Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Au Québec, de 1998 à 2000, un collectif a œuvré à la rédaction d’une proposition de loi pour éradiquer la pauvreté. Les ambitions du texte ont néanmoins été revues à la baisse une fois entré dans la navette parlementaire.
« Je suis tannée de rêver en couleurs. Il faut rêver logique. » Yvette Muise, citoyenne de Québec avec un solide vécu de pauvreté, participait depuis quelques années aux activités du Carrefour de pastorale en monde ouvrier (Capmo), dont j’assumais la permanence en 1997. Comme d’autres groupes et syndicats de la région, le Capmo partageait l’idée que, pour marcher vers une société plus juste et plus solidaire, il fallait passer de la seule défense des droits et des acquis à la proposition et à l’initiative.
Cela avait pris la forme d’un mot d’ordre : « Faisons-le et ça se fera. » Avec la conviction que les changements doivent venir de la base, nous nous assurions que des personnes vivant des situations de pauvreté soient associées aux processus les concernant, toujours en veillant à « mettre têtes et cœurs ensemble ». Les rencontres mensuelles du groupe en étaient teintées, avec une certaine liberté créative, un brin indisciplinée dans les moyens utilisés.
Par son indignation, ses questions et son audace (« Si la pauvreté est la mère de la pauvreté, qui est le père ? »), Yvette marquait les esprits et nous faisait voir des angles inattendus. Son « Il faut rêver logique » est arrivé cette année-là alors que nous explorions avec plusieurs organisations participant à un « parlement de la rue » (installé dans deux roulottes à proximité de l’Assemblée nationale du Québec) l’idée d’une loi visant à parvenir en dix ans à un Québec sans pauvreté (voir « Repères »).
Avancer vers une société sans pauvreté suppose de l’imaginer autrement que dans une échelle sociale permettant un enrichissement sans limite.
Encadrer la loi de l’aide sociale nous paraissait nécessaire, voyant qu’une nouvelle réforme de l’aide sociale confondait une fois de plus aide financière de dernier recours et contrôle social des plus pauvres. La phrase d’Yvette a donné le ton tout au long du processus qui s’est enclenché ensuite, au début de l’année 1998, vers une proposition de loi citoyenne en bonne et due forme.
Yvette est décédée il y a quelques années, mais ses paroles restent vivantes et inspirantes quant à la place à laisser à l’imagination devant la « machine politique ». Avancer vers une société sans pauvreté suppose de l’imaginer autrement que dans une échelle sociale permettant un enrichissement sans limite, moyennant quelques aménagements au bas de l’échelle.
Cela suppose de revisiter nos conceptions de la richesse et de viser plutôt de plus justes milieux, riches pour tout le monde et riches de tout leur monde, où le bien-vivre peut être mieux partagé et assorti de planchers et de plafonds le permettant. Et cela appelle à réduire concrètement les inégalités systémiques de ressources et de qualité de vie, de même qu’à transformer en conséquence les règles du jeu qui les régénèrent. Comment ?
La proposition de loi citoyenne, pensée, formulée puis adoptée en 2000 par le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté, formé en 1998 (devenu ensuite le Collectif pour un Québec sans pauvreté), insistait entre autres sur le principe d’action suivant : « L’amélioration du revenu du cinquième le plus pauvre de la population prime sur l’amélioration du revenu du cinquième le plus riche. » Malheureusement, ce principe s’est perdu quand la machine politique s’est emparée de l’idée d’une loi.
Rêver logique plutôt qu’en couleur en 1998, c’était imaginer un Québec sans pauvreté avec des personnes comme Yvette, dans des organisations qui les regroupaient. C’était vérifier l’adhésion, dans les rangs citoyens, à l’idée d’une loi-cadre. C’était réfléchir en collectif le processus d’idéation citoyen qui y conduirait, et s’en donner les moyens : une équipe de travail avec un financement approprié.
C’était se donner une échéance, offrir plusieurs portes d’entrée favorisant une large participation (déclencheurs, textes à amender, invitation à énoncer dix points qu’on devrait trouver dans une telle loi, pétition à signer pour l’Assemblée nationale…). C’était développer une trousse d’animation, former des multiplicateurs, monter des bases de données et organiser des événements. C’était enfin trouver les moyens d’analyser tout cela, puis rédiger et valider une proposition de loi faisant consensus.
L’échéance a été respectée : au printemps 2000, une proposition de loi rédigée selon les règles du genre, dûment discutée, amendée et réamendée, a été adoptée par le collectif et son réseau. Le consensus s’était confirmé autour d’une proposition fondée sur les droits, avec trois principes d’action, un programme d’action gouvernementale en étapes, et la mise en place d’institutions, d’obligations et de mesures de reddition de comptes permettant de suivre de manière démocratique et participative la mise en œuvre de ce programme. Une pétition de 215 307 signatures – d’une ampleur importante pour l’époque – a été déposée à l’Assemblée nationale l’automne suivant pour requérir une loi sur cette base.
Comme attendu, le projet de loi gouvernemental était en deçà de la proposition citoyenne.
À partir de là, la proposition de loi citoyenne a connu une histoire parlementaire et gouvernementale de plus en plus assidue. Les circonstances et l’appui insistant d’un grand nombre d’organisations et d’institutions locales et régionales ont fini par en faire un enjeu électoral. Après une tentative de contournement par une consultation qui faisait l’impasse sur la proposition de loi citoyenne, le gouvernement a dû se rendre à l’évidence : en juin 2002, il a déposé un projet de loi, la « Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale ». Le rêve citoyen avait contraint la machine politique… pour un temps.
