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La Convention citoyenne pour le climat s’est trouvée sous le feu des projecteurs à la suite de la crise du coronavirus. Mais quel était son fonctionnement ? Une analyse fine de cette forme nouvelle de démocratie représentative et délibérative permettra d’en entrevoir les intérêts et les écueils.
Composée de 150 citoyens sélectionnés via un tirage au sort stratifié, la Convention citoyenne pour le climat (CCC) commence ses travaux au début du mois d’octobre 2019 et dispose de sept week-ends pour faire des propositions afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de la France, « dans un esprit de justice sociale » 1. La question se pose : si le Grand débat national (GDN) n’a servi à rien, à quoi servira la CCC ? Certains affirment que c’est sa « représentativité » qui lui permettra de peser sur l’exécutif. Ce terme de représentativité doit être décomposé et analysé afin de pouvoir être compris. Il doit également être distingué du concept de « représentation ». En suivant Hanna Pitkin, je distingue la « représentation descriptive », que j’appellerai ici « représentativité », de la « représentation active ».
Premièrement, il existe une erreur consistant à croire que « si on tire au sort une assemblée, alors celle-ci est représentative », cela vient d’une mauvaise interprétation de la « loi des grands nombres » et de la notion d’« échantillon représentatif ». En réalité, pour obtenir un échantillon réellement représentatif, deux éléments sont importants : d’une part, un panel très large d’environ mille citoyens ; d’autre part, une obligation pour les personnes contactées de participer, ce qui n’est le cas dans aucune assemblée citoyenne. Avec un effectif réduit d’une centaine de citoyens, prétendre avoir un « échantillon représentatif » n’a pas de sens et, sans obligation, certaines catégories sociales n’apparaîtront pas : ainsi, des quotas sont nécessaires et le « tirage au sort » passe au second plan. Une assemblée de 150 citoyens sélectionnés par un tirage au sort stratifié est donc un « panel diversifié ».
Pour obtenir un échantillon représentatif, il faut, d’une part, un panel d’environ mille citoyens et d’autre part, une obligation pour les personnes contactées de participer.
Deuxièmement, le choix des critères démographiques est nécessairement arbitraire. Pour la CCC, six furent retenus : le sexe, l’âge, le niveau de diplôme, les catégories socioprofessionnelles, le type de territoire, la zone géographique. Contrairement à la France, les pays anglo-saxons intègrent souvent un critère de « race ». Si la diversification de la CCC est effectivement satisfaisante, son effectif est numériquement très inférieur à celui des conférences citoyennes régionales du Grand débat national. En revanche, le temps de délibération de la CCC peut permettre le développement de propositions plus approfondies, mais cela entraîne justement une perte de représentativité en termes d’opinions.
Troisièmement, dans de nombreuses expérimentations, en plus d’une représentativité démographique, on cherche à obtenir une « représentativité attitudinale » afin que les opinions du panel reflètent proportionnellement les opinions de la population. C’est un aspect fondamental des sondages délibératifs ou de l’assemblée citoyenne britannique sur l’après-Brexit qui comprenait les mêmes proportions de votants « leaver », « remainer » et abstentionnistes que lors du référendum. Cela n’a pas été fait dans les assemblées irlandaises et françaises dont il est donc impossible de dire qu’elles représentent la société en termes d’opinions : le fait que plus de 80 % des membres de la CCC aient dit « penser à l’écologie souvent » ou « tout le temps » lors du premier week-end le montre.
En Irlande, les délibérations sur l’enjeu du droit à l’avortement avaient entraîné l’audition de groupes totalement opposés, notamment Amnesty International et l’Église catholique.
Quatrièmement, au-delà de la représentativité du panel, il est aussi crucial que les intervenants auditionnés représentent la diversité des prises de position existant sur la question. Ainsi, en Irlande, les délibérations sur l’enjeu du droit à l’avortement, une « question fermée », avaient entraîné l’audition de groupes totalement opposés, notamment Amnesty International et l’Église catholique. Dans la CCC, l’aspect contradictoire des débats est plus difficilement perceptible, d’une part, car le changement climatique est une « question ouverte2 », plus complexe que des réponses en « pour » ou « contre » ; d’autre part, car les interventions des experts et groupes d’intérêts, bien que divers, n’ont pas été organisées pour créer du contradictoire. Ainsi, aucun débat entre intervenants n’a donné à voir le conflit entre les opposants et les partisans de la croissance ou de la réduction du temps de travail.
