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Il n’y a quasiment plus de représentants des catégories populaires parmi les élus, et ce sont essentiellement les plus riches qui financent les partis et les campagnes électorales. Face à ce véritable problème démocratique, la création de « bons pour l’égalité démocratique » pourrait être une solution.
En quoi le problème de la représentativité est-il lié au financement de notre démocratie ?
Julia Cagé – Deux exemples peuvent nous éclairer. Tout d’abord, celui du Parti travailliste au Royaume-Uni. Créé par des syndicats, il a été principalement financé par eux durant plusieurs décennies. Pendant toute la seconde moitié du XXe siècle, en moyenne 40 % à 50 % des élus du parti étaient issus des catégories populaires. Au tournant des années 1990, Margaret Thatcher a fait passer des réformes pour faire en sorte qu’il soit plus difficile pour les syndicats de financer le Parti travailliste, puis Tony Blair a mis en œuvre une politique favorisant les dons privés. Par quoi cela s’est-il traduit ? D’une part, par une augmentation des dons provenant d’individus riches et d’entreprises et, d’autre part, par un effondrement des représentants issus des classes populaires. Tant que le parti était financé par les syndicats, on voyait ces représentants qui progressaient au sein du parti. À partir du moment où les sources de financement ont évolué, les origines des membres ont suivi.
Si vous souhaitez être candidat·e et faire campagne, il vous faudra avancer entre 15 000 € et 20 000 € environ.
Le cas de la France est tout aussi intéressant. Grâce aux limitations des dépenses et des dons, ainsi qu’au remboursement des frais de campagne, nous avons l’impression d’avoir mis en place un système démocratique auquel tout le monde pourrait participer. Mais regardons ce qui se passe pour une élection municipale dans une ville moyenne. Si vous souhaitez être candidat·e et surtout être en mesure de faire campagne, il vous faudra avancer – car le remboursement n’est pas une avance – entre 15 000 € et 20 000 € environ, avec le risque de ne pas être remboursé si vous obtenez moins de 5 % des voix au premier tour. Si vous faites partie des catégories les plus favorisées, vous pouvez avoir mis cet argent de côté et donc être prêt à prendre ce risque. D’autant que votre banquier vous prêtera facilement cette somme. Si vous êtes remboursé, il ne s’agit que d’une utilisation ponctuelle de votre épargne. Mais si vous êtes dans une situation précaire ou simplement n’avez qu’un petit salaire, il y a peu de chances que vous ayez la somme nécessaire et aucune que votre banquier vous accorde un prêt. Et, même dans ce cas, accepteriez-vous de prendre ce risque ? La sélection ne se fait pas seulement au niveau des élus mais dès la campagne, où les candidats ne sont pas à l’image des citoyens, et ce d’autant plus que la ville est de taille importante, du fait même des modalités de financement de la vie politique. Et on retrouve cela à n’importe quel échelon électoral.
En France, il est interdit pour un parti politique de recevoir de l’argent provenant d’entreprises, les dons annuels aux partis et lors de campagnes électorales sont limités, les dépenses pour une campagne sont plafonnées… Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays occidentaux. Mais ces mesures semblent loin d’être suffisantes…
J. Cagé – Certes, le financement de la vie démocratique est mieux régulé en France qu’aux États-Unis, et c’est une bonne nouvelle ! Mais on peut toujours trouver pire ailleurs ! Les recherches montrent que, même avec des dons limités à 7 500 € par an, il y a une énorme inégalité politique. En analysant toutes les contributions aux partis politiques et aux campagnes électorales en France en fonction de la distribution des revenus, j’ai montré que ce sont de facto majoritairement les plus riches qui donnent et, quand ils donnent, ils donnent beaucoup plus que les plus modestes (voir encadré p.33). Nous vivons en France dans l’illusion d’une démocratie régulée alors qu’elle donne trop de poids à ceux qui ont plus de ressources. Dès lors, les élus sont beaucoup moins représentatifs, et cela explique autant la montée de l’abstention que celle des votes en faveur de l’extrême droite.
En France, les plus riches sont proportionnellement beaucoup plus nombreux à contribuer au financement des partis politiques que les classes moyennes et populaires.
