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Aujourd’hui, séries, jeux vidéo et romans à succès produisent une synchronisation inédite de nos imaginaires, canalisant la rêverie. Une tendance à rebours des sociétés chamaniques, où les rêves sont analysés en tant qu’objets politiques. Entretien avec un anthropologue.
Nos sociétés occidentales contemporaines ont-elles dépolitisé le rêve ?
Le rêve est un puissant révélateur de la façon dont les collectifs socialisent la vie psychique des individus et dont ils orientent leur dialogue avec le monde. Tous les humains rêvent, toutes les sociétés ont donc connaissance de cette dimension considérable, la plus créative et la plus imprévisible, de l’esprit humain. Le rêve est une expérience de décentrement du regard à la fois très puissante et très banale, car accessible à tous. Beaucoup de sociétés cultivent l’activité onirique comme mode d’accès à des points de vue non humains sur le monde et donc à une extériorité radicale.
Tant que les sociétés humaines se définissent dans un mode de dépendance par rapport à une extériorité (la forêt, le Ciel, les ancêtres, etc.), le rêve est un enjeu collectif. Les rêves royaux sont des moments stratégiques parce que la souveraineté archaïque n’est pas seulement politique, mais véritablement cosmopolitique : elle a besoin de faire appel à une extériorité cosmique pour s’ériger et se maintenir.
Se priver des rêves, c’est développer une forme d’autisme écologique.
Mais à partir du moment où la société moderne s’auto-institue comme monde épuré, pétri uniquement d’humanité, le rêve, déchu de toute fonction, se replie sur lui-même et devient un rebut de la vie psychique, simple aliment pour la digestion psychanalytique. Par contraste, dans certaines traditions des peuples autochtones boréaux, une souveraineté onirique est cultivée par les experts chamanes ou même par chaque individu, car le rêve est la clé du dialogue quotidien avec les âmes des animaux, des rivières et des montagnes. Se priver des rêves, c’est développer une forme d’autisme écologique : c’est ce qui nous est arrivé au cours des derniers siècles de la modernité.
Quelle transmission du rêve et des capacités imaginatives proposent les sociétés chamaniques que vous avez étudiées ?
Les sociétés occidentales modernes se distinguent dans leurs usages de l’imagination par une production inégalée de dispositifs de stimulation : romans, cinéma, jeux vidéo, réalité virtuelle. Le temps disponible pour l’imagination exploratoire, la rêverie libre et incontrôlée, laisse la place à une imagination guidée, commandée par les écrans dans les moindres moments vides de la journée. Les séries fantastiques américaines, attendues pendant des mois, sont visionnées au même moment par des millions de personnes sur tous les continents. Il n’est jamais arrivé précédemment que tant d’humains se plongent dans les mêmes scènes mentales de façon quasi synchronisée.
La prouesse d’une telle synchronisation s’appuie sur des technologies puissantes, maisons de production et câblages transcontinentaux d’internet en tête. Elle repose également sur une division du travail rigide qui sépare, d’un côté, une élite de créateurs et, de l’autre, la masse des consommateurs. Quand on sait les enjeux politiques de l’imagination, on ne peut manquer d’y voir une nouvelle forme de gouvernementalité cognitive.
La fiction est un usage de l’imagination qui la sépare du « réel » et en neutralise les risques.
La production imaginative industrielle est largement tournée sur elle-même, puisqu’elle se définit comme « fictionnelle ». La fiction est un usage de l’imagination qui la sépare du « réel », en stérilise la puissance et en neutralise les risques. C’est très différent des usages religieux ou utopiques de l’imagination, qui ont pour objet d’explorer les liens entre le monde actuel et d’autres mondes possibles : le pays des ancêtres, la Jérusalem céleste, la cité socialiste, etc.
Par comparaison avec l’industrie de l’imagination, les traditions chamaniques ne se transmettent pas en dupliquant à l’infini des contenus identiques (les exemplaires d’un roman, les téléchargements d’une série) mais en enseignant des schèmes génératifs, c’est-à-dire des modes d’emploi permettant à l’individu de produire ses propres scénarios oniriques et visionnaires indéfiniment renouvelés.
Comment ces modèles peuvent-ils nous inspirer pour faire société ?
La comparaison entre sociétés soulève une question : est-ce que nous ne sommes pas en train de déléguer à des spécialistes, des artistes, des producteurs, ce qui nous définit comme humains ? Est-ce que mettre sous le boisseau la puissance imaginative humaine ne risque pas de créer toujours plus de dépendance mentale, d’accélérer le rétrécissement des possibles et l’enfermement de l’humanité dans un monde artificialisé et confiné cognitivement ? L’enjeu écologique est évident : comment être attentif aux désastres des mondes non humains si l’on n’est plus capable de rêver la possibilité d’une extériorité à notre organisation socio-économique ?
C’est par l’imagination des enfants que l’humanité renouvelle, de génération en génération, sa puissance mentale.
Nous avons besoin de petites communautés capables de réapprendre à rêver sans être menées par la main par les artistes, les diplomates et les représentants politiques à qui nous avons pris l’habitude de déléguer notre souveraineté cosmopolitique. Il y a urgence à libérer l’imagination humaine, en particulier celle des enfants, car c’est par eux que l’humanité renouvelle, de génération en génération, sa puissance mentale : voyez les extraordinaires univers mentaux que bâtissent les enfants dans leurs jeux spontanés dès l’âge de deux ans.
Or deux institutions captent l’imagination enfantine et la transforment en consommation passive : l’école (comme l’avait montré le philosophe Ivan Illich) et désormais le marché des fictions et des jeux industriels. C’est inquiétant, car l’anthropologie montre que la capacité à explorer l’altérité et à se projeter dans des mondes non humains est la clé de relations riches avec le milieu vivant. Livrer l’imagination des enfants à l’État et au marché, c’est accepter de voir l’humanité future s’enfoncer dans l’autisme écologique.
Charles Stépanoff, Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, La Découverte, 2020.