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Depuis les années 1980, le système représentatif traverse une crise aiguë de confiance. Pour comprendre ce que recouvre ce constat, il convient de contextualiser les éléments de cette crise, afin d’en déterminer les aspects les plus saillants.
La crise de la représentation politique, constatée et discutée par les commentateurs de tous bords, est probablement aussi vieille que la représentation elle-même, au point que certains la définissent comme une dimension structurelle de nos régimes modernes1. Pour autant, cette crise prend des formes spécifiques aujourd’hui, et notamment depuis le virage néolibéral des années 1980, formes qui se déclinent aussi bien dans le champ intellectuel que dans celui des mouvements sociaux. Il s’agit donc d’en démêler les différents registres discursifs afin de comprendre de quoi et de qui l’on parle.
Parmi ceux-ci, la critique sociologique des élites figure en bonne place. Loin d’être nouveau, ce type de critique se fonde sur le ressort aristocratique des régimes représentatifs, induit par le mécanisme électif – mode de sélection des meilleurs, ainsi que le présentaient Montesquieu et James Harrington. Pour autant, les dernières décennies donnent à beaucoup le sentiment d’une « marche arrière de l’Histoire ». Durant les deux siècles qui ont suivi son instauration, le gouvernement représentatif n’a eu de cesse de rapprocher les représentants des représentés : démocratisation du mode de suffrage (censitaire à l’origine), diversification sociale croissante des élus, émergence des partis de masse comme vecteurs d’ascension sociale et politique des classes populaires. Mais, dans le dernier quart du XXe siècle, la mécanique s’est rompue, sinon inversée. Paradoxalement, la mise en spectacle de la fonction représentative, loin de favoriser le rapprochement des élites et du peuple, a donné à voir, sous la lumière crue des projecteurs médiatiques, la distance sociale croissante qui séparait les représentants des représentés. La courroie de transmission des organisations politiques s’est brisée et les inégalités socio-économiques se sont accrues, sans que la connivence sociologique entre élites politiques, médiatiques et économiques ne semble être en mesure de s’amenuiser.
Le sentiment de déconnexion des élites apparaît comme l’un des symptômes du phénomène plus global d’accroissement des inégalités sociales.
Ce constat de distanciation sociologique des élites se fonde sur un double registre explicatif, à la fois socio-économique et politique. Du premier point de vue, le sentiment de déconnexion des élites apparaît comme l’un des symptômes du phénomène plus global d’accroissement des inégalités sociales, qui se renforce depuis le virage néolibéral des années 1980. Le capitalisme de « compromis », institué par le partage des richesses produites entre capital et travail (la valeur ajoutée) durant les Trente Glorieuses, s’est fortement déséquilibré au détriment du salariat et au profit du capital, bénéficiant de la financiarisation de l’économie, de l’allégement de la fiscalité et de la dérégulation du travail2. La concentration croissante des richesses, mêlée aux phénomènes plus structurels de biais oligarchique et de proximité sociologique des élites des différents champs (phénomènes dont l’analyse n’est pas nouvelle, de Charles Whright Mills aux Pinçon-Charlot aujourd’hui, en passant par Daniel Gaxie), rend particulièrement aigu le sentiment de non-représentativité sociologique des représentants.
