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Dossier : La fabrique de la décision

Ambivalente gouvernance

Sgursozlu/iStock
Sgursozlu/iStock

Définie comme un mode de décision partagée au service de la modernisation politique, la « gouvernance » se présente sous des atours séduisants. Or, le vernis démocratique de ce mot-valise issu du privé s’écaille rapidement.


George Orwell brillait par sa capacité à montrer combien le glissement sémantique dit toujours quelque chose du pouvoir et de la manière dont il s’exerce. De Michel Foucault à Frédéric Lordon, on ne constate pas autre chose dans l’analyse des évolutions de langage qui caractérisent l’exercice du pouvoir à l’ère néolibérale.

Les « pauvres », terme que les représentants politiques évitent par mille pirouettes linguistiques, ont longtemps été des « exploités » ; ils sont devenus des « exclus », des « défavorisés », puis des « personnes vulnérables ». Les « usagers » de nombreux services publics deviennent peu à peu des « clients », dont on mesure désormais « l’expérience ». Quant au pouvoir de gouverner dans nos sociétés, comment est-il caractérisé ?

Depuis une vingtaine d’années, l’étude des politiques publiques s’intéresse de près à la gouvernance des sociétés modernes à partir du virage qu’elles ont pris, à gros traits, à la lisière des années 1970-1980.. Le terme fait désormais partie des mots-valises, si usités qu’ils semblent neutralisés, pratiquement vides de sens, et employables innocemment dans tout type de contexte. Un détour sociohistorique sur son apparition et ses usages semble bien utile à qui veut comprendre ce qui se cache derrière l’expression de sens commun.

À une époque où le langage du management colonise les institutions sociales, le terme glisse naturellement vers le monde politique.

Si le mot est ancien, son sens moderne apparaît dans le monde de l’entreprise au cours du dernier tiers du XXe siècle : il s’agit alors de désigner un mode de décision partagé, généralement entre la direction de l’entreprise et ses actionnaires. À une époque où le langage du management colonise rapidement les institutions sociales, le terme glisse naturellement vers le monde politique, pour caractériser des modalités de prise de décisions concertées entre plusieurs pôles, acteurs ou entités.

Concrètement, le terme désigne deux processus particulièrement influents en Europe à l’ère de l’ethos néolibéral. D’une part, un mouvement de dessaisissement de l’État (voulu et accompagné par lui) par les deux bouts : à l’échelon infra-étatique – décentralisation et territorialisation de l’action publique – et à l’échelon supra étatique – l’accélération de processus de coopération et d’intégration des marchés (mondialisation marchande et financière) et des entités politiques (la construction européenne).

D’autre part, une tendance au décloisonnement des acteurs impliqués dans les processus décisionnels. Désormais, les institutions politiques (au rang desquelles l’État n’est qu’un niveau d’acteurs parmi d’autres) entrent dans des processus complexes de prise de décision, avec comme interlocuteurs entreprises, lobbys, ONG, associations, citoyens, acteurs de l’économie mixte, etc.

Depuis quarante ans les dispositifs, les partenariats, les contrats de territoires sont devenus des outils essentiels.

Or ce double processus (dessaisissement de l’État et décloisonnement des acteurs) révèle de profondes ambivalences qu’il est bon de souligner pour prendre un recul salutaire. Souvent présentée par le discours néolibéral comme un mouvement nécessaire à la modernisation politique, la gouvernance d’aujourd’hui mobilise deux arguments récurrents.

Premièrement, l’idée qu’une plus grande territorialisation de l’action publique rime avec une adaptation plus fine aux contextes et à la spécificité des enjeux locaux1. La gouvernance territorialisée constitue à ce titre l’une des principales lames de fond de l’action publique : depuis quarante ans les dispositifs, les partenariats, les contrats de territoires sont devenus des outils essentiels. C’est particulièrement vrai à l’échelle des politiques urbaines2, notamment avec l’apparition des dispositifs « politique de la ville » et « contrats de ville ».

