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Dossier : L’imagination au pouvoir

Paul Ricœur et l’utopie

Sans utopie, point de démocratie. Le philosophe Paul Ricœur explore les articulations entre imaginaire, vie démocratique et utopie. Cette dernière s’impose comme force de contestation.


Il est difficile d’être lucide sur son temps. Généralement, on manque de distance. Tant de choses se succèdent et tant de choses sont dites que, dans tout ce tumulte, l’on peine à y voir clair, si tant est que cela soit possible.

L’utopie n’échappe pas à ce constat. Au début de la crise sanitaire de la Covid-19, en mars 2020 en France, le terme a fait une belle apparition dans les médias. Pour quelques-uns, le premier confinement fut un moment extraordinaire de suspension du temps, propice à la réflexion et à la conception du « monde d’après ». Parce que le monde tournait au ralenti, il était possible de le penser, et autrement. Les critiques fusèrent : du capitalisme, du productivisme, de la consommation, de la mondialisation… Avec, dans un large consensus, la prise de conscience aiguë de la gravité des problèmes écologiques qui assombrissent notre quotidien et menacent notre avenir.

Entre corriger et transformer le monde, il y a, bien sûr, des différences, mais le sentiment était le même : il fallait un après. Le monde mourrait de la confiscation des possibles. Pour éviter son agonie, il devenait clair qu’il fallait, de nouveau, libérer l’imaginaire. La chimère avait changé de camp : ce n’était plus l’utopie qui pouvait être jugée irréaliste, mais de croire possible de continuer de vivre comme nous le faisions jusqu’ici. Même le président Emmanuel Macron s’en était fait l’écho dans son adresse aux Français du 13 avril 2020 : « Sachons, dans ce moment, sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer – et moi le premier. »

Au cours de la pandémie, le terme « utopie » a disparu des radars pour laisser place à un espoir plus mince : le retour à la vie « normale ».

Quelques mois plus tard, en juin 2020, le monde se remettait en marche. Il est encore trop tôt pour savoir à quel point la crise sanitaire a marqué les esprits – sans négliger le fait que nombre de personnes ont depuis changé de vie ou modifié leurs pratiques quotidiennes. Mais force est de constater que le monde a surtout repris sa logique d’avant, et de plus belle, par un effet de rattrapage. Il a bien fallu faire face à l’urgence, écoper du mieux que possible et, par nécessité, relancer la machine économique et combler les pertes pour les entreprises. Puis il y eut la deuxième vague, la troisième et la quatrième, si bien que, la lassitude aidant, le terme « utopie » a disparu des radars pour laisser place à un espoir plus mince : le simple retour à la vie « normale », pour se faire du bien et avoir l’impression de sortir de cette crise, enfin.

Mirage utopique ?

Le désir utopique, ainsi, n’a-t-il été qu’un mirage ? Rien de ce qui précède ne permet de l’affirmer. Ce n’est pas parce qu’il est facile de désirer un autre monde quand l’ancien ne nous manque pas encore, ou quand nous énonçons des idées qui n’ont pas encore subi l’épreuve de la réalité, que nous ne sommes pas sincères dans ce que nous désirons. Il ne faut pas non plus confondre les temps. Après l’urgence de revivre, n’y aura-t-il pas une place possible pour la réflexion, afin de penser la reconstruction ? Mais en même temps : s’agissait-il bien d’« utopie », et si oui, en quel sens ?

Ce qui est sûr, c’est que le sentiment que quelque chose ne va plus est très fort aujourd’hui. La gravité des problèmes écologiques contribue à l’impression que, sans solutions, nous allons droit dans le mur. D’où le succès aujourd’hui de la dystopie, et plus encore de la collapsologie. On peut se moquer de cette dernière à bon droit, en pointant du doigt les faux raisonnements de nombre de discours apocalyptiques. Mais il se peut qu’elle ait le même effet vertueux que certaines dystopies : une prise de conscience salvatrice. La dystopie n’enterre pas nécessairement son antonyme en révélant sa noirceur, elle peut aussi favoriser le désir utopique, par anticipation ou projection des effets désastreux de la politique instituée, ou bien encore aider à l’aiguiser en contribuant à sa critique.

Pour Ricoeur, l’utopie représente un possible ou une extraterritorialité qu’il conçoit avant tout sur un plan politique.

Il ne faudrait pas non plus croire que la « critique du système » – expression à la mode aujourd’hui, sans que l’on comprenne très souvent ce que cela signifie – n’existe que depuis quelques années. Bien avant que le terme « utopie » réapparaisse dans les médias, nombreux sont ceux qui, déjà, avaient franchi le pas en décidant de vivre dans des « utopies concrètes » en dehors de la grande société1.

Notre temps, assurément, est à l’orage. Mais jusqu’où est-il propice à l’utopie ? Certes, cette notion chez Ricœur2 n’est pas aussi centrale dans sa pensée que la reconnaissance, la volonté, la justice ou encore l’histoire. Mais tout de même : que le nom de Ricœur soit si peu (voire pas du tout) cité dans les débats contemporains sur la question paraît excessif, car sa pensée nous aide à cerner l’utopie aujourd’hui.