À cela s’ajoute un constat plus spécifiquement politique : celui du délitement des corps intermédiaires qui avaient pour rôle de structurer et d’épaissir les rapports de représentation. Durant la même période, les partis politiques, syndicats, associations et collectifs, comme l’ensemble des outils de socialisation politique qui les accompagnaient, ont été progressivement fragilisés, sous l’effet d’au moins deux grands phénomènes
D’une part, les politiques néolibérales qui se sont attaquées directement ou indirectement aux structures collectives issues du mouvement ouvrier, aux dimensions structurantes du salariat (flexibilisation du travail) et aux protections collectives qu’il instaurait. D’autre part, le mouvement ouvrier et social lui-même est entré dans une crise de confiance envers les organisations politiques et syndicales, sous l’effet conjugué de l’effondrement du contre-modèle soviétique, des dévoiements politiques réguliers de la social-démocratie, ou encore de l’incomplète prise en compte de l’intersectionnalité des problèmes de domination et d’exploitation (nature, genre, race). Cet ensemble de facteurs s’est conjugué dans une remise en cause profonde des corps intermédiaires et des vecteurs classiques de médiation politique au sens large, accentuant le sentiment de distance frontale entre représentants et représentés. De ce phénomène découle, derrière l’épouvantail mal défini du populisme, un déplacement des antagonismes classiques (classes sociales et clivage droite-gauche) vers une opposition aux contours plus flous entre bloc bourgeois et bloc populaire, entre les « petits » et les « grands » 3, dont l’issue politique est incertaine et inquiétante. Le « dégagisme » et l’adresse frontale aux leaders politiques en sont les traces les plus visibles à l’œuvre dans les mouvements populaires contemporains (révolutions arabes, Mouvement des places, Gilets jaunes).
À la question sociale se sont progressivement agrégées la question du genre, la question ethno-raciale ou encore, aujourd’hui, celle des communs écologiques.
Si elle prend des contours particulièrement vifs depuis quelques décennies, la préoccupation sociologique d’une distance à réduire entre les représentés et les représentants constitue bien une constante du gouvernement représentatif et de son régime électif. À la question sociale (représentativité de classe) se sont progressivement agrégées la question du genre (représentativité des femmes), la question ethno-raciale (notamment dans les sociétés anciennement coloniales) ou encore, aujourd’hui, celle des communs écologiques (représentativité du vivant et biens communs).
Mais il est un dernier champ plus spécifique à la forme actuelle de la « crise de confiance » que traverse la représentation politique, plus radical peut-être : la critique procédurale du gouvernement représentatif. Ce registre discursif ne se concentre pas tant sur l’insuffisante représentativité des élites que sur les mécanismes principiels qui fondent l’organisation de la représentation, en pointant leur déficit démocratique : principe majoritaire, liberté des mandats, absence de contrainte juridique sur les programmes, absence de révocabilité des élus, cumul des mandats, immunités spécifiques, niveaux de rémunération, avantages matériels et symboliques, etc. Cette critique « démocratiste » des régimes libéraux s’accompagne d’un discours et d’expériences qui visent à refonder plus ou moins radicalement les modalités de fonctionnement politique de la démocratie. Des propositions institutionnelles en faveur d’une « Sixième République » ou d’aménagements participatifs des appareils législatifs aux pratiques de démocratie radicale expérimentées par certains mouvements sociaux (Mouvement des places, Zad, Gilets jaunes), le spectre est très large, mais le registre de la critique est commun : nos régimes sont insuffisamment démocratiques et les mécanismes de représentation laissent une trop grande marge d’indépendance aux élus, dont l’activité échappe d’autant au commun des représentés. Le champ des propositions alternatives, lui, est aussi large que celui des critiques.
Les modalités de gouvernance moderne semblent avoir coupé une grande partie des canaux d’évacuation normaux et habituels de la critique des représentants.
Si ce registre est principalement procédural et peut sembler de prime abord réduire le politique au strict champ des mécanismes institutionnels, il trouve justement ses origines dans l’évolution socio-économique du gouvernement représentatif des quarante dernières années, telle que résumée plus haut. En déstructurant les corps intermédiaires, en concentrant les richesses comme les espaces d’exercice du pouvoir effectif, en annihilant les principaux vecteurs d’expression du mécontentement populaire, les modalités de gouvernance moderne semblent avoir coupé une grande partie des canaux d’évacuation normaux et habituels de la critique des représentants. Alors qu’il s’est longtemps appuyé sur le sentiment du compromis et l’intégration bon gré mal gré des critiques qui lui étaient adressées, le gouvernement représentatif témoigne aujourd’hui d’une crise aiguë de confiance, que l’actuelle crise sanitaire ne dément pas et dont l’issue demeure aussi ouverte qu’inquiétante.
1 Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique, Les Presses de Sciences Po, 2010.
2 René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’Histoire, LLL, 2010.
3 Célèbre formule de Machiavel, retravaillée notamment par Claude Lefort.