Enfin, il faut noter que, même si un panel citoyen est parfaitement représentatif de la société en termes d’opinions au début des délibérations, il est quasi systématique que ce ne soit plus le cas à l’issue du processus. En effet, le fait d’auditionner des experts, des groupes d’intérêts et de discuter en petits groupes avec des citoyens de divers horizons entraîne des changements d’avis pour les participants. Ainsi, le mini-public tend à devenir « contre factuel » et à ne plus refléter l’opinion du maxi-public, ce qui est voulu car on cherche à avoir « l’avis éclairé et réfléchi » d’un panel diversifié ou, comme le dit James Fishkin, « ce que les citoyens penseraient s’ils avaient l’occasion d’étudier la question ». Sans ce décalage, le mini-public perd de son intérêt et pourrait être remplacé par un référendum. Toutefois, l’action délibérative de l’assemblée citoyenne peut aussi contribuer à faire évoluer la société qui suit alors ses recommandations.
Au-delà de la question de la représentativité descriptive se pose celle de la représentation active3. Qui et comment les citoyens tirés au sort représentent-ils dans leurs actions ? Si, en Irlande, les citoyens tirés au sort avaient pour consigne de ne pas s’exprimer dans les médias avant le vote de leurs recommandations sur l’avortement, les organisateurs de la CCC ont fait le choix diamétralement opposé, en encourageant les citoyens à s’exposer médiatiquement. L’intérêt supposé de cette stratégie est de médiatiser la CCC et de faire en sorte que les Français se sentent représentés par ces tirés au sort racontant leur vie dans des journaux, souvent locaux. Cependant, au nom de qui le tiré au sort parle-t-il ? En l’absence de délibérations et de votes collectifs sur les propositions, il est impossible de parler « au nom des cent cinquante » qui, d’ailleurs, à part dans leur seul vote unanime, ne s’expriment en réalité jamais à cent cinquante. La logique de mettre en avant certains citoyens pose problème car aucun d’entre eux n’est représentatif seul : c’est seulement l’assemblée dans son ensemble qui peut prétendre à une forme de représentativité. Outre les médias, au sein même de l’assemblée, les tirés au sort ont plusieurs options quand ils s’expriment.
Premièrement, ils peuvent revendiquer le fait de ne parler qu’en leur nom propre et pour personne d’autre. C’est la ligne suivie par une grande partie des citoyens, la plupart du temps.
Deuxièmement, ils peuvent parler pour leur table de discussion ou plus largement pour leur groupe thématique (GT). Ainsi, lors des échanges en plénière, les « porte-parole » des GT devaient rapporter fidèlement les positions de leur groupe. Toutefois, la solidarité du groupe est loin d’être constante et, à la sixième session, divers citoyens ont critiqué en plénière les propositions du GT dont ils étaient issus.
Les citoyens issus des Outre-mer se sont regroupés en un groupe officieux et ont souvent pris la parole pour défendre les intérêts de leurs territoires.
Troisièmement, d’autres citoyens peuvent prétendre s’exprimer pour un groupe social qu’ils sont censés représenter, selon les critères démographiques définis par les organisateurs. Ainsi, les citoyens issus des Outre-mer se sont regroupés en un groupe officieux et ont souvent pris la parole pour défendre les intérêts de leurs territoires.
Quatrièmement, certains citoyens se sont fait les porte-étendards de groupes sociaux dont ils ne sont pas issus ou bien de causes plus larges comme les générations futures, voire de tendances politiques. Ainsi, Guy a rapidement été perçu comme le représentant des enjeux liés à la biodiversité et au concept de « limites planétaires » ; quant à Yolande, elle est devenue la référence en termes de prises de position de gauche et humanistes.
Tous ces points sont parfaitement cohérents avec la logique des mini-publics, les deux suivants, en revanche, posent certains problèmes. Cinquièmement, les citoyens peuvent aussi affirmer parler pour leurs proches et les personnes avec lesquelles ils discutent hors de l’assemblée. Au premier abord, c’est anodin, voire positif, que les tirés au sort consultent leurs concitoyens. Cependant, cela peut devenir problématique quand certains membres de la Convention se mettent à répéter les idées que des personnes influentes leur soufflent, car cela affaiblit le principe même du mini-public : l’égal accès à l’attention du panel pour des experts opposés. Ainsi, en Irlande, les experts avaient l’interdiction formelle de discuter seuls avec un citoyen, ils n’avaient le droit que de faire leur présentation pendant vingt minutes, puis de répondre aux questions de l’assemblée.
Si certains experts peuvent échanger des heures en privé avec certains citoyens, leur influence devient injuste par rapport à ceux qui n’ont pas cet accès et leurs arguments.
