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La sécurité sociale française a vu le jour en 1945. Elle incarne l’idéal d’une vie sans angoisse du lendemain. Retour sur les longues luttes vers la « sécu » et l’instauration d’un rapport de force favorable à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
« Comment ces dix-neuf jeunes du Conseil national de la résistance (CNR), réunis le 15 mars 1944 en toute clandestinité dans une époque de barbarie, pouvaient-ils imaginer que ce qu’ils inventaient, la sécurité sociale, allait voir le jour un an et demi après seulement ? » Ce que ne dit pas Stéphane Hessel, le diplomate résistant, ce sont les siècles d’imaginaire, de patience et de lutte qu’il fallut pour que l’utopie des membres du CNR prenne un jour réalité. La sécurité sociale n’est pas tombée du ciel ni de la casquette d’un grand général. Aspiration profonde de l’homme d’en finir avec les angoisses du lendemain et de mettre l’humanité à l’abri du besoin, elle est le fruit d’un long combat pour la dignité.
Ce combat s’enracine tout au fond des siècles, dans les volontés populaires d’en finir avec la charité pour aller vers la noblesse de la solidarité. Il traversera ainsi toutes les batailles des corporations médiévales, tentant patiemment d’arracher des petites caisses de secours afin de pallier les aléas de la souffrance et de la vieillesse.
« Les secours publics sont une dette sacrée. » (article 21 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793)
Nourrie par les inventions des Lumières, et notamment par l’apport de Jean-Jacques Rousseau, l’idée d’une vraie protection sociale se gravera dans le marbre de la Déclaration des droits de l’homme de 1793. L’article 21 est lumineux d’avenir : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »
Mais la volonté des sans-culottes d’instaurer une nouvelle ère de dignité sociale restera lettre morte. Il faudra encore des décennies de ténacité des sociétés de secours mutuel, des chambres syndicales et des syndicats pour que le XIXe siècle féconde, au terme de grèves infinies et de conflits sanglants, des réformes profondes telles que les lois sur les accidents de travail (1898), la diminution du temps de travail ou l’idée d’une retraite (1910).
Ce combat incessant, enrichi par les expériences des peuples allemands (naissance d’une sécurité sociale sous Bismarck) et, plus tard, anglais (plan Beveridge), aboutira dans les années 1930 à ce que l’on appellera les « assurances sociales ». L’institution nouvelle, si elle est progrès, ne restera pourtant qu’une aumône pour nécessiteux assortie de prestations très faibles et d’une couverture inégalitaire de la population française.
Ce n’est qu’au printemps 1944 que sera posé le socle fondateur de ce qui deviendra la « sécurité sociale » dans son acception moderne. Le 15 mars de cette année, le programme du CNR, du fond des maquis de résistance, met en quelques lignes le projet en devenir. Tout y est, l’imaginaire, l’esprit, le contenu, les aspirations profondes : « Nous, combattants de l’ombre, exigeons la mise en place d’un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion par les intéressés et l’État. »
Dès avril 1944, un groupe de l’Assemblée consultative du gouvernement provisoire du général de Gaulle, installé à Alger et impulsé par Ambroise Croizat (secrétaire de la fédération des métaux CGT clandestine), définit les grandes lignes du projet. Une commission réunissant des syndicats et des associations familiales l’étoffe. Les services du ministère de la Santé publique, dirigés par François Billoux, mettent également la main à la pâte.
Fin septembre 1944, le contenu est fixé. Reste à lui donner la mouture de la loi. C’est le talent et la plume de Pierre Laroque, haut fonctionnaire nommé directeur général de la Sécurité sociale française par le général de Gaulle, qui va réunir les apports de chacun en une ordonnance. Celle-ci paraîtra en 1945, sous Alexandre Parodi, ministre du Travail et de la Sécurité sociale de l’époque.
En 1944, près d’un million de Français bénéficiaient des retraites, quand cinq millions pouvaient y prétendre.
La protection sociale, qui relevait jusque-là des « assurances sociales », ne protégeait contre la maladie qu’une faible partie des salariés, à peine un tiers de la population française. « Une protection de misère », se souvient Roger Petit, futur président élu CGT de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de Chambéry.