Optimum réalisable

Pour Ricoeur, l’utopie représente un possible ou une extraterritorialité qu’il conçoit avant tout sur un plan politique, et qui joue le rôle vital d’un contre-pouvoir ou d’un contre-discours sans lequel la démocratie est lettre morte. Elle est une force de contestation qui permet de critiquer l’idéologie, à savoir l’« ordre » social institué, qui signifie aussi bien l’agencement du social – la manière dont la société est établie – que la politique proposée par le gouvernement en place, avec sa logique de domination au sens wébérien.

Il n’y a de démocratie que par le désaccord ou le conflit, et l’utopie est vitale comme élément de conflictualité.

Aucune société ne peut vivre sans idéologie, sans ordre – agencement et commandement. L’idéologie est ce qui donne forme ; elle est aussi le pouvoir politique par lequel une forme peut structurer le social. Mais vivre en démocratie suppose d’avoir toujours la possibilité de contester les règles établies et le projet politique qui à la fois les justifie et dessine notre avenir. Il n’y a de démocratie, en somme, que par le désaccord ou le conflit, et l’utopie est vitale comme élément de conflictualité.

Mais cette dernière, pour être critique, ne doit pas sombrer dans un mauvais utopisme. Il ne s’agit pas de critiquer par principe, ou d’encourager une logique du conflit radical – le conflit pour le conflit. Ricœur pense la nécessité de l’utopie, mais se méfie aussi de celles et ceux qui se drapent dans de belles idées sans considération du réel. L’utopie n’a de sens, elle n’est féconde qu’à condition d’être habitée par la tension entre l’absolu souhaitable et l’optimum réalisable. La conviction, seule, ne suffit pas.

Pour en faire un projet politique capable de redistribuer les règles, l’utopiste doit être un partisan de l’éthique de la responsabilité pour s’efforcer de traduire son idéal en pratique, du mieux que possible, et cela toujours dans une logique de compromis. Une utopie qui n’a pas les pieds sur terre n’est pas bonne ; il ne faut pas renoncer à son idéal, mais se donner les moyens de tendre vers lui autant que possible, pour avoir in concreto la puissance effective d’opérer un déplacement.

La difficulté de proposer des utopies aujourd’hui vient de l’incapacité des sociétés à proposer une perspective et pas seulement des prospectives.

Ricœur nous aide à penser notre temps parce que lui-même a toujours abordé l’utopie, dès les années 1950, aux prises avec le sien. On ne le dit pas assez, mais il a eu des mots très durs envers le capitalisme, désigné comme « monstre-capital » (Histoire et vérité, Seuil, 1955). Envers la société de consommation également, et plus généralement à l’égard de la rationalité instrumentale des sociétés contemporaines. Sa critique d’une société technicienne qui excelle dans les moyens, mais peine à réfléchir sur la fin à viser est très intéressante.

La difficulté de proposer des utopies aujourd’hui, de leur donner une force, une consistance, viendrait de l’incapacité des sociétés contemporaines à proposer une perspective – un horizon, une vision sur le long terme – et pas seulement des prospectives. Le débat de 1991 avec Michel Rocard, sur le sens du socialisme et la dimension utopique qui doit lui être inhérente, est également passionnant3. Ricœur explique qu’être socialiste consiste selon lui à réfléchir sur les biens qui, en raison de leur nature ou domaine, doivent échapper à la logique du marché et en être préservés, le problème étant que « tout, actuellement, appartient à l’ordre marchand ».

Contre Cornelius Castoriadis, Ricœur dira aussi que l’utopie n’est pas une création mais une production, voulant signifier par-là que la force du possible ne relève pas d’une création ex nihilo, mais exige de pouvoir prendre appui sur les idéaux déjà réalisés, ou bien sur ceux laissés à titre de possibles dans l’histoire. Pour produire de l’utopie, il faut un savoir-faire transmis et une inspiration issue des tentatives réussies ou avortées, pour en avoir une approche critique. Il faut une filiation d’utopies.

Pour aller + loin

Sébastien Roman (dir.), Penser l’utopie aujourd’hui avec Paul Ricœur, PUV, 2021. Cet ouvrage collectif explore la conception ricœurienne de l’utopie, peu connue et pourtant très féconde. L’ouvrage analyse notamment le lien entre utopie et imaginaire social, entre idéologie et utopie en politique, enfin entre utopie, théologie et espérance ;

Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Seuil, 1997 ; Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986 ; Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, Labor et Fides, 2016.

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1 Le philosophe Ernst Bloch est le premier à avoir parlé d’« utopie concrète », terme qui désormais fait florès.

2 Sébastien Roman (dir.), Penser l’utopie aujourd’hui avec Paul Ricœur, PUV, 2021.

3 Paul Ricœur, Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, Seuil, 2017.


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