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Comment les citoyens peuvent-ils retrouver le goût de la participation à la vie collective ? Face à la crise de la représentation, des initiatives bousculent les institutions démocratiques et aspirent à les revivifier de l’intérieur. Entretien avec Frédéric Gilli, spécialiste des questions urbaines.
Vous préparez un ouvrage sur la crise actuelle de la démocratie. Quels en seraient les principaux traits ?
Frédéric Gilli – Abstention, crise des partis, difficultés des syndicats… Tous les cadres institutionnels classiques de nos démocraties occidentales s’avèrent incapables de répondre aux aspirations des citoyens. Ce n’est pas que le cas de la France et ce n’est pas un problème qui se résoudra simplement à travers une Sixième République : s’il s’agissait seulement d’une question constitutionnelle française, il n’y aurait pas Boris Johnson au Royaume-Uni, Donald Trump aux États-Unis ou Jair Bolsonaro au Brésil… La crise dans laquelle nous sommes plonge ses racines plus loin, elle renvoie notamment à la perte de souveraineté massive des gens sur leur vie, autant sur leur vie personnelle que sur la vie collective. On n’a plus de pouvoir sur nos vies ! C’est en partie ce qui ressort de la crise de la Covid-19 quand les gens disent : « J’ai fait le point sur ma vie, mon travail n’a aucun sens, je ne sais plus à quoi je sers dans la société. »
Cette crise de sens renvoie à une incapacité à articuler le pouvoir et les idées : le monde change radicalement et nous manquons des repères idéologiques pour peser efficacement sur ces transformations… En conséquence de quoi, nous subissons le cours des choses. On constate ainsi une perte de souveraineté du monde dans lequel on vit. Nos élus changent, mais les politiques qu’ils mettent en œuvre restent globalement les mêmes. Gouvernement après gouvernement, les rets des instruments de pilotage technique limitent de plus en plus les marges de manœuvre de nos dirigeants. La réalité de nos vies est comme niée, réduite à des indicateurs statistiques ou à des normes administratives qui ont pris le contrôle sur nos existences. On aimerait dire : « On est l’Europe », le « continent des droits de l’homme », mais on peine à actualiser l’humanisme qui a caractérisé ce continent et nous rendons vite les armes face à la réalité des contraintes économiques et politiques. Il suffit d’une pression des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sur Bruxelles pour que la protection des données personnelles soit menacée, que la Chine ou la Russie fassent les gros yeux pour que l’on abandonne toute velléité de défense des droits de l’homme au Tibet ou en Syrie… Tout cela nuit à l’idéal démocratique et à son image auprès des citoyens : qu’est-ce qu’une démocratie dans laquelle on n’a plus de pouvoir ?
Des impasses, de natures différentes, nous empêchent de repenser le collectif et de retrouver un espace de pouvoir. En quoi le « jupitérisme » comme le populisme sont-ils voués à l’échec, du point de vue démocratique ?
F. Gilli – Le courant du « jupitérisme » est, en un sens, la rencontre entre le politique, la technocratie, le management et la communication. Il part de l’idée que la crise démocratique vient d’une absence d’efficacité de nos dirigeants et qu’il suffirait de produire rapidement des actes techniques impeccables pour apporter la preuve aux citoyens qu’ils sont bien gouvernés. Mais quand la machine administrative prend le pouvoir, elle finit par imposer sa propre raison. Cela conduit à aggraver le problème en déconnectant plus encore les politiques publiques de la vie des gens. La meilleure preuve de cet échec, c’est le mouvement des Gilets jaunes. Les citoyens veulent être auteurs du changement, mais on ne peut le faire pour eux, sans eux et en partie contre eux. Le « jupitérisme » symbolise cette mise à l’écart de la population et ne concerne pas que la politique : cette idée trouve des ramifications dans les entreprises, les associations, etc. Cela produit des colosses aux pieds d’argile, car les bases citoyennes n’y adhèrent plus. La démocratie suppose un échange entre les gens et, dans ce cas, la communication est réduite à de l’information plus ou moins publicitaire pour vanter les actions de ceux qui dirigent. La crainte du populisme accentue encore le zèle technocratique mais c’est une fuite en avant promise à la chute, car elle ne porte aucun dépassement des conditions produisant la crise actuelle.