Deuxièmement, avec l’élargissement de la concertation des acteurs revient régulièrement l’idée d’une plus grande démocratisation, en ce qu’elle permettrait de faire participer des acteurs divers, porteurs d’intérêts particuliers différents, voire franchement contradictoires. La décision politique deviendrait alors plus que jamais une action négociée, discutée, confrontée. C’est notamment cette dimension plurielle, inclusive voire participative, que défendent des institutions et échelons de gouvernance internationale tels que l’ONU ou l’Union européenne.

Démocratisation de façade

Pour autant, ces avancées de la gouvernance ne parviennent pas à masquer un processus de fond qui accompagne l’étiquette. Derrière la démocratisation de façade, le passage du gouvernement politique à la gouvernance correspond à la colonisation de l’action publique par la logique du marché et celle du management de l’entreprise. Il s’agit d’une révolution néolibérale qui, pour « moderne » qu’elle soit présentée, prône un désengagement de la logique des services publics au profit des marchés concurrentiels et des logiques qui l’accompagnent : appels d’offres, logique d’efficience et de rationalisation de la dépense publique, évaluation d’impact quantitatif, etc.

La logique de gouvernance s’est imposée au moment même où les marchés ont harponné les services publics.

L’axe de légitimité du politique, initialement fondé sur la souveraineté populaire, est déplacé vers la concertation des « parties prenantes », dans lesquels des acteurs privés, porteurs d’enjeux différents et pesant des poids radicalement inégaux, ont toute la place pour faire valoir leurs intérêts particuliers, quelle qu’en soit l’utilité sociale.

Alors que la gouvernance prétendait offrir une démocratie plus inclusive, plus participative, plus centrée sur les territoires, sa logique s’est imposée au moment même où les marchés ont harponné les services publics, et alors que les contre-pouvoirs et groupes intermédiaires représentatifs des classes populaires ont commencé à reculer, que le mouvement ouvrier a cessé de structurer le paysage politique, que les inégalités sociales ont explosé. Autant de tendances qui ont entraîné dans leur sillon une crise majeure de la représentation et de la confiance dans la capacité des institutions à défendre l’intérêt collectif et la justice sociale.

Les irénistes croient voir dans le décloisonnement de l’action d’État un pas vers la démocratisation de la société, parvenant même à convaincre certains d’une évolution de l’action politique vers des accents fédéralistes et presque libertaires. C’était le discours de la deuxième gauche française des années 1980 : partant de la base, on ramènerait les vertus du local et de la diversité jusqu’au sommet.

Mais les autres verront derrière ce glissement sémantique un virage à 180 degrés synonyme d’un recul3 : celui d’une mise en cause croissante de la souveraineté populaire au profit de la logique mercantile néolibérale, toute territorialisée soit-elle, en même temps que d’une colonisation du politique par un ethos managérial caractéristique d’un nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999) aussi sournois qu’offensif4.

De ce point de vue, il est en effet fort à craindre que la gouvernance ne vise pas la suppression des gouvernants en une vaste démocratie participative, mais plutôt l’intériorisation de la logique du gouvernement efficient dans le for intérieur des gouvernés (Deneault, 2013). Ainsi comprise, la logique de la gouvernance pourrait être revue comme celle de la gouvernementalité chère à Michel Foucault, dont le sens interprétatif est radicalement différent : le passage du gouvernement politique à l’intériorisation du pouvoir de gouverner dans le corps et l’esprit des sujets politiques eux-mêmes. Quelle face de la pièce privilégier, la question, au-delà d’être philosophique, est donc éminemment politique.

Pour aller + loin

Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

Yohan Dubigeon, La démocratie des conseils, Klincksieck éditions, 2017.

Jean-Pierre Gaudin, Pourquoi la gouvernance ?, Presses de Sciences Po, 2002.

Pierre Lascoumes & Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po, 2005.

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1 Romain Pasquier, « Politiques locales » in Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, 2019.

2 Gilles Pinson, Gouverner la ville par projet, Presses de Sciences Po, 2009.

3 Alain Deneault, « Gouvernance » : le management totalitaire, Lux, 2013.

4 Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010.


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