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La notion de « patrimoine commun », qui encadrait les discussions géopolitiques autour des océans, est aujourd’hui écartée au profit de celle de « bien commun ». Au risque de chambouler un processus décisionnel laborieusement établi.
La proposition peut sembler nouvelle : déclarer les océans comme un bien commun pour mieux les préserver. Les négociations en cours aux Nations unies pour amender la Convention sur le droit de la mer s’écharpent sur la question. Pourtant, fait méconnu, une partie des océans a déjà été déclarée patrimoine commun de l’humanité. En 1970, l’Assemblée générale des Nations unies octroie ce statut aux fonds marins internationaux, leur rattachant des règles détaillées sur les activités humaines autorisées. Pourquoi, dès lors se donner la peine de construire une nouvelle catégorie de communs ? Et surtout, que risque-t-on à remplacer la notion de « patrimoine commun de l’humanité », qui est l’un des socles de la convention sur le droit de la mer ?
Il existe diverses catégories de communs, et elles sont façonnées dans des buts propres à chaque conjoncture. Le concept de patrimoine commun de l’humanité naît pendant la Guerre froide. Portés par un projet de construction d’un gouvernement international, juristes et diplomates mobilisent cette catégorie pour tenter d’assurer une paix mondiale par le droit. Le patrimoine commun de l’humanité est ainsi conçu comme un vecteur pour la construction d’institutions internationales fortes.
Seules des institutions internationales fortes et démocratiques seraient capables d’obliger les pays à poursuivre la paix et l’équité.
La notion s’étend ensuite peu à peu. Sous l’égide du mouvement des non-alignés, des diplomates d’Amérique du Sud et des défenseurs de la théorie de la dépendance1l’élargissent à un projet de redistribution équitable des richesses minières des fonds marins entre les nations, qu’elles disposent ou non des moyens techniques pour en tirer profit. Selon ses promoteurs, seules des institutions internationales fortes et démocratiques seraient capables d’obliger les pays plus puissants militairement et économiquement à poursuivre la paix et l’équité.
La notion de bien commun émerge dans un tout autre contexte. À partir de 2011, à l’Assemblée générale des Nations unies, le G77 (la coalition des pays en développement) demande l’élargissement du patrimoine commun de l’humanité aux ressources génétiques trouvées dans les fonds marins, convoitées par les industries de l’énergie et des brevets pharmacologiques de pays « du Nord ».
La coalition d’ONG écologistes conversationnistes2 (Deep Sea Conservation Coalition) entame alors un plaidoyer en faveur de la notion de bien commun, en écartant celle de patrimoine commun. De fait, cette dernière recouvre une approche de l’écologie épurée de toute considération économique, contrairement à la première. Il faut y voir un calcul tactique de la part des ONG conversationnistes : soutenues par l’UE tant qu’elles protègent ses intérêts économiques, elles ont intérêt à écarter le risque que les enjeux économiques du Nord soient remis en question. La notion de bien commun se fonde donc sur une approche protectionniste de la nature, et dans une tentative, sans doute illusoire, d’en découpler des enjeux économiques.
La responsabilisation des États risque de se faire aux dépens d’une gestion plus collective et contraignante des océans.
Depuis 2019, un groupe restreint d’acteurs européens3 défend cette notion de bien commun comme vecteur de responsabilisation des gouvernements et des acteurs civils quant à la protection des océans. La notion étant encore récente et en cours de débat, il reste difficile d’en saisir le contenu. Et les négociateurs officiels disposent de peu de temps pour le définir au vu de la fin des travaux initialement prévue pour août 2021. Dans le contexte actuel, où la gouvernance internationale est d’ailleurs le maître mot, cette responsabilisation des États risque de se faire aux dépens d’une gestion plus collective et contraignante des océans.
Si la notion de patrimoine commun est d’abord adoptée dans les années 1970 en tant que principe – aussi amorphe soit-il en début de négociation –, elle a réellement encadré le processus décisionnel des diplomates, qui avaient l’obligation morale de reconnaître l’océan comme un commun. Ils se lancent dans un temps long de débat sur le patrimoine commun : presque dix ans.