Cette égalité de parole est nécessaire pour garantir l’impartialité, la publicité et la transparence du processus. Si certains experts peuvent échanger des heures en privé avec certains citoyens, leur influence devient injuste par rapport à ceux qui n’ont pas cet accès et leurs arguments ne peuvent pas être entendus par le grand public, ni étudiés par l’assemblée dans son entier, ce qui est pourtant la condition de « l’intelligence collective ». Toutefois, dans le cas de la convention, ce biais n’a pas été introduit par les citoyens mais par les organisateurs qui les ont encouragés à consulter des experts, des élus, des chefs d’entreprise et des associations entre les sessions délibératives. Ils ont créé un « groupe d’appui » constitué d’experts sélectionnés sans critères clairs et qui avaient accès aux tirés au sort de façon quasi permanente à partir de la quatrième session. Ainsi, certains citoyens ont décidé de consulter des experts externes afin de ne pas être dépendants du seul avis des membres du groupe d’appui, voire de leur opposer une opinion contraire, bénéficiant du « prestige » de l’expert externe.
Enfin, les membres de la CCC peuvent prétendre parler pour « la France ». N’est-ce pas dangereux et contre-productif ? S’ils sont un « panel diversifié », plus représentatif que le Parlement en termes sociodémographiques, ce dernier, bien qu’élu, a lui-même de plus en plus de mal à affirmer qu’il « représente la France ». Le grand public montre une défiance forte envers ses représentants et exprime une volonté de participer directement. Ainsi, le vrai test de représentation pour la CCC, à l’instar des précédentes assemblées tirées au sort en Irlande ou au Canada, sera de voir si ses recommandations seront ou non validées via un référendum par le corps civique. En démocratie, le pouvoir de décision doit revenir au peuple dans son ensemble, les assemblées délibératives n’ayant qu’un pouvoir de proposition. Les tirés au sort sont « des » citoyens, mais il ne faut pas oublier qu’ils ne sont pas « les » citoyens.
Devant l’incapacité des prétendues « démocraties représentatives » à répondre à la crise écologique, des innovations délibératives ont été proposées. Parmi les divers types de panels délibératifs constitués de citoyens tirés au sort (jurys citoyens, sondage délibératif, etc.), c’est l’assemblée citoyenne qui a rencontré le plus fort écho à l’échelle internationale. Pourquoi ces mini-publics non élus sont-ils perçus comme une solution potentielle, surtout pour l’enjeu climatique ? Quelles sont leurs différences avec les systèmes électifs ?
L’idée est que les « électocraties représentationnelles » ne peuvent traiter les enjeux de long terme, à l’inverse des mini-publics constitués de citoyens ordinaires, qui n’ont pas d’impératif de réélection.
L’idée est que les « électocraties représentationnelles » ne peuvent traiter les enjeux de long terme, car les cycles électoraux courts et la nécessité de promettre du bien-être immédiat aux électeurs entraînent une vision de court terme. À l’inverse, les mini-publics constitués de citoyens ordinaires n’ayant pas d’impératif de réélection permettraient d’aboutir à des décisions orientées vers le bien commun et l’intérêt des générations futures qui, ne pouvant pas voter, ne peuvent pas être représentées par des élus. Cette innovation démocratique est défendue par divers théoriciens, portée par des mouvements comme Extinction Rebellion, et expérimentée dans certains pays comme l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Écosse, le Pays de Galles, l’Espagne et la France. Cette dernière a établi le dispositif le plus imposant en termes de taille, de durée, de mandat et de moyens : la Convention citoyenne pour le climat (CCC). La création de la CCC est annoncée à l’issue du Grand débat national, coûtant 12 millions d’euros, censé permettre aux Français de s’exprimer, mais détournant surtout l’attention du mouvement des Gilets jaunes. Comprenant cinq thèmes, dont la « transition écologique », le Grand débat national a récolté des milliers de contributions via sa plateforme en ligne, ses réunions locales ou ses conférences citoyennes régionales, des panels tirés au sort délibérant une journée et demie. Mais ces propositions ne seront pas examinées par la CCC, qui repart à zéro. Dotée d’un budget de 5 millions d’euros, la CCC est accueillie par le Conseil économique social et environnemental (Cese).
Dimitri Courant, « Les assemblées citoyennes en Irlande. Tirage au sort, référendum et constitution », La vie des idées, 2019.
Dimitri Courant et Yves Sintomer, « Le tirage au sort au XXIᵉ siècle. Actualité de l’expérimentation démocratique », Participations, n° 23, 2019/1, pp. 5-32.
1 Cinq universitaires, parmi lesquels Dimitri Courant, ont suivi l’intégralité des débats de la CCC.
2 Dienel Hans-Liudger, « Les jurys citoyens : pourquoi sont-ils encore si rarement utilisés ? (Allemagne) », dans La démocratie participative inachevée. Genèse, adaptations et diffusions, Yves Michel et Adels, 2010, pp. 101‑113.
3 Cf. Virginie Dutoya et Samuel Hayat, « Prétendre représenter. La construction sociale de la représentation politique », Revue française de science politique, n° 66, 2016/1, pp. 7‑25.