avant celle-ci. À l’époque, ce projet paraissait fou, parce que nous mettions en présence des univers qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer. J’ai fait travailler ensemble le théâtre Nanterre-Amandiers, Sciences Po, des mécènes privés et, bien sûr, des étudiants, français ou étrangers, issus de masters en arts politiques ou des cursus classiques de Sciences Po.
J’aime cette sorte de friction qui vient interroger ce que signifie faire de la politique. Le théâtre, par nature, offre un petit modèle du monde. Nous avions ici une modélisation de l’état de la société et des tensions à l’intérieur même d’une COP. Notre chance a été d’avoir un lien avec la vraie COP, grâce à l’économiste et diplomate Laurence Tubiana, membre de la délégation française. À ses yeux, notre démarche constituait un réel laboratoire, propice à expérimenter des solutions qu’elle voulait soumettre à la COP. D’où l’idée d’accorder plus de place à l’imagination.
L’expérience consistant à anticiper ou échafauder des scénarios permet de se projeter, donc de penser et, au final, de faire de la politique.
Laurence Tubiana a proposé aux différentes délégations d’étudiants d’établir des projections chiffrées très précises quant aux émissions carbones d’ici vingt, trente ou cinquante ans, pour appuyer les décisions à venir. Ici, l’imagination n’est pas du tout l’inverse de la réalité. En tant que chercheuse, je suis sensible à cet aspect heuristique de la fiction : démontrer à quel point l’expérience consistant à anticiper ou échafauder des scénarios permet de se projeter, donc de penser et, au final, de faire de la politique.
Cet élargissement temporel demandé aux étudiants a été le premier usage de l’imagination. Le second est venu de Bruno Latour, qui nous a recommandé un élargissement « actantiel ». Comment diversifier les acteurs autour de la table des négociations ou, pour prendre une métaphore plus théâtrale, comment élargir le personnel dramatique ? Quelles entités doivent absolument être représentées ? On ne peut pas négocier sans les porte-parole de territoires en danger, sans les peuples autochtones, sans les générations futures. Il y a eu également un important débat sur les entreprises, d’habitude défendues par des lobbies. Cette fois, une vraie place leur a été ménagée.
L’expérience par le théâtre permet-elle à l’imagination de se libérer pour apporter de nouvelles pratiques ?
Au théâtre, on a beau imaginer, jouer, on vit vraiment les choses. Ça passe par les corps, par les voix. Les étudiants qui ont mené cette expérience ont d’abord dû se plonger dans les chiffres et la réalité des entités qu’ils représentaient. Puis, ils sont devenus négociateurs pour défendre leurs positions, en parlant taxes, marchés carbone... Bien sûr, ils jouaient, mais le jeu théâtral les a confrontés à des réalités politiques, économiques et écologiques terrifiantes. Tous disent s’être sentis profondément transformés. Le passage par l’art nous rend sensibles. C’est absolument crucial pour que les personnes continuent ensuite de s’engager et de se passionner pour ces enjeux.
Comment préserver cette sensibilité face au désenchantement politique ambiant ?
Vous posez l’une des questions les plus difficiles : celle de la sincérité dans l’engagement personnel. Je ne sais pas si elle s’enseigne. Notre pédagogie entend embarquer nos étudiants dans de vrais sujets, à rebours du leitmotiv : « Vous êtes encore trop jeunes, on ne va pas travailler sur de vrais enjeux. » Je crois beaucoup au pouvoir de l’expérimentation car, à moins de devenir cynique, il s’y joue quelque chose autour de la sincérité et la vérité. L’imagination et la fiction auxquelles nos étudiants font appel n’ont rien de faux. Ce sont, au contraire, des détours formels, esthétiques, artistiques, sensibles, pour accéder à du vrai.
Au Moyen-Âge, un territoire, un champ ou un animal pouvait être accusé et affronter un procès. Il y avait un poids juridique donné aux non-humains.
Malgré la faille énorme que je constate entre ce que nous expérimentons et la réalité des politiques culturelles et publiques aujourd’hui, je suis sûre que notre démarche infuse peu à peu. À la fin de leur formation, les étudiants ont acquis une manière de travailler ce lien entre art et politique qu’ils cultivent à leur échelle. Certains sont désormais dans des institutions publiques, d’autres dirigent des centres d’art ou des lieux à l’interconnexion entre le social, l’artistique, le politique.
Dans un précédent numéro, la Revue Projet s’est entretenue avec l’eurodéputée et juriste Marie Toussaint et le philosophe Baptiste Morizot1 au sujet des droits du vivant. Ce débat est-il transposable sur scène ?
Le droit a toute sa place dans l’approche théâtrale. Lors de la préparation du théâtre des négociations, nous avons justement recherché des exemples de personnalités juridiques données aux non-humains. Des cas existent dans l’histoire. Au Moyen-Âge, un territoire, un champ ou un animal pouvait être accusé et affronter un procès. Il y avait un poids juridique donné, en mauvaise ou en bonne part, aux non-humains. Un autre exemple du lien entre droit et théâtre qui m’intéresse beaucoup est le projet du « parlement de la Loire ».
Un collectif de chercheurs, d’artistes et de militants défend l’idée de donner une personnalité juridique à ce fleuve, à l’image du Whanganui en Nouvelle-Zélande. Nous étions intervenus avec Bruno Latour en ouverture de ce processus. Le droit et le théâtre peuvent se servir de l’un et de l’autre pour faire reconnaître une identité à des êtres qui, jusqu’à maintenant, n’en avaient pas.
1 « Pour une diplomatie du vivant », in « Ce que l'écologie fait à la politique », Revue Projet n°382, juin-juillet 2021.