Le populisme est une façon de dépasser l’impasse actuelle mais il ne débouche pas sur la démocratie.
Quant au populisme, il se veut une forme de dépassement de cette impasse administrative, mais c’est une piste vouée à l’échec d’un point de vue démocratique. Le problème réside dans l’idée d’unité, voire d’unicité que recouvre la notion de « peuple » quand la démocratie se constitue à partir des diversités. La démocratie, en effet, a dans son cœur l’altérité : la question qu’elle pose n’est pas de réduire la pluralité des vues mais de faire coexister des visions du monde et des intérêts différents. À partir du moment où on nie autrui, qu’il s’agisse d’une élite supposée ou de l’étranger, on rejette le corps défini comme extérieur. Le populisme est une façon de dépasser l’impasse actuelle mais il ne débouche pas sur la démocratie.
Vous considérez aussi le « colibrisme » comme une impasse ?
F. Gilli – On comprend la logique du « colibrisme » si l’on entend par là l’ensemble de ceux qui se réfugient dans des petites actions pour apporter leur écot à la transformation du monde : la mainmise du système administratif et économique fait que je suis privé de ma capacité de transformation du monde, alors je me réfugie dans ce qui est à ma portée pour donner du sens à ma vie, à travers de bonnes actions. Le problème, c’est que cela ne produit pas de leviers de transformation suffisants. À un moment donné, il y a une question de changement d’échelle : si le cœur du système reste figé et que c’est là que continuent à se définir les règles économiques et sociales, rien ne bougera. J’aurai beau, à titre personnel, mieux trier mes déchets ou prendre mon vélo, le cadre dans lequel se pensent et s’organisent ces actions surdétermine leur résultat. La grandeur de la démocratie, c’est que le pouvoir ne s’y limite pas à faire ce que je peux ou veux dans le cadre qui m’est alloué : en démocratie, je suis pleinement légitime à questionner le cadre lui-même, sinon j’ai un pouvoir de pacotille. Je ne dis pas que les gens qui sont dans une logique de colibri doivent arrêter, bien au contraire : on a besoin de bricoler un nouveau monde et, plus il y aura d’initiatives, mieux ce sera. Mais je tire juste une sonnette d’alarme face au déficit d’engagement politique sur lequel cela ouvre.
À titre personnel, si je m’investis entièrement dans une action, elle va naturellement absorber une grande partie de mon temps que je ne pourrai pas consacrer à d’autres engagements. Si chacun s’investit dans des causes ponctuelles, il n’y a plus personne pour travailler l’espace dans lequel se construit la discussion de la légitimité des cadres. Chacun est centré sur son action et il finit par arriver ce qui se passe dans tout dispositif participatif, où chacun en vient à parler de son action dans une concurrence d’intérêts particuliers. Il y a un espace, mais qu’y a-t-il de commun ? Où et quand s’occupe-t-on de construire ensemble l’intérêt général ?
Nous vivons une crise profonde du sens de ce qui nous rassemble.
Quel lien peut-on établir avec la question de la représentation ?
