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Populismes : un épouvantail commode

Mouvement des gilets jaunes, place de l'Étoile à Paris le 1er janvier 2019. © Olivier Ortelpa/CC BY 2.0
Mouvement des gilets jaunes, place de l'Étoile à Paris le 1er janvier 2019. © Olivier Ortelpa/CC BY 2.0

Le terme attrape-tout de « populisme » sert principalement à disqualifier les nouvelles formes de contestation de l’ordolibéralisme et à sceller des clivages réducteurs. Son usage souligne l’urgence d’une rénovation démocratique.


Le discours politico-médiatique s’est pris de passion pour la vague populiste qui déferlerait aujourd’hui sur le monde. Elle est vue parfois comme une curiosité, rarement comme un espoir, le plus souvent comme une menace. Mais pour mesurer la réalité du phénomène, d’abord faudrait-il en définir les caractéristiques et l’échelle.

Or, de ce souci, il n’est que trop rarement question. À la manière dont le totalitarisme constituait dans les années 1980 le repoussoir de toute pensée acceptable à travers le discours séducteur des nouveaux philosophes, le populisme semble désormais constituer le dernier épouvantail de la doxa libérale, utilisé pour contrer les poussées de l’extrême droite en même temps que pour décrédibiliser les mouvement sociaux et politiques contestataires de tous bords.

Pourtant, bien aveugle celui qui ne verrait rien de nouveau sous le soleil des critiques des régimes modernes : mobilisations populaires originales opposant peuple et élites (Indignés, Occupy, gilets jaunes), crise de la représentation et effondrement des appareils partisans, montée des courants nationalistes et xénophobes contre les « mondialistes », etc. Derrière la diversité de ces phénomènes, l’emploi du pluriel – les populismes – relève du service minimum.

Le clivage « populistes versus mondialistes » relève de l’archétype du fourre-tout empêcheur de penser. 

Car quelque chose dans le clivage « populistes versus mondialistes » semble relever de l’archétype du fourre-tout empêcheur de penser : qu’y a-t-il, en effet, de commun entre le courant Podemos en Espagne et les partisans de Donald Trump ? Les gilets jaunes sont-ils dans « l’escarcelle » de Marine le Pen, dans celle de Jean-Luc Mélenchon, ou échappent-ils à cette réduction politicienne ? Ces questions montrent que l’ampleur de la tâche de clarification est largement équivalente à celle des phénomènes abordés. Surtout, le réductionnisme de l’opposition populistes contre mondialistes, ou populistes contre libéraux, recèle un énorme piège.

Cette pensée binaire fait le jeu de deux camps que beaucoup voient s’affronter d’avance, sans que l’on sache bien à qui profitera le crime : d’une part une forme d’« extrême centre » dénonçant le populisme d’un seul bloc dans le but d’incarner, par opposition, la seule issue du progressisme ou du modernisme ; d’autre part l’extrême droite, ravie de se prêter à ce duel pour se prétendre seule représentante du « vrai peuple » ou des « patriotes » contre l’élite déconnectée, et espérer ainsi ravir tout ou partie du pouvoir comme cela a récemment été le cas aux États-Unis, au Brésil ou en Italie. Si l’on peut accepter une définition a minima du populisme comme la défense du peuple contre l’élite, ou des « petits » contre les « grands », creuser cette dichotomie devient nécessaire pour comprendre ce qu’elle recouvre.

Nouveaux clivages

Il s’agit d’abord de comprendre ce que les populismes ont à dire de nos régimes et de la manière dont ils sont gouvernés. Qu’elles soient de droite ou de gauche, les critiques qualifiées « d’antisystème » ne sont pas nouvelles en tant que telles, même si leur ampleur semble augurer un nouveau cycle. Du strict point de vue électoral, en France, les forces se situant en extériorité des partis traditionnels de gouvernement – auxquels on peut légitimement ajouter tout ou partie des abstentionnistes1 – connaissent ces dernières années une forte progression, au point de menacer sérieusement l’alternance gauche-droite traditionnelle.

La situation rappelle, à certains égards, mais non sans différences idéologiques majeures, l’époque où le Parti communiste représentait une menace sérieuse pour les partis de gouvernement. Mais ce qui surprend avant tout, c’est la forme particulière que prend cette critique.

Les appareils partisans sont régulièrement désavoués, au point de se lancer dans des toilettages marketing permanents.

Les appareils partisans sont régulièrement désavoués, au point de se lancer dans des toilettages marketing permanents, dans lesquels le mot même de « parti » a disparu. Les logiques discursives ont aussi changé, indiquant par là une recomposition, réelle ou ressentie, des clivages sociaux et politiques : d’un côté « le peuple », « les oubliés », « ceux d’en bas » à gauche ou « les patriotes » à droite ; de l’autre, « l’élite déconnectée », « l’oligarchie », « la caste des privilégiés » à gauche, « les mondialistes » à droite.

Sans craindre de trop s’avancer, on peut affirmer que ces nouveaux contours de la critique sont révélateurs d’au moins deux phénomènes qui se traduisent par un déplacement des clivages traditionnels : d’une part, la rebattue « crise de la représentation » socio-politique ; d’autre part – et c’est lié – l’oubli de la question sociale.

