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Fonctionnement en circuit fermé, sacralisation du vote, oubli des non-humains… Nombreux sont les écueils qui menacent la représentation. Le philosophe Alain Cugno propose trois pistes pour refonder cette notion essentielle à notre démocratie.
Les enjeux liés à la démocratie sont colossaux et celle-ci est vraiment en danger. À cet égard, il n’existe aucune solution de rechange : ou bien nous vivrons en démocratie, ou bien nous ne vivrons pas une vie politique digne de ce nom (lire encadré). La lecture de ce dossier conduit à voir que le cœur des crises institutionnelles réside dans la clôture de sphères sur elles-mêmes, laissant dehors ce qu’elles méprisent ou digérant ce qu’elles incluent. Ainsi l’Église catholique, par exemple, se prive-t-elle de l’accès à une partie de ses sources évangéliques dans une attitude d’exclusion à l’égard des femmes.
Mais quant au politique, c’est bien la représentation qui joue un rôle majeur dans cette dérive. L’analyse historique montre que l’élection a, originairement, le double but d’échapper au pouvoir absolu mais aussi de lutter contre la démocratie en constituant une classe dirigeante jouissant de privilèges et d’immunités qui l’amènent rapidement à se couper de sa propre mission. L’équilibre ne peut se maintenir que si des forces antagonistes issues des milieux populaires parviennent à s’intégrer dans le jeu de la démocratie parlementaire, sans perdre leur originalité. Ce fut le cas jusqu’à ce que l’économie néolibérale trouve la faille par le biais (fort efficace) des règles de financement des partis et des campagnes électorales. De même, il suffit de changer apparemment peu de choses aux règles de la représentation syndicale pour que les délégués, sommés de mener à bien des tâches dévorant leur énergie et leur temps, deviennent des professionnels intégrés au fonctionnement de l’entreprise et non plus un contre-pouvoir actif.
Une telle situation engendre dans les profondeurs une gigantesque colère de ceux qui se sentent abandonnés, non représentés, sans aucune médiation.
La représentation se trouve donc, d’une part, phagocytée par son propre fonctionnement dans le milieu syndical (et associatif) et, d’autre part, instituée (en particulier au niveau parlementaire et gouvernemental) en monde autonome. Ce dernier tend à se refermer au point que tout ce qui n’est pas lui-même lui apparaît comme un obstacle à ses privilèges – qui ne sont d’ailleurs pas perçus comme tels, mais comme des obstacles à la réalisation des projets que la classe dirigeante a pour la nation. La tentation est alors grande, pour tout gouvernement, de devenir autoritaire. D’autant plus qu’une telle situation engendre dans les profondeurs une gigantesque colère de ceux qui se sentent abandonnés, non représentés, sans aucune médiation : le populisme se signale avant tout par sa haine des élites et sa perméabilité à l’idée que seule une violence bien orientée et sans médiation peut remédier à ses maux et au sentiment d’être méprisé.
Refonder la démocratie suppose donc une remise en chantier de la représentativité. Mais l’un des pièges serait de croire qu’il faut choisir entre délégation de pouvoir à des représentants et démocratie directe. En réalité, il n’y a d’issue que par l’articulation des deux. Ce qui demande d’examiner de près le rôle des représentants et donc celui du vote. Sur ce point, la culture française veut que nous ayons été formés à la pensée politique (que nous le voulions ou non) par le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Or, dans l’organisation politique rousseauiste, le vote n’est pas le moyen pour chacun d’exprimer son opinion (éventuellement conflictuelle) mais un instrument de mesure destiné à discerner, à travers la diversité des intérêts particuliers et au-delà même de l’intérêt général, que nous sommes avant tout des citoyens qui, du plus profond d’eux-mêmes, veulent la même chose : vivre ensemble sous une loi que chacun veut comme telle.
Si le « Contrat social » de Rousseau fonde puissamment le politique, il importe de repenser la représentation sur de tout autres bases.
Cette conception radicale du politique ne cesse de nous hanter, mais elle conduit à comprendre la sphère du politique comme une sphère autonome, créatrice de la réalité sociale et humaine et définitivement arrachée à la nature, puisque seul le citoyen est « un être intelligent et un homme » et non pas « un animal stupide et borné ». Cette conception sacralise le vote comme l’unique source de légitimité. Elle fonde puissamment le politique, mais elle devient tout aussi encombrante en donnant le pas à l’imaginaire d’une communauté transparente à elle-même sur la réalité vivante. Il importe de repenser la représentation sur de tout autres bases. Nous en voyons se dessiner trois à travers la lecture de ce dossier.