Les 10 % des Français aux revenus les plus faibles donnent en moyenne 10 centimes par an aux partis politiques. Les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés donnent 370 euros.
Les donateurs parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés touchent en moyenne 3 900 euros d’argent public par an, contre 73 euros pour les 40 % les plus modestes. Soit 53 fois plus !
www.leprixdelademocratie.fr
Quel système de financement proposer pour pallier ce déficit de représentation ?
J. Cagé – La démocratie a un coût : c’est une bonne chose que les candidats fassent campagne et aillent parler aux électeurs. Les dépenses n’ont pas besoin d’être aussi illimitées qu’aux États-Unis, où elles se comptent en milliards, mais il est important d’avoir des moyens pour défendre ses idées et faire fonctionner un parti politique. Le point fondamental de mon dernier livre – et c’est un point commun avec le précédent (Sauver les médias, Seuil/La république des idées, 2015) – est de se demander qui paie pour ce coût. La démocratie ne doit pas être asservie à l’argent privé. Et si l’on veut éviter cela, il faut la financer par de l’argent public.
Tout parti qui émergerait entre deux élections législatives n’aura le droit à aucun financement public direct.
La question est alors celle de la répartition de cet argent public. En France, elle s’effectue aujourd’hui de trois manières : d’abord, le remboursement des dépenses de campagne ; ensuite, les réductions fiscales associées aux dons. Leur somme est quasiment équivalente au financement public direct des partis. Or c’est une véritable injustice ! On donne autant d’argent pour financer les préférences politiques d’un tout petit nombre que pour financer l’ensemble des partis (voir encadré). Et, troisièmement, il y a le financement direct des partis politiques. Système problématique car il dépend des résultats obtenus aux dernières élections législatives. Tout parti qui émergerait entre deux élections législatives n’aura le droit à aucun financement public direct. Mais la vie politique est-elle figée par intervalles de cinq ans ?
Le système est donc complètement inadapté. L’enjeu est de rendre le financement égalitaire – pas de réduction fiscale, le même financement public pour chaque citoyen – et dynamique, en annualisant le financement direct des partis. Si, demain, un nouveau mouvement politique se crée et que des citoyens ont envie de lui apporter leur soutien, il pourra ainsi bénéficier d’argent public, sans attendre les prochaines élections législatives auxquelles il se présenterait sans argent public. À partir de ces deux contraintes essentielles, j’ai imaginé un système de financement public des mouvements politiques : les « bons pour l’égalité démocratique » (BED). Chaque année, 7 € d’argent public seraient donnés à tous les citoyens que ceux-ci pourraient allouer au mouvement politique de leur choix. Avec cette somme, on ne dépense pas beaucoup plus que ce qui est utilisé aujourd’hui pour le financement de la vie démocratique, mais celui-ci serait beaucoup plus juste !
Ces « bons pour l’égalité démocratique » suffiraient-ils pour avoir une Assemblée nationale représentative de la population française ?
J. Cagé – Aujourd’hui, la crise de la représentation est tellement aiguë qu’il est nécessaire d’aller plus loin. C’est pourquoi je propose la création d’une « Assemblée mixte » où tous les candidats – dans mon livre, je propose un tiers, mais je me suis « radicalisée » depuis ! – à l’Assemblée nationale seraient issus de listes socialement paritaires. D’eux-mêmes, les partis ne donneront pas plus de place aux classes populaires dans leurs rangs si on n’impose rien. Ce fut le cas pour la parité entre les femmes et les hommes. Malheureusement, on doit tordre le bras des partis pour que leurs pratiques changent.
Un tel changement suppose une prise de conscience citoyenne. Le contexte actuel pousse plutôt au « tous pourris » et donc à une demande de moins d’argent public pour des politiques qui ne nous représentent pas. Le problème est que, si on met moins d’argent public, les politiques seront d’autant plus dépendants de l’argent privé. Assainir le financement demande d’assumer que ce le soit par de l’argent public, réparti de manière équitable. Le changement ne viendra pas de la bienveillance et de la bonne volonté de tel ou tel politique, mais d’une véritable demande des citoyens.
Propos recueillis par Martin Monti-Lalaubie.