Ce temps long reflète une construction collective graduelle de la catégorie de commun pour les océans. Il permet l’acclimatation des diplomates et décideurs politiques, la possibilité d’apporter des changements graduels à la notion de patrimoine commun et sa transformation en dispositions juridiques précises (des mécanismes concrets de redistribution des richesses, par exemple). Ce temps long se justifie également par l’ampleur des enjeux corrélés à la notion de patrimoine commun : les usages militaires et économiques des fonds marins appellent des discussions sur les frontières, la navigation, la pêche… La notion de patrimoine commun fonctionne ainsi comme le symbole d’institutions fortes pour un gouvernement des océans au nom de la paix et de l’équité.
La notion de bien commun, en tant qu’obligation écologique, n’a émergé qu’à partir de 2019.
Le processus décisionnel onusien se structure en dehors du cadre du patrimoine commun. La notion de bien commun, en tant qu’obligation écologique, n’a émergé que très récemment, à partir de 2019. Les enjeux sont maintenant traités de façon « pragmatique » et stabilisés en amont des discussions sur le bien commun portées par les ONG écologistes. Le temps du débat autour du bien commun est donc très court. En aval des discussions pragmatiques, la notion risque d’être dépouillée de toute capacité d’action.
Plusieurs délégations rejettent l’introduction de la notion de bien commun dans le nouvel accord international en cours de négociation. À leurs yeux, la notion est encore trop peu discutée et amorphe pour apparaître dans un texte juridiquement contraignant. En outre, les délégations européennes entendent l’inclure uniquement dans le préambule de l’accord international, une partie forte en symboles et faible en contraintes. On observe ainsi deux risques : s’en tenir à une mention purement symbolique et acter un déficit de délibération au niveau onusien sur le sens moral à accorder à cette nouvelle catégorie de commun.
Les temps longs et courts des négociations riment avec des ambitions différentes dans l’usage des catégories morales des communs : l’une incarnée dans un régime détaillé d’obligations et de droits d’équité internationale, et l’autre, discutée en fin de processus décisionnel comme un ajout de dernière minute sur une responsabilité écologique. Entre le passé et le présent, on observe un changement clé dans le traitement politique des causes morales : on leur octroie moins d’importance et de temps de délibération.
Le changement d’ordre en faveur des enjeux pragmatiques d’abord, et des obligations morales des États ensuite, marque la différence centrale entre le temps long de la décision d’antan et le temps court de nos jours. Il suggère également qu’un retour du temps long des débats onusiens serait plus à même de créer l’espace de délibération nécessaire pour construire un sens moral mondial conciliateur des préoccupations aussi diverses qu’urgentes : celle de l’équité et celle de l’écologie pour un veritable commun.
Le patrimoine commun de l’humanité est une notion juridique moderne inspirée du droit romain (res communis) et contenant cinq aspects. (1) La non-appropriation des fonds marins et (2) leur réservation exclusive à des fins pacifiques excluent tout droit formel de propriété sur ces fonds. Le (3) partage équitable des bénéfices est appliqué à l’extraction minière dans un souci de garantir une justice distributive.
Ces dimensions sont assurées par (4) la création d’organisations internationales, germes d’une gestion internationale commune des mers. Enfin, (5) la protection de l’environnement est un aspect faiblement présent, mais renforcé à partir des années 1990.
La notion de « bien commun » est à son tour polysémique. Dans la tradition économique des public goods, elle renvoie aux biens dont l’usage est non rival et non exclusif (l’air, par exemple). Dans la philosophie libérale anglo-saxonne, le common good fait référence tant aux intérêts en commun, partagés par les membres d’une communauté, qu’aux services et dispositifs qui servent des intérêts communs.
Le bien commun marque avant tout une séparation entre la vie publique – chacun se trouve engagé dans une relation sociale avec les autres, qu’on le veuille ou non – et la vie privée des individus. D’où la tentative récente de refonder cette notion vis-à-vis des océans, dans le sens d’un bienfait qui bénéficie à tous, dont nul ne peut être privé et dont chacun est garant et porteur de responsabilités.
Entre les conceptualisations des deux notions, il est important de souligner que l’action politique s’est le plus souvent servi de la plasticité des catégories des communs pour avancer des agendas différents dans la politique internationale.
1 La théorie de la dépendance, très en vogue dans les années 1970, soutient qu’il y a une dépendance structurelle entre les activités économiques des pays du Sud et des pays du Nord, au bénéfice de ces derniers.
2 On appelle ainsi les ONG de mèche avec les multinationales qu’elles dénoncent par ailleurs, afin de s’attirer les bonnes grâces de leurs bailleurs.
3 Cf. le séminaire « L’océan, bien commun de l’humanité ? », mené par la Task force CNRS-Océans, 28 mai 2019.