F. Gilli – Si l’on pense le représentant comme celui à qui on délègue la capacité de décider par un vote à l’Assemblée, on ne résoudra pas la crise. Ce qui est en discussion, c’est le rôle et la fonction de ces représentants. Au moment de la crise des Gilets jaunes, le Premier ministre avait résumé ainsi la question de la représentation : il y a un cadre démocratique, des gens que l’on élit, qui deviennent nos représentants et qui, à ce titre, décident à notre place. Si on n’est pas d’accord avec eux, on les change. C’est une façon d’organiser la délégation du pouvoir. Mais la crise n’est pas juste une crise du régime délégataire du pouvoir, c’est une crise de sens. Il y a deux questions : le représentant en tant que délégué de ma parole, le représentant en tant qu’il porte une représentation collective. Dans quelle mesure cette représentation collective existe-t-elle ? Et dans quelle mesure la façon dont le représentant exerce sa fonction le rend apte à actualiser les représentations dans lesquelles nous vivons ? Nous vivons une crise profonde du sens de ce qui nous rassemble. L’enjeu n’est pas de renforcer le pouvoir de nos représentants qui se revendiquent porteurs de l’intérêt général, mais de savoir comment on met au cœur de leur fonction la constitution même de l’intérêt général. Car il y a une incompréhension autour de l’intérêt général : c’est comme s’il était surplombant, alors qu’il ne l’est jamais. Il est produit par la société et les débats que les citoyens ont entre eux.
Comment construire des espaces de représentation dans lesquels on pourrait collectivement mieux se reconnaître ?
F. Gilli – Les travaux de John Dewey sur la façon dont se constituent les « publics » démocratiques sont particulièrement intéressants de ce point de vue. Ce philosophe met au cœur de sa pensée la question de l’enquête en constatant que le « sujet » démocratique se constitue en même temps que le « sujet » du débat se précise entre les participants, à mesure qu’ils sont de plus en plus divers. Cette notion d’enquête démocratique est fondamentale et elle va à l’encontre de l’approche technocratique généralement admise dans les administrations et les processus participatifs. Le sujet de fond n’est pas d’abord de trouver des solutions, mais de mieux définir les problèmes. Moi-même, dans mon travail quotidien, je multiplie les enquêtes : cela s’apparente à ce qu’avaient tenté de faire Pierre Bourdieu avec La misère du monde (1993), Pierre Rosanvallon avec Le parlement des invisibles (2014) et aujourd’hui Bruno Latour avec les initiatives locales (voir Revue Projet, n° 373, pp. 18-23). En se posant la question de la définition du sujet qui les occupe, les publics vont s’autodéfinir en tant que public et cette autodéfinition va appeler en retour une évolution du regard, des « représentations » de chacun. On est ainsi dans un rapport à la représentation radicalement différent. Au final, créer des dispositifs d’enquête permet de définir collectivement la représentation et, ce faisant, de définir simultanément le peuple, l’intérêt général et les leviers d’action pour conduire le changement.
Un exemple peut-il illustrer cette démarche ?
F. Gilli – Pressentant une évolution assez profonde des aspirations, enjeux et modes de vie de ses habitants, l’agglomération du Grand Annecy cherchait à redéfinir son projet de territoire. Mais les élus et services de l’agglomération souhaitaient se donner une chance d’imaginer le nouveau projet sans cadre prédéfini, en écoutant largement la vision que portaient tous les types de publics du territoire.
Nous avons ainsi commencé par identifier les différents publics qu’il était important d’entendre, notamment ceux que l’on risquait de ne pas toucher en faisant un simple appel à contribution : faire un avis à la population annonçant une réunion avec les élus, cela intéressera les responsables associatifs, mais guère les jeunes, les plus démunis ou les dirigeants économiques qui considèrent que la défense de leur intérêt se fera ailleurs et que la démocratie est trop lente.
La démocratie n’est pas naturelle, elle demande à être construite !
Il a ensuite fallu constituer cette représentation partagée des problèmes et enjeux aux conditions mêmes de ces publics : nous avons alors réalisé une enquête qualitative audiovisuelle en filmant les gens pour, non seulement, recueillir leurs propos, mais aussi pouvoir les partager directement avec leurs voisins, sans passer par les discours et analyses d’un sociologue ou d’un anthropologue : les mots et expressions de chacun, brutes. Le souhait était d’intégrer ainsi les dimensions rationnelles comme irrationnelles : les émotions nous débordent ; au lieu de les mettre de côté, il faut les inviter dans le débat ! Le second objectif était de faciliter un échange le plus direct possible. Au lieu de se résigner à accueillir seulement des responsables associatifs dans les rencontres, nous nous sommes démultipliés sur le terrain, allant à la rencontre des citoyens, pour les inviter personnellement aux rencontres : un travail de fourmi payant car les citoyens viennent, pourvu que l’on prenne le temps d’aller à leur rencontre. La démocratie n’est pas naturelle, elle demande à être construite ! Une fois constitué un premier public, les gens ayant contribué à l’enquête, chaque réunion agglomérait des regards complémentaires et greffait des discussions aux discussions précédentes, enrichissant la façon de se représenter les sujets prioritaires du territoire.
Après plusieurs réunions publiques, un grand atelier et des mois de travail technique, 90 objectifs ont ainsi été identifiés dont certains, de l’aveu des experts et des élus, avaient un niveau d’ambition qu’ils n’imaginaient même pas possible ! Le temps pris à établir l’intérêt général a permis de construire une expression de la volonté générale et de déployer ces éléments comme autant de traductions de celle-ci. Par la suite, nous avons même mis en place un observatoire constitué de citoyens pour assurer un partenariat avec les services de l’agglomération, concernant la façon dont se déclinaient les objectifs.
Tout cela suppose du temps et de l’argent, est-ce compatible avec le monde actuel ?
F. Gilli – Ce qui est incompatible avec le monde actuel, c’est de décider sans les gens et de voir s’accumuler les catastrophes, y compris économiques. Les exemples ne manquent pas, de Notre-Dame-des-Landes aux échecs de l’urbanisme, pensé contre les gens, qu’il faut réparer à coups de milliards. L’idée que la démocratie coûte trop cher et qu’il sera possible de passer en force ne marche plus ! Je ne suis pas en train de décrire un monde de Bisounours. Nos clients sont des collectivités qui font face à des enjeux politiques et budgétaires lourds. Dans le monde de l’entreprise, nous travaillons avec des acteurs du monde financier ou des poids lourds du bâtiment. Ils sont très attachés à la rentabilité de leurs investissements, mais ils sont conscients que la crise de sens et l’incertitude dans laquelle on vit fragilisent les projets qu’ils portent. L’exercice démocratique est une manière de garantir la construction de l’intérêt général par-delà les crises ou les alternances…
Et si l’on pense au cadre politique national, aux partis et à la vie parlementaire, le problème est le même. La question de l’abstention n’est pas tant du côté de la demande que de l’offre politique. Il y a besoin d’inviter de nouvelles représentations du monde, de nouveaux imaginaires, au cœur des décisions publiques. Il n’y a pas forcément besoin de changement de constitution pour cela, une évolution des pratiques suffirait ! On pourrait ainsi tout à fait imaginer que les rapports des parlementaires, au lieu d’être réalisés en chambre avec des experts, soient confiés à des députés qui commencent par une enquête de type qualitatif à la manière des anthropologues (et non par un simple sondage). On renforcerait le socle démocratique de nos institutions dont je ne suis pas persuadé qu’il faille les changer. En revanche, il faut les renforcer pour mettre les habitants et les citoyens en position de codéfinir les sujets qui les concernent.
Comment, en l’occurrence, articuler participation et représentation ?
F. Gilli – L’opposition entre le participatif et le représentatif est surannée : elle renvoie à l’idée d’une division du travail démocratique alors qu’il n’y a pas de division. Le participatif et le représentatif se renforcent. Il y a une dimension très participative dans l’énonciation et la capacité d’action du représentant. Mais en créant, d’une part, des spécialistes de la représentation (élus, députés) et, d’autre part, des spécialistes de la participation (conseils de quartier, entreprises de participation), on a divisé le travail.
Propos recueillis par Benoît Guillou.