On peut s’en douter, le projet de loi gouvernemental était en deçà de la proposition citoyenne. Oui, il engageait, dans un plan d’action ajustable périodiquement, à agir pour réduire la pauvreté. Non, il ne donnait pas d’échéance pour y arriver, sinon celle, non réalisée à ce jour, de rejoindre en dix ans les rangs des nations industrialisées où il y a le moins de personnes pauvres. Oui, le programme d’action répondait à certaines demandes citoyennes, dont celle d’un plancher de revenu non réductible à l’aide sociale. Non, il ne s’engageait pas à ce que celui-ci couvre les besoins de base. Encore moins à faire primer l’amélioration des revenus des plus pauvres sur ceux des plus riches. Surtout, il ne comportait pas de recours susceptibles d’en imposer et reposait essentiellement sur la volonté politique.
Verre à moitié plein ou à moitié vide ? Après d’âpres débats, considérant qu’une telle occasion ne reviendrait pas de sitôt, le collectif a choisi de s’employer à amender la loi du mieux possible. Ce choix a permis d’avoir prise sur l’esprit de celle-ci pour les années suivantes en introduisant, dans l’objet de la loi, la visée (inédite jusque-là) de « tendre vers un Québec sans pauvreté ».
La loi amendée a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en décembre 2002. Après un moment de fierté légitime, une tâche difficile attendait le collectif et son réseau : en obtenir l’application. C’était une suite du « rêve logique ». Devant la nécessité de suivre l’action gouvernementale à la trace et d’utiliser les prises qu’offrait la loi pour avancer dans la direction voulue, la mémoire de la proposition de loi citoyenne a laissé place peu à peu aux défis quotidiens de la poursuite de l’horizon recherché, cette fois sur un chemin long.
Au cours des ans, il y a eu des avancées et des reculs sur ce chemin : gains dans la protection du revenu des familles, stagnation de la situation des ménages sans enfant, rupture (après une trêve d’une dizaine d’années) de l’engagement à ne pas réduire par des sanctions indues des aides sociales déjà très basses, engagement à assurer aux personnes présentant des contraintes permanentes à l’emploi un revenu couvrant leurs besoins de base, mise en place d’un comité consultatif mandaté pour conseiller le gouvernement et d’un centre d’étude mandaté pour proposer des indicateurs pour le suivi de la loi, publication périodique de nouvelles moutures du plan d’action, adoption un peu partout au Canada de lois et de stratégies visant la réduction de la pauvreté (y compris, depuis 2018, par le gouvernement fédéral), développement des approches participatives.
Rêver logique après 2002, ce fut aussi contribuer à fonder au Québec un mouvement, puis un parti politique, devenu depuis une force qui compte à l’Assemblée nationale. L’application de lois qui changent les règles du jeu suppose en effet une volonté politique. Vingt ans plus tard, comment continuer de rêver logique vers une société sans pauvreté ?
L’expérience confirme qu’il importe de développer des objectifs contraignants de réduction des inégalités de revenus, en considérant l’ensemble des revenus des ménages à partir des mêmes lignes de référence. La proposition de loi citoyenne de 2000 préconisait que, dans un premier temps, les protections sociales de base permettent de couvrir les besoins essentiels et qu’un salaire minimum à temps plein permette une vie exempte de pauvreté.
Au Québec, le revenu disponible total se situe à environ deux fois le panier de consommation de référence pour la couverture des besoins de base.
Avec des collègues chercheurs, il a été possible de démontrer que la couverture manquante des besoins de base a toujours été possible au Québec, sans même diminuer le niveau de vie des ménages disposant déjà de cette couverture. Il aurait suffi, dans les décisions de politiques fiscales et sociales, d’appliquer le principe selon lequel l’amélioration des revenus du cinquième le plus pauvre de la population l’emporte sur celle des revenus du cinquième le plus riche. Faute d’un tel principe d’action, la croissance du niveau de vie est systématiquement allée aux plus riches, réduisant les marges de manœuvre disponibles pour tendre vers une société sans pauvreté. C’était une question de volonté politique et de suivi en conséquence des revenus de l’ensemble de la population.
L’urgence climatique vient ajouter de nouveaux arguments au désir de « rêver logique ». Ce désir rejoint aujourd’hui l’approche de l’économiste anglaise Kate Raworth, qui invite nos sociétés à une nouvelle normalité : apprendre à se situer entre des planchers sociaux et des plafonds environnementaux. Au Québec, le revenu disponible total se situe à environ deux fois le panier de consommation qui sert de référence pour la couverture des besoins de base.
Le revenu disponible du dixième le plus pauvre des ménages continue de placer ces derniers en situation de manque vital, avec l’équivalent d’un demi-panier en moyenne. Le revenu disponible du dixième le plus riche procure au-delà de quatre paniers, chacun pesant progressivement plus lourd sur le budget carbone de l’ensemble de l’humanité. Il y a là, entre le manque et la très grande aisance, une marge assez (in)confortable pour resserrer les limites de l’acceptable vers un bien-vivre mieux partagé et mieux adapté à la transition écologique à vivre.
Actif depuis 1998, le Collectif pour un Québec sans pauvreté regroupe trente-six organisations nationales québécoises, populaires, communautaires, syndicales, religieuses, féministes, étudiantes, coopératives ainsi que des collectifs régionaux dans la plupart des régions du Québec. Des centaines de milliers de citoyens et citoyennes adhèrent à ces organisations qui ont dans leur mission la lutte covntre la pauvreté, la défense des droits et la promotion de la justice sociale. Depuis le début, le collectif travaille en étroite association avec les personnes en situation de pauvreté.
www.pauvrete.qc.ca
Pour une documentation commentée des enjeux systémiques liés à cette histoire, voir le dossier « Pauvreté, inégalités, exclusion et travail social » publié en ligne par l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec.