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Dans le sillage du mouvement des Indignés, la capitale espagnole a innové en développant des dispositifs de prise de décision collective, dont la pérennité reste à assurer.
Les expériences participatives en France, et plus largement en Europe, sont souvent limitées par leur dimension consultative, générant de la frustration en raison de leur impact limité sur la décision. Plusieurs cas, à l’instar du budget participatif qui s’est répandu à l’échelle mondiale à partir de l’expérience pionnière de Porto Alegre, montrent qu’il est pourtant possible d’associer les citoyens ordinaires (ni élus ni experts attitrés) à la prise de décision.
Mais, souvent, quand ils sont transposés au contexte européen, les budgets participatifs n’ouvrent la décision qu’à une bien petite partie du budget, quand ils ne sont pas seulement consultatifs. Comment articuler démocratie représentative, participative et directe à l’échelle locale, pour penser une nouvelle gouvernance des villes ? Les « mairies du changement » en Espagne, remportées en 2015 par des coalitions citoyennes à la suite du mouvement des Indignés de 2011, peuvent offrir des exemples stimulants tant la participation était l’une de leurs priorités.
Les politiques participatives du parti Ahora Madrid (« Maintenant, Madrid »), qui gouverne Madrid de 2015 à 2019 sous l’égide de Manuela Carmena, s’inscrivent dans le cadre de plusieurs logiques démocratiques. C’est, d’abord, une conception de démocratie directe, pour l’ensemble des dispositifs créés par la délégation à la participation citoyenne. L’élu et les directeurs techniques se sont rencontrés au campement des Indignés à la Puerta del Sol, et l’on peut comprendre leurs initiatives comme une tentative de traduction de la revendication de « démocratie réelle » dans les institutions.
Le projet phare est celui des votations citoyennes : un mécanisme de démocratie directe lancé sur le portail numérique « Decide Madrid ». Inspiré de l’expérience suisse, ce dispositif permet aux habitants de formuler, de débattre et de voter des propositions concernant les politiques municipales. Tous les résidents âgés d’au moins 16 ans sont concernés, soit plus de 2,7 millions de personnes. Si une proposition recueille le soutien de 1% des électeurs, elle est soumise à référendum.
D’autres processus s’inscrivent dans une logique plus classique de démocratie participative territoriale et associative, visant à compléter les mécanismes de participation électorale par une inclusion des associations dans la gestion locale. Des forums locaux ont ainsi été mis en place par la délégation à la coordination territoriale ̶ dont l’élu et plusieurs membres viennent du mouvement des associations de quartier.
Ce sont des espaces de participation présentielle à l’échelle des arrondissements, où les participants peuvent organiser des « tables de dialogue » sur différents domaines de l’action publique municipale. Ces instances sont consultatives, le seul engagement des élus étant de discuter et de voter leurs propositions en conseil d’arrondissement.
Les dispositifs participent d’une dynamique de démocratie délibérative, cherchant à mieux fonder la décision politique.
Le budget participatif se trouve à cheval entre ces deux dynamiques de démocratie directe numérique et de démocratie participative territoriale. Il s’agit d’un processus décisionnel pour un montant annuel de 100 millions d’euros, soit une petite proportion du budget global de la ville (environ 2%), mais une part importante du montant des investissements (un tiers).
Une partie est destinée à financer des projets ou des infrastructures à l’échelle des arrondissements et une autre concerne toute la ville. Les résidents d’au moins 16 ans peuvent participer à l’élaboration des propositions, aux discussions et au vote ̶ en se connectant à « Decide Madrid » ou en se rendant aux forums locaux.
Dans le sillage des manifestations du mouvement des Indignés (dit « 15 M » du fait de son émergence le 15 mai 2011), qui a rassemblé des centaines de milliers de personnes dans la capitale espagnole, des coalitions citoyennes se sont constituées un peu partout dans le pays. Elles ont gouverné, de 2015 à 2019, des villes comme Madrid, Barcelone, Valence, Saragosse, La Corogne ou encore Cadix. Dans la capitale, la liste Ahora Madrid était dirigée par Manuela Carmena.
Enfin, d’autres dispositifs participent d’une dynamique de démocratie délibérative, en cherchant à mieux fonder la décision politique, en la liant à un processus d’argumentation rationnelle impliquant des points de vue contradictoires. C’est le cas de l’Observatoire de la ville, lancé en fin de mandat par la délégation à la participation et par le ParticipaLab (un laboratoire citoyen développant des recherches autour de l’innovation démocratique).
Inspirée d’expériences internationales, cette chambre citoyenne délibérative est composée de quarante-neuf citoyens tirés au sort qui se réunissent huit samedis par an et se renouvellent tous les ans. Leur principale tâche est d’évaluer la proposition la plus votée sur Decide Madrid et de décider si elle doit faire, ou non, l’objet d’un référendum et de modifications. Ils peuvent également travailler n’importe quel aspect des politiques municipales, afin de développer leurs propres propositions.
Plusieurs enseignements sont à tirer de cette expérience madrilène, menée de 2015 à 2019. Elle dessine un type de gouvernance conduisant à une prise de décision partagée entre élus, experts, citoyens organisés et non organisés. On peut relever, d’abord, l’intérêt de combiner différentes conceptions de la démocratie dans un système participatif pensé à l’échelle de la ville.
Ainsi, l’Observatoire de la ville est issu d’un projet de « démocratie hybride », cherchant à articuler la dynamique délibérative du jury citoyen avec l’approche de démocratie directe des plateformes numériques. L’enjeu est de dépasser plusieurs limites des votations citoyennes ̶ dont très peu parviennent à obtenir le seuil requis pour faire l’objet d’un référendum, en raison notamment d’une absence de délibération entre des propositions élaborées individuellement sur le site web.
Les difficultés rencontrées pour coordonner certains dispositifs comme le budget participatif, entre deux délégations qui communiquent assez peu entre elles, montrent toutefois la nécessité de penser ces différents processus participatifs comme un ensemble et non de manière distincte, comme cela a pu être le cas au départ entre les outils numériques et les forums locaux. En dehors de l’Observatoire de la ville qui aurait pu jouer ce rôle, les dispositifs mis en place ne permettent guère de penser le développement de la ville dans son ensemble.
Un deuxième enseignement concerne l’élargissement du corps électoral et l’accès direct à la décision. En effet, dans l’ensemble des processus mis en place, l’électorat est élargi aux jeunes de 16 à 18 ans et aux personnes étrangères recensées. Le gouvernement municipal s’engageait à organiser un référendum sur toute proposition recevant suffisamment de soutiens et à la mettre en œuvre si une majorité l’approuvait.
Le caractère décisionnel des processus participatifs ne leur assure pas toujours une influence sur les politiques publiques.
L’engagement est politique et non juridique, confirmant l’importance d’une volonté politique pour articuler la démocratie représentative avec des mécanismes d’implication directe des habitants dans la prise de décision, quand les freins viennent souvent des élus.
Cependant, le caractère décisionnel des processus participatifs ne leur assure pas toujours une influence sur les politiques publiques, du fait du taux de participation et des aléas dans la mise en œuvre des projets. Si un nombre important de propositions (plus de 26 000) ont été élaborées par des votations citoyennes, deux seulement ont obtenu le nombre de soutiens requis et fait l’objet d’un référendum. Malgré un fort potentiel démocratique, ce dispositif reste donc limité tant en termes de participation que d’impact sur les politiques publiques.
Les effets du budget participatif sur les politiques municipales sont plus importants, car les projets peuvent être réalisés sans obtenir le soutien de 1% du corps électoral. Toutefois, leur mise en œuvre a été retardée par de nombreuses difficultés administratives.
Quant aux forums locaux, le nombre de propositions a été élevé (233 propositions en 2017, soit une moyenne de plus d’une proposition par forum par mois) et l’impact sur l’élaboration des politiques publiques de l’arrondissement potentiellement important (92,7% des propositions étant approuvées), mais leur mise en œuvre est restée faible.
Finalement, le cas madrilène pose la question du maintien dans le temps des expériences participatives et de la consolidation d’un nouveau type de gouvernance. En effet, l’arrivée d’une nouvelle équipe municipale de droite en 2019 a signifié l’arrêt de la plupart des procédures mises en place sous Manuela Carmena. Pour autant, le fait qu’une centaine de collectivités à travers le monde se soient appropriées la plateforme numérique madrilène (via le projet Consul pour faciliter sa diffusion) lui assure une certaine pérennité.
Viviane Albenga, Jean-Paul Gaudillière, Irène Jami, Héloïse Nez et Alfredo Ramos (dir.), « Une alternative ? Podemos, mouvements sociaux et renouveau politique en Espagne », Mouvements, n° 94, 2018.
Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Les mairies rebelles d’Espagne, Lux, 2016.
Héloïse Nez, « La démocratie participative à Madrid (2015-2019). Entre héritages des mouvements sociaux et influences internationales », Pôle Sud, n° 51, 2019.