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Le marketing politique use souvent de la mise en récit pour promouvoir des programmes présentés comme innovants et imaginatifs. Trois recommandations pour éviter les chausse-trappes.
« La mise en récit ». Que ce soit avant ou après l’élection, en local ou au national, les élus répètent ce terme comme un mantra. Pour nombre d’entre eux, la mise en récit constitue le principal indicateur d’une action politique réussie, capable de susciter l’adhésion citoyenne et de donner du sens à une action publique de plus en plus technique.
Outil de conduite du changement, la mise en récit est vue comme la meilleure réponse à la défiance des citoyens et à l’inertie de nos comportements. Face à l’enjeu climatique notamment, elle est vue comme le dernier outil à disposition du politique pour recréer une capacité d’action collective. On multiplie alors les grands évènements et les campagnes de communication (le fameux « Make our planet great again » d’Emmanuel Macron) pour souligner le volontarisme de l’État et inciter les citoyens à modifier leurs manières d’agir sur le plan individuel.
La mise en récit conduit à transposer les codes et les pratiques de la publicité à l’action politique.
Cet accent mis sur la construction d’un récit tente également de répondre à l’effritement des idéologies politiques et à la perte de sens engendrée par la technicisation de l’action publique. Le plan « France Relance », lancé par le gouvernement en septembre 2020 pour « reprendre notre destin en main, construire la France de 2030 », illustre ce défi : comment démontrer que les milliards d’euros débloqués par l’État et l’Union européenne contribuent à dessiner le « monde d’après » ?
Le graal de la « mise en récit » mérite pourtant d’être questionné afin d’éviter de réduire la politique au marketing. La mise en récit conduit en effet à transposer les codes et les pratiques de la publicité à l’action politique. On y retrouve la même injonction à l’innovation (pour que les citoyens et les médias « achètent » la politique publique, il faut qu’elle soit brand new), la même tendance à manier les symboles quitte à brouiller les références (tout le monde se met à citer Jaurès et de Gaulle), le même attrait pour les additions (peu importe qu’on agrège des éléments de nature différente, tant que le nombre final bat des records).
Le problème de cette pratique politique est qu’elle fige la répartition des rôles entre une offre et une demande. Elle réduit les citoyens au statut de destinataire et les enferme dans une posture consumériste de l’action publique. Elle fait des élus la page de garde de l’administration, en charge d’aller faire la promotion de politiques conçues dans les ministères. Ce faisant, elle accentue l’impuissance du politique : si la réalité nous dépasse, tentons de la rendre désirable à défaut de pouvoir la transformer !
La réalité d’aujourd’hui est toujours équivoque et l’avenir n’est jamais écrit d’avance.
Focaliser la politique sur la mise en récit accentue enfin le décalage entre le discours et les actes, en évacuant les questions de mise en œuvre. C’est considérer que le pouvoir des mots l’emporte sur l’observation des usages sur le terrain et l’accompagnement de leurs transformations. C’est aussi condamner la parole politique à l’obsolescence programmée : le temps court du marketing (et son amnésie) ne correspond pas au temps long de l’action publique et de la transformation sociale.
Face à l’impuissance de cette vision descendante de la mise en récit (et à son instrumentalisation), il est temps de réhabiliter le pouvoir ascendant de l’imagination. Trois caractéristiques démontrent sa portée politique et sa capacité à contourner les travers exposés ci-dessus. Premièrement, l’imagination est un facteur d’émancipation, face auquel le « There is no alternative » thatchérien ne tient pas. L’expérience de la Zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes en est un bel exemple.
Renouveler le regard porté sur le projet d’aéroport a contribué à faire vaciller l’évidence du projet. Des slogans comme « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » illustrent bien le changement de paradigme qu’a proposé la ZAD, rendant visibles des enjeux pensés impalpables, comme la biodiversité. Cet exemple rappelle que l’imagination est un objet de lutte, à l’opposé du caractère hégémonique de la mise en récit.
Au sein des institutions publiques (ministères, collectivités…), cette fonction subversive se retrouve parfois du côté des cellules prospectives. En regardant le présent « vu du futur » et en s’appuyant sur les sciences sociales, il s’agit de montrer que la réalité d’aujourd’hui est toujours équivoque et que l’avenir n’est jamais écrit d’avance.
L’imagination permet de dépasser certains clivages et de forger de nouvelles coalitions.
Deuxièmement, l’imagination est une production collective. En renouvelant notre cartographie mentale, elle permet de dépasser certains clivages et de forger de nouvelles coalitions. La société civile offre de beaux exemples. Le rapprochement entre des organisations syndicales et des associations écologistes, au sein du Pacte du pouvoir de vivre ou du collectif « Plus jamais ça » notamment, participe de la construction d’un nouvel imaginaire de la justice climatique et de la transition économique du pays.
L’imagination n’est pas déconnectée du réel, elle ne part pas d’une page blanche. Au contraire, elle rend possibles des connexions, à condition que des acteurs s’en saisissent. Au sein des institutions, elle agit comme une corde de rappel face au poids des découpages sectoriels qui conduisent à saucissonner le réel et à fragmenter l’action publique.
Troisièmement, l’imagination est un acte de transformation. Alors que la mise en récit s’adresse toujours à d’autres, l’imagination vise d’abord à interroger ses propres réflexes de pensée et à modifier ses pratiques. Elle invite à redonner une place au subjectif et à renforcer la part du sensible, face à des institutions toujours en quête d’éléments objectifs pour sécuriser leurs actions.
La pandémie apparaît comme une occasion manquée, les politiques n’ayant pas su (ou voulu) renouveler leurs pratiques.
La question « Et si… ? » est toujours inconfortable, car elle risque de bousculer nos certitudes et nos routines. Donner une place à l’imagination en politique consisterait d’abord à transformer les élus eux-mêmes et à leur donner l’espace nécessaire pour imaginer d’autres façons de faire de la politique.
De ce point de vue, la pandémie apparaît comme une occasion manquée. Les confinements successifs en pleine campagne électorale des municipales, puis des régionales, auraient pu créer une brèche en privant les candidats de leur répertoire d’action habituel : fini les poignées de mains sur le marché, les grands meetings électoraux et le porte-à-porte des militants.
Las, les politiques n’ont pas su (ou pas voulu) renouveler leurs pratiques. Est-ce ce manque d’imagination qui explique leur incapacité à prendre le relais de l’espoir d’un « monde d’après » porté par le monde associatif suite à la mise à l’arrêt de l’économie ?