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Depuis les Lumières au moins, la réflexion sur la justice pénale est soumise à une injonction paradoxale : punir, mais surtout ne pas punir, au contraire soigner, éduquer, remettre dans le droit chemin. Michel Foucault le notait déjà dans Surveiller et punir : « Une chose est singulière dans la justice criminelle moderne : si elle se charge de tant d’éléments extra-juridiques, […] c’est pour éviter à cette opération d’être purement et simplement une punition légale ; c’est pour disculper le juge d’être purement et simplement celui qui châtie : ‘Bien sûr, nous portons un verdict, mais il a beau être appelé par un crime, vous voyez bien que pour nous il fonctionne comme une manière de traiter un criminel ; nous punissons, mais c’est une façon de dire que nous voulons obtenir une guérison1’. » Sanctionner et réinsérer, c’est inscrit dans le Code de procédure pénale.
Les deux branches de l’alternative ont ceci de très contraignant que, d’une part, il est exclu d’abandonner l’une au profit de l’autre et que, d’autre part, leur logique interne est résolument contradictoire. Il faudra bien, un jour, résoudre cette quadrature du cercle, et l’urgence d’une solution se fait d’autant plus insistante que, dans les prisons, la situation concrète est insupportable.
Il semble que l’on ne sortira de ce piège que par le haut, quand aucune des solutions tentées jusqu’à présent n’a encore vraiment porté de fruit. Même lorsqu’un pays (les Pays-Bas) parvient à faire baisser d’une manière significative le nombre des personnes incarcérées, le processus demeure fragile et pourrait brusquement s’inverser, car il repose d’abord sur une logique de coût. Il semble que nous devrions être vraiment audacieux : c’est le paradigme même de la justice pénale qui demande à être revisité.
On ne pouvait pas céder sur la nécessité de punir. C’est Durkheim qui le dit le plus clairement : nous appelons crime ou délit ce que les sociétés punissent ; et non pas : les sociétés punissent ce qu’elles appellent crime ou délit. La punition est décisive parce que, sans elle, la catégorie même de crime et de délit se trouve noyée dans l’ensemble des comportements jugés inadéquats. Il n’y a plus moyen de distinguer culpabilité et dangerosité : on peut devenir coupable d’être simplement dangereux. Nous en sommes plus ou moins là.
Or nous sommes tous dangereux. Dès lors, il n’y a plus d’innocence. Le statut de la peine devient très flou : de simples intentions, de simples paroles peuvent être sanctionnées en tant que crimes graves, ce qui est exactement à l’opposé de l’esprit du droit. Ou bien, comme dès 2005 le notait Antoine Garapon, on voit apparaître des incriminations aussi imprécises que la « mise en danger de la vie d’autrui » qui font qu’on peut devenir criminel par inadvertance2.
La punition est donc l’organe des sens des sociétés pour discerner l’infraction. Une infraction qui vient inquiéter non seulement des personnes ou des biens, mais l’appartenance à la communauté politique, ce qui en elle la dépasse et la fonde, sa transcendance interne. L’incapacité où nous sommes d’être au clair avec la punition est liée à l’effondrement de la transcendance. Elle se traduit par une disqualification de la loi au profit d’une contractualisation généralisée des rapports sociaux, qui tendent à tous devenir des relations privées. Nous sommes entre nous : voyons comment nous allons nous traiter les uns les autres. La loi, ayant perdu son statut symbolique fort, devient un règlement qui dit qui a raison et qui a tort en toute circonstance, non pas sur la base d’une entente, mais de la distinction entre le légal et l’illégal. Privée de son principe transcendant, la punition n’est plus pensable, mais sa logique demeure : loin d’être supprimée, elle diffuse en tous les lieux et tous les temps. Il importe dès lors de clarifier l’essence même de la peine.
La peine, en son essence même, tend à l’exclusion. Curieuse logique, mais qui pourtant s’impose. Il faut remonter à la racine la plus archaïque pour défaire le lien. Or, la donnée la plus archaïque constitutive de la punition, c’est de faire souffrir quelqu’un parce qu’il a transgressé les lois écrites ou non écrites d’une société. Une transcendance a été offensée, quelque chose de sacré s’est trouvé bafoué. Il importe de réparer l’offense en infligeant une douleur au transgresseur. Contrairement à ce que l’on penserait trop facilement, il ne s’agit pas de la logique de la vengeance, du moins si l’on entend par vengeance une affaire privée. La vendetta ressortit à la loi souterraine, celle du sang et de la famille. Ici, la puissance offensée est bien trop puissante pour se venger en ce sens. Bien plutôt, il s’agit de la logique de la colère. Et dans nos sociétés modernes, c’est l’État qui a recueilli la toute-puissance foudroyante, au point, naguère encore, d’être capable de faire couper un homme en deux.
Mais pourquoi diable la souffrance ? Que peut bien régler une douleur infligée ? Et s’il s’agit d’une dette, que peut-elle bien rembourser ? C’est sans doute René Girard qui a raison. L’enjeu est de renforcer la cohésion de la communauté de ceux qui ne sont pas punis, par la désignation d’un bouc émissaire, envoyé dans les ténèbres extérieures. Au fond, renforcer la philia, l’amitié, qui selon Aristote se tient à la racine de toute Cité, par la désignation d’un sacrifié, dont la caractéristique essentielle est qu’il n’appartient pas du tout, ou plus du tout, à notre communauté. L’absence d’empathie avec le supplicié est la preuve que la communauté existe, puisque le transgresseur a été jeté dans l’horreur sans qu’aucun autre que lui n’éprouve de douleur. Il y a un abîme entre lui et nous. La condamnation marque une exclusion, un hors champ, une frontière matérialisée par la réalité de la peine. Quant au condamné, c’est bien lui qui a payé, mais nullement pour lui-même et son rachat : dans le cas où la peine le laisse vivant, il reste stigmatisé. Mort, il est enterré à part.
Qui oserait dire que nous sommes sortis de cette logique ? Ne va-t-il pas de soi, pour nombre de nos contemporains, par exemple, que les personnes condamnées et incarcérées n’ont plus de droits, si ce n’est ceux qu’on veut bien leur restituer ? Tout prisonnier ne disparaît-il pas du champ de vision derrière les murs ? Or cette conception archaïque, quoi que présente, n’est plus supportable. L’empathie des humains a gagné toute souffrance, jusqu’à la souffrance animale. C’est ainsi que, a fortiori, le geste d’exclusion voudrait être un geste d’inclusion, d’insertion. La gageure est de taille. Il faut maintenir l’essence de la punition en l’extrayant de ce qui semble la constituer : une exclusion attestée par la souffrance.
Que fait donc la punition dans le geste par lequel elle exclut ? Elle fait porter à un homme, par décision souveraine, c’est-à-dire par tout ce qu’il y a de transcendant dans la communauté, le poids d’actes qu’elle refuse. Par-là, la communauté se trouve plus consciente d’elle-même. C’est cela qui se joue. Dans une telle perspective, la souffrance n’est pas convoquée comme telle. Mais peut-on déchaîner la puissance souveraine réprobatrice sans aussitôt entrer dans la violence institutionnelle, c’est-à-dire, en fin de compte, infliger une souffrance ? Il faut y regarder de très près.
Dans son interprétation de la sanction pénale, Hegel se tient exactement à l’endroit qui convient pour nous, puisqu’il s’efforce de penser la peine de mort et qu’il fait surgir d’une manière inattendue tout autre chose que l’exclusion3. La peine reconnaît celui qu’elle punit comme être rationnel et libre. Elle est la réconciliation du droit avec lui-même, dans la puissance de l’État. Mais voici ce que Hegel écrit : « En considérant en ce sens que la peine contient son droit, on honore le criminel comme un être rationnel. Cet honneur ne lui est pas reconnu […] lorsqu’il n’est considéré que comme un animal nuisible qu’il faut mettre hors d’état de nuire ou qu’on cherche à l’intimider ou à l’amender. » Mine de rien, cela revient à affirmer que, dans l’infinie passivité qui est la sienne, le condamné est bel et bien partie prenante, producteur de droit. Il ne s’agit pas de lui faire accepter sa peine ; il ne s’agit pas d’utilité pratique ; il ne s’agit pas de réinsertion. Il s’agit d’entrer en relation avec lui de telle sorte qu’il soit encore actif. La peine est à concevoir comme un moment vif d’échange. Devant le passage à l’acte, il n’est qu’une question qui tienne : « En agissant ainsi, qu’avez-vous (trop bien) compris de notre société que nous n’avons pas compris ? Quel savoir est le vôtre, qui puisse enrichir le nôtre ? » Celui qui a commis un acte répréhensible nous révèle une faille que nous n’aurions pas perçue sans lui.
Rien de l’analyse hégélienne n’est donc perdu si la peine est pensée, non comme la destruction ou l’enfermement de l’infracteur, mais, bien au contraire, comme la possibilité de constituer une parole, une proposition qui vienne, sous la violence de la transcendance, de celui qui la subit. Le geste d’exclusion, loin d’exclure, opère ainsi non pas une réintégration mais une prise au sérieux. Difficile à concevoir ?