La majorité des Français vivait dans la peur de la maladie et de l’hospitalisation. Il faut ajouter à ces carences un système anarchique fait d’une floraison de caisses professionnelles, patronales, confessionnelles, n’offrant pour la plupart qu’une protection aléatoire. Pour les retraites, la couverture est dérisoire. Près d’un million de Français seulement en bénéficiaient, quand cinq millions pouvaient y prétendre.
Le nouveau système, à vocation universelle, se structure autour de quatre aspirations. L’unicité, d’abord : une institution unique, obligatoire, qui couvrirait l’ensemble des « risques sociaux », dit-on à l’époque (maladie, vieillesse, décès, invalidité ou accidents du travail, gérés jusque-là par les assurances privées)1. « L’ambition, déclarait Croizat le 20 mars 1946, est d’assurer le bien-être de tous, de la naissance à la mort ».
L’universalité, ensuite : la couverture a vocation à être étendue à tous les citoyens, avec la volonté de généraliser le nouveau système2. Et ceci malgré l’opposition de certaines professions qui refuseront de s’y intégrer. Puis, la solidarité : c’est la pierre angulaire du système. La nouvelle institution est financée par les richesses créées dans l’entreprise par le biais de la cotisation sociale. Véritable « salaire socialisé », c’est la seule création de richesses qui va directement des cotisants au bien des gens sans passer par la poche des actionnaires.
Démocratie, enfin, et c’est là « l’exception française », car seule une gestion par les intéressés eux-mêmes peut garantir que la santé reste un droit fondamental pour tous. Là encore, les mots d’Ambroise Croizat sont novateurs : « Pour la première fois, l’appareil nouveau mettra la gestion de l’intérêt des travailleurs dans les mains des travailleurs eux-mêmes. »
Tout est à faire pour substituer à 1 093 organismes privés un système cohérent.
L’ordonnance n’avait fait qu’énoncer les principes. Il restait à bâtir l’édifice. Ce sera l’œuvre principale de Croizat, avec Laroque et Parodi. Nommé ministre du Travail en 1945, le « bâtisseur de la Sécu » y consacrera l’essentiel de son ministère. Deux ans d’un chantier rendu possible par l’élan de solidarité et le nouveau rapport de force politique qui suit la Libération. 29 % des voix au parti communiste français (PCF), cinq millions d’adhérents à la CGT, une classe ouvrière grandie par sa résistance, un patronat sali par sa collaboration.
Tout est à faire pour substituer à l’immense fatras des 1 093 organismes privés un système cohérent, bâti autour de cent trente-huit caisses primaires d’assurance maladie. « Rien ne pourra se faire sans vous, clame Croizat aux travailleurs, le 12 mai 1946. Elle réclame vos mains. » L’appel est entendu. Tout un peuple de militants se lance dans cette aventure collective. Pour chaque caisse, il faut trouver des locaux, du personnel, installer un réseau d’agents qui sillonneront les campagnes pour récupérer les feuilles de soins.
Il faudrait dire ces journées passées chez les assureurs privés pour leur arracher ce qui avait été pour eux une source de profits. Ces congés passés à construire des locaux, parfois de modestes baraques de bois, après le travail ou sur le temps de congé. Et tout cela dans un environnement de pressions : de la part de médecins refusant la fixation des tarifs en criant à « l’étatisation » de la médecine, de patrons renvoyant à « la collectivisation », de certaines mutuelles refusant de perdre ce qu’ils appelaient « leur bien ».
« Un travail de fou, décrit Roger Petit, mais l’enthousiasme aidait à gagner. Nous savions que chaque action faisait avancer ce à quoi nous avions tous rêvé : une vraie protection sociale qui débarrasse enfin l’homme des incertitudes du lendemain. »
Michel Étiévent, Ambroise Croizat ou l’invention sociale, éditions Gap, 1999.
1 Cette unicité n’adviendra pas en 1944. Beaucoup de corporations (paysans, artisans, commerçants, mais aussi cheminots, mineurs…) refusent l’affiliation à un régime unique. La caisse unique ne voit pas le jour et les régimes spéciaux sont maintenus. [NDLR]
2 Il faut attendre la loi de 2014 sur la Puma (Protection maladie universelle), pour que toute personne vivant de manière régulière sur le territoire français puisse être affiliée de plein droit à la sécurité sociale. Auparavant, c’était le fait d’être salarié qui permettait cette affiliation. Ceux – et surtout celles – qui ne l’étaient pas étaient des ayants droit. Depuis 2014, seuls les enfants mineurs sont des ayants droit. [NDLR]