Talons tournés

D’abord et très brièvement, cette crise superpose une crise de la représentativité au déficit de confiance à l’égard des élites politiques et sociales. Depuis les années 1980, le progrès social et démocratique a semblé faire marche arrière sous l’effet d’un virage néolibéral brisant le compromis social des Trente Glorieuses et accroissant fortement les inégalités, au bénéfice d’un sentiment partagé d’oligarchisation du système.

Dans le même temps, les corps intermédiaires et instances politiques de socialisation (partis, syndicats, associations, collectifs) ont été fragilisés sous l’effet conjugué de cette même politique néolibérale, de la perte de vitesse du mouvement ouvrier, des dévoiements de la social-démocratie, mais aussi des scandales politico-financiers réguliers. Ces facteurs ont concouru à une sévère disqualification des vecteurs habituels de médiation politique.

La gauche de gouvernement s’est détournée des questions sociales au profit des questions de société. 

Or, ce qui marque surtout la genèse de ce long déplacement des clivages, c’est l’abandon de la question sociale et, avec elle, des classes populaires. Si les courants de droite dite sociale ont bel et bien reculé par rapport à une droite plus libérale, c’est surtout à gauche de l’échiquier que les talons se sont tournés. Le « tournant de la rigueur » de la gauche mitterrandienne de 1983 n’a pas exactement été le coup de théâtre qu’on a voulu scénariser (il s’inscrivait dans des éléments de continuité et un contexte qui le précédaient largement), mais il n’en demeure pas moins une étape symbolique et décisive dans une série de renoncements de la social-démocratie à son « cœur de métier » originel : la défense des classes populaires, la lutte contre les inégalités sociales et la redistribution des richesses.

Peu à peu, la gauche de gouvernement s’est détournée des questions sociales au profit des questions de société, prônant un libéralisme des valeurs tout en reléguant au second plan les intérêts des classes populaires, au profit des classes moyennes. Certes, lesdites questions sociétales (culture, diversité, genre, environnement) constituent un champ de valeurs central de la gauche. Mais en optant pour une stratégie consistant à se saisir de ces thèmes tout en délaissant la question des antagonismes socio-économiques – voire en agissant ouvertement au profit des classes possédantes –, la gauche a participé d’un sentiment d’opposition entre ces différents domaines.

Brèche à gauche

Plutôt que de chercher à les articuler ensemble, elle a œuvré, consciemment ou non, au sentiment que le libéralisme des valeurs était une question de privilégiés, là où la question sociale demeurait le problème des classes populaires. Cette ligne est même devenue une tactique explicite et assumée. En 2011, le think tank Terra Nova, proche du Parti socialiste, a décidé d’acter le basculement à droite d’une partie de l’électorat populaire, pour privilégier la recomposition d’un bloc électoral autour des jeunes, des minorités et des classes moyennes, au travers d’un discours centré sur les « valeurs »2.

Cette brèche ouverte depuis quatre décennies à gauche semble n’avoir jamais cessé de s’élargir, au point aujourd’hui de fracturer les clivages traditionnels. C’est le constat que livrent notamment Bruno Amable et Stefano Palombarini3, dans leur étude sur la substitution de l’opposition entre bloc bourgeois et bloc populiste au traditionnel clivage gauche-droite.

Le traitement médiatique, politique et intellectuel des gilets jaunes a révélé des réflexes de mépris social.

L’analyse fait particulièrement mouche en démontrant que cette opposition nouvelle a été pour beaucoup construite par les représentants du bloc dit bourgeois, unis dans l’intérêt de constituer une nouvelle alliance autour des classes moyennes et supérieures qualifiées, et favorables aux réformes structurelles de l’ère néolibérale. Ce bloc crée de facto un espace populiste hétéroclite, laissant deux bords de l’échiquier politique à un pari incertain : réunir les classes populaires, dont les valeurs sont pourtant très loin d’être uniformes, autour de concepts flottants tels que le « peuple » contre « les élites ».

Voir une partie de la gauche se ressaisir de cet antagonisme originel a, certes, quelque chose de séduisant. Rien ne dit néanmoins que ce pari n’accouchera pas d’apprentis sorciers. Les réflexes de mépris social restent ancrés au sein d’une partie de la gauche, comme le traitement médiatique, politique et intellectuel du mouvement des gilets jaunes l’a amplement révélé. Car c’est sans doute ici que l’impasse devra être évitée : en prenant au sérieux ce nouveau type de contestations et ce qu’elles disent des quarante années de recul politique et social de nos gouvernements ; en tenant compte de l’exigence d’une démocratie du peuple ou « par en bas », sur le fond comme sur la forme.

Le fond, c’est la reprise à bras-le-corps de la question sociale, des inégalités structurelles, des façons de produire et de la répartition des richesses. La forme, c’est la remise à plat des règles de la vie démocratique, par un réel contrôle des modes de décision des représentants par les représentés. C’est sans doute à ce prix, très exigeant s’il ne veut pas rester incantatoire, que l’affrontement des blocs ne fera pas couler le monde d’après.

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2 Olivier Ferrand, Bruno Jeanbart, Romain Prudent, Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?, Fondation Terra Nova, 2011.

3 Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir, 2017.


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