Peut-être ce processus passe-t-il par une revalorisation de la vengeance. C’est ce que suggère Antoine Garapon, en citant Antony Duff : l’essence de « la vengeance ne doit pas être réduite à sa part violente, mais elle doit aussi être comprise comme la volonté de retrouver l’estime de soi4. » Dès lors, respecter l’essence de la peine devrait se fonder sur cette violence de la vengeance s’accomplissant comme redécouverte de l’estime de soi. Mais cela est à affirmer à la fois en direction des victimes et des infracteurs. Un texte au moins affirme la possibilité d’une vengeance qui assure l’estime de celui sur qui elle s’exerce : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire ; ce faisant, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête5. » Bien traiter un condamné, ouvrir de vraies relations avec lui au sein même de l’exécution de sa peine, n’altère en rien l’essence de la punition.
Bien traiter un condamné, ouvrir de vraies relations avec lui au sein même de l’exécution de sa peine, n’altère en rien l’essence de la punition.
Par conséquent, ce mouvement ne s’inscrit ni pour ni contre la prison. Il relativise toute interrogation sur le nombre de places à prévoir ou sur les mesures qui pourraient, par des aménagements de peines, faire baisser l’insupportable surpopulation carcérale. Il demande des alternatives qui permettent d’éviter d’envoyer des gens en prison, comme y invite depuis près de vingt ans le Conseil de l’Europe.
Il demande, par conséquent, une tout autre compréhension de la sanction pénale en général. Elle-même n’offre de sens qu’en discernant et en portant au jour le travail souterrain d’une tendance radicalement opposée à l’exclusion, plus profonde et sans doute moins visible que la tendance sécuritaire et l’instrumentalisation des peurs et des inquiétudes. Ce mouvement demande une politique pénale capable d’oser l’absence de toute exclusion. Cela suppose une maturation de l’intelligence collective. Elle est assurément bien plus hardie et féconde que « l’opinion publique ». C’est en elle que se cherche l’émergence de l’universalité dont Alain Badiou a pu écrire qu’elle était née avec Paul, quand il écrit « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme6 ».
Cette émergence travaille les profondeurs de notre époque avec une acuité encore jamais atteinte. Peu à peu, nous découvrons qu’il faut faire sauter les frontières, que leur levée protège mieux qu’elles ne le faisaient ou ne prétendaient le faire. Nous l’avons déjà fait avec les cultures dites, il n’y a pas si longtemps, sauvages ou inférieures, avec les arts respectables et les autres (jazz est à l’origine un mot d’argot afro-américain péjoratif). Bien sûr, ce geste d’ouverture ne saurait être accompli prématurément sans catastrophe. Cette montée en puissance de l’universalité peut être balayée par un mouvement inverse de peur, qui se croit réaliste. Mais nous savons désormais au plus profond de nous-mêmes que nous serons bien plus en sécurité lorsque nous serons capables de créer des espaces de mixité, des espaces dans lesquels puissent se rencontrer personnes condamnées et personnes sans condamnation. Il semblerait que nous soyons désormais capables de dire, sans rien céder sur la séparation entre l’innocence et la culpabilité, sans aucune confusion : il n’y a ni criminel ni homme juste. La séparation qui passe entre eux n’est pas d’exclusion mais ouvre un espace original.
Sans doute ce qu’il y a de plus neuf dans la sphère de la sanction pénale se joue-t-il avec la justice restaurative : non seulement elle fait se rencontrer victimes et agresseurs, mais, surtout, elle ose poser la question : « Qui, dans cette affaire, a été blessé ? Quels besoins inouïs se dévoilent, chez les uns comme chez les autres et dans la communauté elle-même, afin que nous puissions en tenir compte ? » Elle n’est à comprendre ni comme un accompagnement ni comme une opposition à la justice dite classique. Son statut est encore impensé. Il faudrait lui insuffler la dimension régalienne qui lui manque encore. Elle est, cependant, le fer de lance d’une tout autre manière de punir.
1 Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975, p. 30.
2 Olivier Abel (dir.), « La prison », Cahier d’éthique sociale et politique, vol. 104, n° 1, hiver 2005, pp. 15-34.
3 Hegel, Principes de la philosophie du droit, 1821, « Idées », Gallimard, 1966, §100, p. 135.
4 Antony Duff, Trials and punishments, Cambridge University Press, 1986.
5 Paul, « Épître aux Romains », 12,20 dans La Bible de Jérusalem, éditions du Cerf, 1998 [traduite en français sous la direction de l’école biblique de Jérusalem].
6 Paul, « Épître aux Galates », 3,28, dans La Bible de Jérusalem, op. cit.